Le droit international humanitaire et le droit des droits de l'homme

30-04-1993 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 800, de Louise Doswald-Beck et Sylvain Vité

  Louise Doswald-Beck,   LLM (Londres), avocate, a été professeur de droit international à l'Université d'Exeter et au «University College» de Londres avec spécialisation dans le droit de recours à la force, le droit international humanitaire et le droit international des droits de l'homme. Elle est membre de la division juridique du CICR depuis 1987; elle s'est spécialisée notamment dans le droit international humanitaire relatif à la conduite des hostilités et conseille le CICR sur le droit international des droits de l'homme. Elle a publié de nombreux articles, notamment dans la RICR (No 786, novembre-décembre 1990), un article sur «Le développement des nouvelles armes antipersonnel», (conjointement avec Gérald C. Cauderay).  

     

  Sylvain Vité   est licencié en droit de l'Université de Genève. Il a poursuivi ses études à l'Institut universitaire de hautes études internationales de Genève, où il vient d'obtenir un diplôme d'études supérieures en relations internationales, mention droit international. Son mémoire de diplôme porte sur la Commission internationale d'établissement des faits. Assistant en droit constitutionnel à l'Université de Genève, il effectue actuellement un stage à la division juridique du CICR.  

  Introduction  

Le droit international humanitaire est de plus en plus perçu comme faisant partie du droit des droits de l'homme applicable dans les conflits armés. Cette évolution a commencé à se dessiner lors de la Conférence des Nations Unies sur les droits de l'homme qui s'est tenue à Téhéran en 1968 [1 ] : non seulement le développement du droit international humanitaire y fut encouragé, mais on vit se dégager une tendance consistant, pour les Nations Unies, à faire de plus en plus usage du droit humanitaire lorsqu'elles examinent la situation des droits de l'homme dans certains pays ou lorsqu'elles étudient certains grands thèmes. Grâce à une conscience plus aiguë de l'importance du droit humanitaire pour la protection des personnes en période de conflit armé, d'une part, et grâce à l'utilisation croissante du droit des droits de l'homme dans les affaires internationales, d'autre part, ces deux branches du droit se voient conférer un poids bien plus grand sur le plan international; les organisations, tant internationales que non gouvernementales, sont ainsi amenées à les utiliser ensemble régulièrement pour appuyer leur action.

Etant donné, cependant, que le droit des droits de l'homme et le droit humanitaire ont des origines historiques totalement différentes, leur codification s'est développée sur des voies entièrement distinctes jusqu'à une époque toute récente.   Le but du présent document est d'examiner la philosophie de ce s deux branches du droit à la lumière de leurs origines, de montrer comment, par bien des aspects essentiel, elles coïncident pourtant, ainsi que comment elles se sont influencées l'une et l'autre dans un passé récent; il s'agira, finalement, de chercher à établir de quelle manière leurs similitudes et leurs différences pourraient se répercuter sur leur utilisation future.

  Origine et nature du droit des droits de l'homme et du droit humanitaire  

  La philosophie du droit humanitaire  

Les restrictions apportées à la conduite des hostilités se rencontrent dans de nombreuses cultures et trouvent généralement leurs origines dans les valeurs religieuses et le développement des philosophies militaires. Les fortes similitudes que ces coutumes présentent sont particulièrement frappantes: en général, celles-ci ont trait à la fois au comportement attendu des combattants entre eux et à la nécessité d'épargner les non-combattants

[2 ] . Les manuels traditionnels de droit humanitaire citent comme principes se trouvant à la base de ce droit: le principe de la nécessité militaire, le principe d'humanité et les règles de la chevalerie [3 ] . Ce troisième critère est celui qui paraît le plus désuet dans le monde moderne, mais il est important si l'on veut comprendre l'origine et la nature du droit humanitaire.

Le premier élément à retenir, c'est que le droit humanitaire s'est développé à une époque où le recours à la force n'était pas illicite en tant qu'instrument de politique nationale. Il est vrai que parmi les facteurs qui ont influencé le développement de ce droit en Europe, on trouve la doctrine de la guerre juste [4 ] par laquelle l'Eglise reconnaissait également la légalité du recours à la force; il n'en est pas moins vrai que les fondations du droit international humanitaire ont été mises en place à une époque où il n'y avait aucune honte à commencer une guerre. L'incitation à la modération au cours de la guerre trouvait son origine dans la perception de ce qui était considéré comme «honorable» et, au XIXe siècle en particulier, de ce qui était considéré comme «civilisé» [5 ] . Le droit était donc, en grande partie, basé sur le respect qu'une armée devait à une autre armée de métier. Nous citerons ici, car il s'agit d'une bonne illustration de la philosophie qui sous-tend le droit coutumier de la guerre, le Code de Lieber [6 ] . Datant de 1863, ces instructions ont été la principale base des Conventions de La Haye de 1899 et 1907, celles-ci devant elles-mêmes, par la suite, influencer d'autres développements.

Le fait que la guerre était considérée, à cette époque, comme une activité licite apparaît ici clairement. L'article 67 du Code de Lieber déclare en effet:

  «Le droit des gens permet à tout gouvernement souverain de faire   la guerre à un autre Etat souverain et, en conséquence, ne connaît   d'autres règles ou lois que celles de la guerre régulière, en ce qui   concerne le traitement des prisonniers de guerre, bien que ceux-ci   puissent appartenir à l'armée d'un gouvernement que le capteur   considère comme fauteur d'une agression injuste et délibérée».  

Le droit était donc basé sur ce que l'on considérait comme nécessaire pour vaincre l'ennemi, tandis qu'il interdisait ce qui était perçu comme étant le fait d'une cruauté inutile:

  «La nécessité militaire, ainsi que la comprennent aujourd'hui les   nations civilisées, s'entend de la nécessité de mesures indispensables   pour atteindre les buts de guerre, et légales selon les lois et coutumes   de la guerre» (Art. 14).

  «La nécessité militaire n'admet pas la cruauté, c'est-à-dire le fait   d'infliger la souffrance pour elle-même ou par vengeance, ni l'acte de   blesser ou mutiler si ce n'est en combat, ni la torture pour obtenir des   renseignements. Elle n'admet d'aucune manière l'usage du poison, ni   la dévastation systématique d'une contrée .... » (Art. 16).

Deux règles essentielles du droit international humanitaire, à savoir la protection des civils et le traitement décent des prisonniers de guerre, sont énoncées de la manière suivante.

  «Néanmoins, de même que la civilisation a progressé durant les   derniers siècles, de même a progressé de façon continue, spécialement   dans la guerre sur terre, la distinction entre la personne privée des   ressortissants d'un pays ennemi et le pays ennemi lui-même avec ses   hommes en armes, Le principe a été reconnu, de plus en plus, que le   citoyen non armé doit être épargné quant à sa personne, ses biens,   son honneur, autant que les exigences de la guerre le permettent» (Art. 22).

L'importance du respect dû aux prisonniers de guerre est exprimée ainsi:

  «Nul prisonnier de guerre n'est sujet à punition comme belligérant.   On ne peut non plus exercer de vengeance sur lui, en lui infligeant   intentionnellement des souffrances ou affronts, une incarcération   cruelle, des privations de nourriture, des mutilations, la mort ou tout   autre traitement barbare» (Art. 56).

...

  «Tout homme d'honneur, s'il est fait prisonnier, s'abstiendra de   donner à l'ennemi des indications touchant sa propre armée, et le   droit moderne de la guerre ne permet plus d'user d'aucune violence   sur des prisonniers afin d'en tirer des informations ni de les punir   pour avoir donné de fausses informations» (Art. 80).

A propos de la protection des hôpitaux, le Code de Lieber prévoit ceci:

  «Les belligérants qui ont le sens de l'honneur demandent souvent   que les hôpitaux du territoire ennemi soient signalés, afin que ceux-ci   puissent être épargnés. ...» (Art. 116).

     

  «On considère à juste titre comme acte de mauvaise foi, infâme ou   diabolique, de tromper l'ennemi par des signes de protection ... » (Art. 1 17).

Le chapitre qui traite des territoires occupés mentionne les mesures que peut prendre l'occupant à des fins militaires, comme, par exemple, prélever des impôts, mais il stipule très clairement le type d'abus qui sont prohibés:

  «Toute violence délibérée commise contre les personnes dans le   pays envahi, toute destruction de biens non ordonnée par un officier   qualifié, tous vol, pillage ou mise à sac, même après la prise d'une place de vive force, tous viol, blessure, mutilation ou mise à mort de   ses habitants, sont interdits sous peine de mort ou de toute autre peine   grave proportionnée à la gravité de l'offense.  

  Tout soldat, officier ou sous-officier, se livrant à de telles violences   et désobéissant à un supérieur qui lui ordonne de s'en abstenir, peut   légalement être mis à mort sur place par ce supérieur» [7 ] (Art. 44).

Finalement, il convient de noter parmi cette brève sélection d'articles, la mise en garde que Lieber adresse aux Etats au sujet du recours aux représailles, alors que celles-ci étaient encore, à cette époque, généralement considérées comme licites:

  «Les représailles, toutefois, ne seront jamais infligées comme   mesure de pure vengeance, mais seulement comme un moyen de se   protéger par rétorsion, et, le plus souvent, avec mesure et en l'absence   de tout autre moyen; c'est-à-dire qu'on ne pourra recourir aux représailles qu'après enquête approfondie sur la réalité des faits et le   caractère grave de ceux qui appellent rétorsion.  

  Des représailles injustes ou inconsidérées éloignent, de plus en   plus, les belligérants des tempéraments de la guerre régulière et les   approchent rapidement des guerres d'extermination des sauvages» (Art. 28).

Le Code de Lieber a été considéré, à l'époque, comme reflétant de manière générale le droit coutumier en vigueur, bien que, par endroits, il souligne particulièrement l'importance du respect d'un traitement humanitaire (ce qui, dans la pratique, ne se vérifiait pas toujours). Les Instructions de Lieber ont été utilisées comme base de la première tentative de codification de ces coutumes, lors de la Conférence de Bruxelles de 1874. Bien que la conférence n'ait pas donné lieu à l'adoption d'un traité, la déclaration qui a été adoptée est, elle, très similaire aux Règlements de La Haye de 1899 et 1907. Ces Règlements sont infiniment moins complets que le Code de Lieber et, comme les traités ultérieurs, ne contiennent pas expressément - à la différence du Code de Lieber - l'explication des règles édictées.

Les concepts fondamentaux des lois de la guerre n'ont pas changé de manière radicale et ils sont toujours basés sur l'équilibre entre la nécessité militaire et l'humanité; la principale différence, c'est qu'aujourd'hui on se réfère moins à la chevalerie. Parmi les principales caractéristiques du droit humanitaire, celle qui, en général, frappe tout d'abord un spécialiste des droits de l'homme, c'est que le droit humanitaire incorpore, dans ses dispositions, les actions qui sont nécessaires pour atteindre des fins militaires. Ainsi, ce droit peut en grande partie ne pas paraître très «humanitaire»: en fait, nombreux sont les juristes ou les militaires qui préfèrent encore utiliser les expressions traditionnelles - «droit de la guerre» ou «droit des conflits armés». Lorsque l'on compare la protection que confèrent les droits de l'homme, d'une part, et le droit humanitaire, d'autre part, il est particulièrement intéressant de relever la manière dont ce dernier incorpore la nécessité militaire dans ses dispositions.

La nécessité militaire a été définie comme étant:

  (la prise des) «mesures de recours contrôlé à la force qui ne sont pas interdites par le droit international et qui sont indispensables pour obtenir la soumission de l'ennemi, en entraînant le moins possible de dépenses en termes de moyens économiques et humains». [8 ]

Le Code de Lieber décrit la nécessité militaire de la manière suivante:

  «La nécessité militaire admet que l'on tue ou blesse directement   tout ennemi armé et toute autre personne dont la mise hors de combat   se trouve inévitable dans les engagements armés de la guerre; elle   permet de capturer tout ennemi armé et tout ennemi de quelque   importance pour le gouvernement ennemi ou représentant un danger   particulier pour le capteur; elle permet toute destruction de biens et   obstruction de voies et canaux de trafic, commerce ou communication,   et toute suppression de subsistances ou moyens d'existence à l'ennemi;   l'appropriation, en pays ennemi, de tout produit nécessaire à la   subsistance et à la sécurité de l'armée, ainsi que toute ruse n'impliquant pas rupture d'un engagement exprès, qu'il s'agisse d'engagements contractés au cours de la guerre ou d'engagements résultant de   l'état actuel du droit de la guerre. Ceux qui prennent les armes l'un     contre l'autre dans une guerre publique ne cessent pas d'être, pour   autant, des êtres moraux, responsables vis-à-vis l'un de l'autre et de   Dieu» (Art. 15).

Le fait que la nécessité militaire figure dans les règles du droit humanitaire est bien expliqué par le Manuel militaire allemand:

  «La nécessité militaire a déjà été prise en considération par les   conventions du droit de la guerre, parce que le droit de la guerre   constitue un compromis entre la nécessité d'atteindre les buts de la   guerre et le principe d'humanité». [9 ]

Pour parvenir à cet équilibre entre la nécessité militaire [10 ] et l'humanité, il est possible, généralement parlant, de procéder de quatre manières [11 ] . Tout d'abord, certaines actions n'ont aucune valeur sur le plan militaire et sont, par conséquent, purement et simplement prohibées: ce sont, par exemple, les actes de cruauté sadique, le pillage, ainsi que d'autres actes répréhensibles privés commis par des soldats qui, loin d'aider l'armée à atteindre ses buts militaires, tendent à saper le comportement discipliné que l'on doit attendre d'une armée de métier. Il vaut la peine de rappeler ici que parmi les plus anciennes coutumes de la guerre, énoncées par écrit dans des instructions aux armées [12 ] , nombreuses figuraient parmi celles qui étaient motivées par le désir d'encourager la discipline.

Deuxièmement, si certains actes peuvent avoir de la valeur sur le plan militaire, il a été accepté que les exige nces humanitaires l'emportent. C'est sur cette base que l'utilisation du poison et des gaz toxiques a été interdite.

Troisièmement, certaines règles constituent un véritable compromis, car tant les besoins militaires que les besoins humanitaires sont acceptés comme étant importants pour une action donnée et sont, par conséquent, les uns et les autres, limités dans une certaine mesure.  Nous citerons à titre d'exemple la règle de proportionnalité dans les attaques qui accepte que les civils soient victimes de «dommages collatéraux» (limite imposée aux exigences humanitaires), mais qui stipule que ces attaques ne doivent pas avoir lieu si les dommages collatéraux risquent d'être excessifs par rapport à la valeur de la cible (limite imposée aux exigences militaires).

Finalement, certaines dispositions permettent, dans une situation particulière, que les exigences militaires l'emportent sur la règle humanitaire normalement applicable. Sur le plan du concept, ces dispositions ressemblent davantage aux clauses de dérogation que l'on trouve généralement dans les traités relatifs aux droits de l'homme. Certaines dispositions introduisent une limitation à l'intérieur de la règle protectrice: par exemple, le personnel médical ne peut pas être attaqué, à moins qu'il ne soit engagé dans des actes militaires hostiles. Deuxièmement, certaines actions protectrices exigées par le droit sont tempérées par la situation militaire: par exemple, les parties à un conflit doivent prendre «toutes les mesures possibles» pour rechercher les blessés et les morts [13 ] et «toutes les fois que les circonstances le permettront», elles doivent organiser une trêve pour permettre l'enlèvement des blessés. Il existe aussi un certain nombre de clauses de dérogation qui ont directement trait à la nécessité militaire. Par exemple, «en des cas exceptionnels de nécessité militaire inéluctable», l'immunité d'un bien culturel sous protection spéciale peut être levée [14 ] . Un autre exemple peut être trouvé dans l'article 53 de la IVe Convention de Genève qui interdit à la puissance occupante de détruire les biens immobiliers ou mobiliers dans un territoire occupé «sauf dans les cas où ces destructions seraient rendues absolument nécessaires par les opérations militaires», ainsi que dans l'article 54 du Protocole I de 1977 qui permet de détruire des biens indispensables à la survie de la population civile sur le territoire de l'une des Parties au conflit «si des nécessités militaires impérieuses l'exigent».

Cependant, à la différence des droits de l'homme, le droit humanitaire ne comporte aucune clause de dérogation. Dans la plupart des traités généraux, le droit des droits de l'homme admet en effet des dérogations en temps de guerre ou autre danger qui menace l'existence de la nation [15 ] . Le droit humanitaire est, lui, précisément fait pour de telles situations et ses règles sont énoncées de manière telle qu'elles ne risquent pas d'empêcher l'armée à qui elles sont destinées de gagner la guerre. Ainsi, une armée ne peut pas, par exemple, invoquer le fait qu'elle est en train de perdre la guerre pour justifier qu'elle ait cessé de respecter le droit: en effet, cette violation du droit ne procurerait pas un avantage militaire suffisant pour renverser la situation.

  La philosophie du droit des droits de l'homme  

Si nous nous tournons, à présent, vers la nature du droit des droits de l'homme, nous voyons que l'origine de ce droit est en fait très différente et que ceci se répercute sur sa codification.

La première chose que l'on remarque lorsqu'on lit les traités relatifs aux droits de l'homme, c'est q u'ils s'organisent autour d'une série d'affirmations, dont chacune constitue un droit que possèdent tous les individus par le fait même qu'ils sont humains. Ainsi, le droit se concentre sur la valeur des personnes ayant le droit de s'attendre à jouir de certaines libertés et de certaines formes de protection. Nous voyons donc immédiatement apparaître une différence, entre droit humanitaire et droits de l'homme, dans la manière dont les traités sont rédigés. Si les premiers indiquent comment chaque Partie au conflit doit se comporter vis-à-vis des personnes qui se trouvent en son pouvoir, les seconds se concentrent sur les droits des personnes qui bénéficient d'un certain traitement. La deuxième différence, dans l'apparence des traités, tient au fait qu'en droit humanitaire, les textes des traités paraissent longs et complexes, alors que les traités relatifs aux droits de l'homme sont relativement courts et simples. Troisièmement, le droit des droits de l'homme comporte un aspect qui est assez étranger au droit humanitaire: il s'agit à la fois de l'existence simultanée de traités universels et de traités régionaux et du fait que la plupart de ces traités établissent une distinction entre, d'une part, ce que l'on appelle «les droits civils et politiques» et, d'autre part, les droits «économiques, sociaux et culturels». Sur le plan juridique, la différence entre ces traités, c'est que ceux qui ont trait aux droits «civils et politiques» exigent que les droits qu'ils énumèrent soient immédiatement respectés, alors que les traités sur les droits «économiques, sociaux et culturels» exigent que l'Etat prenne les mesures appropriées afin de parvenir progressivement à la réalisation de ces droits. La situation a encore été compliquée par l'apparition des droits de l'homme dits «de la troisième génération», c'est-à-dire les droits universels tels que le droit au développement, le droit à la paix, etc.

Nous avons vu que le droit humanitaire trouvait son origine dans des notions de comportement honorable et civilisé, c'est-à-dire dans la manière dont devraient se conduire des armées de métier. Le droit des droits de l'homme, quant à lui, a des origines moins clairement définies. Toute une gamme de théories existent: parmi les bases du droit des droits de l'homme, pourraient figurer la religion (à savoir la loi de Dieu qui a force obligatoire pour tous les humains), les lois de la nature (qui ont un caractère permanent et doivent par conséquent être respectées), l'utilitarisme positiviste et les mouvements socialistes [16 ] .  Cependant, la plupart des gens seraient plutôt d'avis que ce sont les théories énoncées par des auteurs influents tels que John Locke, Thomas Paine ou Jean-Jacques Rousseau qui ont entraîné les principaux progrès en matière des droits de l'homme, tels qu'ils sont reflétés dans les constitutions révolutionnaires des XVIlle et XIXe siècles. Tous ces théoriciens appartenaient à l'école du droit naturel: ils réfléchissaient sur la relation entre le gouvernement et l'individu, cherchant à définir, dans leur propre esprit, ce qui devrait être la base d'une société juste. Leur théorie avait pour point de départ une analyse de la nature des êtres humains, ainsi que des relations prévalant entre eux; elle débouchait sur des conclusions quant à la manière la plus appropriée d'assurer un respect mutuel accru et une meilleure protection. Le théoricien classique du droit naturel que l'on cite le plus souvent est Locke. Il estimait que l'état de nature est un état de paix, de bonne volonté, d'assistance mutuelle et de préservation. Il pensait que la protection des droits privés pouvait assurer la protection du bien commun, les gens ayant le droit de se protéger et de respecter ce même droit chez les autres. Cependant, comme il n'y a aucune organisation dans l'état de nature, Locke considérait le gouvernement comme un «contrat social» aux termes duquel les peuples confèrent le pouvoir à leur gouvernement en partant du principe que le gouvernement ne conservera sa justification qu'aussi longtemps qu'il protégera ces droits naturels - généralement cités comme étant «la vie, la liberté et les biens».

De leur côté, les théoriciens positivistes des droits de l'homme [17 ] ne se sentent liés par aucun droit naturel auquel il ne saurait être dérogé; en fait, ils basent leur action en faveur de la protection des droits de l'homme sur la raison, car celle-ci indique que c'est la coopération et le respect mutuel qui constituent le comportement le plus avantageux pour l'individu lui-même et pour la société. L'autre facteur important à prendre en considération dans l'évolution des droits de l'homme, c'est la variété des traditions culturelles et des théories en faveur du développement social [18 ] . Bien qu'elles aient des points de départ différents, ces influences ont souligné à quel point il était important de fournir les moyens de maintenir la vie et de protéger l'homme contre l'exploitation économique et sociale. Un événement particulièrement important, car il devait ultérieurement influencer le droit des droits de l'homme, fut la création, en 1919, de l'Organisation internationale du Travail: celle-ci a déployé des efforts très importants, par le biais du développement de traités et la mise en place de mécanismes de surveillance, afin d'améliorer les conditions économiques et sociales (sur le plan de la santé, notamment) des travailleurs. [19 ]

Alors que les droits de l'homme se développaient, passant des théories sur l'organisation de la société au droit proprement dit, il n'est pas étonnant que les juristes aient commencé à analyser la nature de ces droits en se plaçant du point de vue de la théorie juridique. Il existe donc une multitude d'articles consacré s à la question de savoir si les droits de l'homme sont ou non, en fait, des droits fondés, puisque le bénéficiaire ne peut pas insister sur leur mise en oeuvre devant un tribunal [20 ] . Cet argument souligne en particulier la nature des droits économiques et sociaux qui, par conséquent, à en croire de nombreux juristes, ne peuvent pas être considérés comme étant fondés en droit.

Le premier instrument international important qui définit ce que sont les «droits de l'homme», la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, a trait non seulement à des droits civils et politiques, mais aussi à des droits économiques et sociaux. Au moment de son élaboration, un effort a été fait consciemment, afin de prendre en compte les différentes philosophies concernant le contenu des droits de l'homme. Ce n'est que lorsque l'on a tenté de transformer ce document en un instrument de droit conventionnel que les difficultés juridiques évoquées ci-dessus sont apparues. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 demande que tous les Etats parties «s'engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte ... » [21 ] . Par ailleurs, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, également de 1966, prévoit que chacun des Etats parties s'engage à agir, tant par son effort propre que par l'assistance et la coopération internationales, notamment sur les plans économique et technique, au maximum de ses ressources disponibles, en vue d'assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le présent Pacte...» [22 ] . La principale différence réside dans le fait que les droits civils et politiques sont perçus comme n'exigeant pas un niveau de développement économique particulier, car la plupart d'entre eux ont trait à des libertés individuelles. Il ne serait toutefois pas correct de dire que le respect du Pacte relatif aux droits civils et politiques n'implique pas la création de certaines structures à l'échelon de l'Etat. En particulier, le droit à un procès équitable exige certaines infrastructures, ainsi qu'une certaine formation professionnelle; il en va de même pour les droits politiques énumérés à l'article 25. Il n'en demeure pas moins que la mise en oeuvre de la plupart des droits économiques requiert certaines ressources, de même qu'un effort de réflexion, afin de parvenir, de la façon la plus économique, au meilleur niveau de vie possible. La vraie difficulté qui est ainsi créée lorsqu'il s'agit d'interpréter ce Pacte dans les circonstances propres à chaque Etat a un effet direct sur la nature des droits économiques de l'individu [23 ] . Un comité a été créé en 1987 afin d'examiner les rapports soumis par les Etats en vertu de ce Pacte.  Cette création n'avait pas été prévue et, bien que l'on puisse y voir la manifestation d'une volonté d'examiner plus attentivement la mise en oeuvre de cet instrument, le comité se rend compte que les Etats sont encore quelque peu réticents à laisser un organisme international analyser leurs politiques économiques afin de déterminer si elles sont compatibles avec le Pacte [24 ] .

Une autre étape importante, dans la philosophie qui sous-tend le droit des droits de l'homme, est l'apparition de ce que l'on a coutume d'appeler les «droits de la troisième génération» [25 ] . Les Etats du tiers monde, en particulier, ont relevé que pour pouvoir faire preuve du respect qui convient à l'égard des droits économiques et sociaux, il est indispensable de disposer des ressources économiques appropriées: ceci leur confère, par conséquent, un droit au développement. D'autres droits entrant dans cette catégorie sont, par exemple, le droit à la paix ou le droit à un environnement sain. Il est clair que ces facteurs se répercutent directement sur la qualité de vie de chaque individu, voire sur son existence même; pourtant, les juristes «puristes» indiquent ici qu'il n'est pas possible de considérer ces droits comme des droits de l'homme, du fait qu'ils ne peuvent pas être mis en oeuvre par un tribunal et que, d'autre part, l'on discerne mal les obligations légales dont ils sont spécifiquement assortis.

Ce qui est sûr, toutefois, c'est que des différences doctrinales au sujet des droits économiques et sociaux et des droits de la troisième génération ont eu pour conséquence de sérieuses divergences dans la manière de comprendre les obligations liées aux droits de l'homme, tant en ce qui concerne ce que ces droits entraînent (droits économiques et sociaux) qu'en ce qui concerne leur existence (droits de la troisième génération). Des doutes ont même été récemment exprimés quant à l'universalité des droits civils et politiques [26 ] . Il est vrai que des différences existent entre le Pacte des Nations Unies, la Convention européenne, la Convention inter-américaine et la Charte africaine, mais les auteurs du présent article estiment que les similitudes entre ces textes sont bien plus évidentes que leurs différences et qu'ils offrent une protection quasiment identique en matière de droits et de libertés civils fondamentaux. En outre, la manière dont les Nations Unies enquêtent maintenant au sujet de certaines violations des droits de l'homme, sans tenir compte du fait que l'Etat en cause est ou non partie à l'un de ces traités, montre que l'ONU considère que les droits en question ont un caractère coutumier.

  Similitudes conceptuelles, aujourd'hui, entre droit humanitaire et droit des droits de l'homme  

     

Apr ès avoir examiné les origines et la codification de ces deux branches du droit, nous pouvons maintenant aborder la manière dont ils sont aujourd'hui interprétés et mis en oeuvre.

Le changement le plus important, en ce qui concerne le droit humanitaire, c'est le fait que le recours à la guerre ne constitue plus un moyen légal de résoudre un conflit. En général, le droit humanitaire est moins perçu actuellement comme un code d'honneur à l'intention des combattants, que comme le moyen de tenir les non-combattants le plus à l'abri possible des horreurs de la guerre [27 ] . Si l'on se place rigoureusement du point de vue des droits de l'homme (dont le respect envers la vie et le bien-être des êtres humains constitue la base), le recours à la force constitue, en lui-même, une violation des droits de l'homme. Ceci a été clairement dit lors de la Conférence des droits de l'homme qui s'est tenue à Téhéran en 1968:

  «La paix est la condition première du plein respect des droits de l'homme et la guerre est la négation de ces droits» [28].  

La même Conférence a toutefois recommandé de poursuivre le développement du droit humanitaire afin de garantir une meilleure protection aux victimes de la guerre [29 ] . Cela équivalait à reconnaître, par conséquent, que le droit humanitaire est un mécanisme efficace de protection en cas de conflit armé et qu'une telle protection demeure nécessaire puisque, malheureusement, l'interdiction juridique du recours à la force n'a pas mis fin, dans la pratique, aux conflits armés.

Une question importante, sur le plan conceptuel, est la suivante: le droit des droits de l'homme peut-il être appliqué en tout temps - et donc également en période de conflit armé puisque la base philosophique des droits de l'homme est que chacun, par le fait qu'il est humain, jouit toujours de ces droits? La réponse, en un sens, consiste à dire que ces droits continuent effectivement à être applicables. La difficulté, dans les traités relatifs aux droits de l'homme, c'est que la plupart d'entre eux permettent aux Parties de déroger à la majorité des dispositions en temps de guerre, à l'exclusion de ce que l'on nomme communément le «noyau dur» des droits, c'est-à-dire ceux que l'ensemble de ces traités citent comme ne pouvant faire l'objet d'aucune dérogation: ce sont le droit à la vie, le droit à ne pas subir de torture ou de traitements inhumains, ainsi que le droit à ne pas être placé en esclavage et le droit à la non-rétroactivité de la loi pénale. Les autres droits n'en cessent pas pour autant d'être applicables: ils doivent être respectés dans toute la mesure où les circonstances le permettent. La jurisprudence récente, de même que la pratique adoptée dans le cadre des mécanismes de mise en oeuvre des droits de l'homme, ont souligné l'importance de cet élément, ainsi que notamment le maintien de l'applicabilité de certaines garanties judiciaires qui sont essentielles si l'on veut protéger efficacement les droits appartenant au «noyau dur» [30 ]

La principale difficulté que présente la mise en oeuvre du droit des droits de l'homme, tel qu'il est stipulé dans les traités, réside toutefois dans le caractère très général de la langue dans laquelle ces traités sont rédigés. Même en dehors des situations de conflit armé, nous voyons que ces textes s'efforcent de régler la relation entre l'individu et la société par le biais de clauses restrictives. Par conséquent, les organes créés en vue de la mise en oeuvre du traité en question doivent interpréter la manière dont ces droits peuvent être réalisés dans la pratique.  Bien que le Comité des droits de l'homme des Nations Unies, institué par le Pacte relatif aux droits civils et politiques, ait fait quelques observations générales sur la signification de certains articles [31 ] , la méthode normale d'interprétation, tant au sein des Nations Unies que dans les instances régionales, a donné lieu jusqu'ici à une décision ou à une opinion déterminant si un ensemble de faits constitue ou non une violation de l'article en question. Si l'on étudie cette jurisprudence, on voit que, bien qu'à première vue l'affirmation d'un droit individuel peut paraître très favorable à l'individu, son interprétation pratique réduit considérablement sa mise en oeuvre afin de pouvoir prendre en compte les besoins d'autrui [32 ] . Si nous transposons cette constatation à une situation de conflit armé, nous percevons immédiatement l'inconvénient que représente le fait de devoir attendre des décisions déterminant si chaque action commise est ou n'est pas justifiable: la protection des personnes, en temps de conflit armé, est généralement une véritable «question de vie ou de mort» au moment précis où le problème se pose.

Ce qui est nécessaire, par conséquent, c'est un code de conduite connu à l'avance. Voilà pourquoi les juristes spécialistes des droits de l'homme se sont tournés vers le droit humanitaire, bien qu'il ait des origines et une codification différentes: le respect des droits de l'homme équivaut à une protection des droits de l'homme les plus fondamentaux, qu'il s'agisse des droits «civils» ou des droits «économiques et sociaux». Sur le plan du droit, la principale différence est que le droit humanitaire est codifié sous la forme non pas d'une série de droits, mais plutôt d'une série d'obligations auxquelles les combattants doivent se conformer. Cela présente un avantage bien défini, du point de vue de la théorie du droit: le droit humanitaire n'est pas en butte aux attaques du type de celles qui continuent à perturber la mise en oeuvr e des droits économiques et sociaux.

Nous ne pouvons nous livrer, dans le cadre du présent article, à un examen détaillé des similitudes entre le droit des droits de l'homme et le droit humanitaire, nous nous bornerons donc à procéder par touches, à la manière des Impressionnistes, pour évoquer les principales dispositions du droit humanitaire qui, dans la pratique, contribuent à protéger les droits de l'homme les plus fondamentaux.

La plus importante des observations de caractère général qu'il convient de faire ici, c'est que comme le droit des droits de l'homme, le droit humanitaire est basé sur l'hypothèse que la protection accordée aux victimes de la guerre ne doit contenir aucune discrimination. Cette règle des droits de l'homme est si fondamentale qu'on la trouve énoncée non seulement dans la Charte des Nations Unies, mais aussi dans tous les traités relatifs aux droits de l'homme. L'article 27 de la IVe Convention de Genève de 1949 constitue l'un des nombreux exemples offerts par le droit humanitaire. Il prévoit que:

«... les personnes protégées seront toutes traitées par la Partie au   conflit au pouvoir de laquelle elles se trouvent, avec les mêmes égards, sans aucune distinction défavorable, notamment de race, de  

  religion ou d'opinions politiques».  

Tout conflit armé met la vie en danger, c'est évident. Une grande partie du droit humanitaire est donc consacrée à la protection de la vie humaine, ce qui ne peut manquer d'avoir un effet positif sur le droit à la vie. En premier lieu, et c'est un point capital, les victimes de la guerre (c'est-à-dire les personnes qui s e trouvent directement au pouvoir de l'ennemi) ne peuvent pas être assassinées, car cela équivaudrait à un acte de cruauté inutile. Ces personnes sont principalement protégées par les Conventions de Genève de 1949, cette protection se trouvant encore quelque peu étendue grâce au Protocole additionnel I de 1977. En ce qui concerne la protection de la vie durant les hostilités, il est évident que la vie des combattants ne saurait être protégée pendant qu'ils combattent. Cependant, le droit humanitaire n'est pas absolument muet sur ce point: la règle qui interdit l'emploi d'armes de nature à causer des maux superflus vise, en partie, à prohiber les armes qui provoquent un taux exagérément élevé de morts dans les rangs des soldats [33 ] . En ce qui concerne les civils, nous avons vu que le droit coutumier du XIXe siècle exigeait qu'ils soient épargnés le plus possible, ce que permettaient les tactiques militaire de l'époque et les civils étaient moins affectés par les attaques directes que par la disette en cas de siège ou par différentes pénuries, les troupes de l'occupant utilisant leurs ressources. L'évolution des techniques militaires, au cours du XXe siècle, avec notamment l'introduction des bombardements effectués par des avions ou des missiles, a sérieusement mis en péril cette règle coutumière. La contribution la plus importante du Protocole I de 1977 est la définition précise de ce qui peut être fait au cours des hostilités afin d'épargner le plus possible les civils. L'équilibre entre les nécessités militaires et les considérations humanitaires - tel que l'expliquait le Code de Lieber - continue à se trouver à la base même de ce droit: les Etats qui ont négocié le Protocole I avaient cela clairement à l'esprit, souhaitant codifier un droit qui soit jugé acceptable par leurs états-majors. Le résultat a été la réaffirmation du fait que les attaques doivent être limitées aux objectifs militaires, ainsi que l'explication de ce que cela suppose [3 4 ] , tout en acceptant que les attaques «causent incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile», à condition que le principe de la proportionnalité soit respecté [35 ] . Cette disposition est sans doute celle qui «dérange» le plus les spécialistes des droits de l'homme, et ce non seulement parce qu'elle permet en effet de tuer des civils, mais aussi parce que c'est au commandant militaire qu'il incombe de déterminer si une attaque risque de causer incidemment des pertes en vies humaines excessives, et s'il doit, par conséquent, y renoncer. D'un autre côté, le Protocole protège la vie d'une manière qui va au-delà de ce droit civil traditionnel qu'est le droit à la vie.

Premièrement, il interdit d'utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre et, par conséquent, de détruire les biens indispensables à leur survie [36 ] , ce qui constitue un progrès par rapport au droit coutumier antérieur. Deuxièmement, il offre des moyens d'améliorer les chances de survie de la population civile en prévoyant, par exemple, que des zones spéciales soient déclarées zones démilitarisées - aucun objectif militaire ne s'y trouvant, elles ne peuvent faire l'objet d'attaques [37 ] . Troisièmement, on trouve dans les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels différentes dispositions stipulant que les blessés doivent être recueillis et qu'ils doivent recevoir les soins médicaux requis. Dans les traités relatifs aux droits de l'homme, ceci tomberait dans la catégorie des «droits économiques et sociaux» [38 ] . Quatrièmement, les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels indiquent de manière extrêmement détaillée les conditions matérielles qui doivent être remplies afin de maintenir la vie dans des conditions aussi raisonnablement bonnes que possible en période de conflit armé. C'est ainsi, par exemple, que les conditions de vie exigées pour les prisonniers de guerre sont décrites dans la IIIe Co nvention de Genève et que des exigences du même type sont énoncées dans la IVe Convention pour les personnes civiles internées dans un territoire occupé. En outre, la Puissance occupante est tenue de veiller à ce que l'ensemble de la population civile dispose des moyens nécessaires à sa survie et doit, en cas de besoin, accepter des envois de secours venant de l'étranger [39 ] . Des dispositions concernent également les secours en faveur de la population des Parties au conflit, mais elles ont un caractère moins absolu que les dispositions qui s'appliquent aux territoires occupés [40 ] . Ici encore, un juriste spécialiste des droits de l'homme classerait ces dispositions dans la catégorie des «droits économiques et sociaux» [41 ] . Enfin, parmi ces différentes dispositions relatives au droit à la vie, le droit humanitaire impose des restrictions à l'imposition de la peine de mort, en exigeant notamment l'expiration d'un délai d'au moins six mois entre la condamnation à mort et l'exécution de la sentence: des mécanismes de contrôle sont prévus et il est interdit que la peine de mort soit prononcée contre une personne âgée de moins de dix-huit ans ou qu'une condamnation à mort contre une femme enceinte ou mère d'enfants en bas âge soit exécutée. Il convient également de noter que la Puissance occupante ne peut avoir recours à la peine de mort dans un pays où celle-ci a été abolie [42 ] .

Le droit suivant, qui appartient lui aussi au «noyau dur», est le droit à ne pas subir de torture ni de traitements ou de châtiments cruels, inhumains ou dégradants. Le droit humanitaire contient également une interdiction absolue de commettre de tels actes: non seulement cette prohibition est énoncée explicitement aussi souvent que cela est nécessaire [43 ] mais on peut dire en fait qu'une grande partie des Conventions de Genève constitue, en pratique, une description détaillée de la manière dont chacun doit s'acquitter de son devoir de trai ter les victimes avec humanité.

En ce qui concerne la prohibition de l'esclavage, on la trouve explicitement énoncée dans le Protocole Il de 1977 [44 ] ; les autres garanties fondamentales prévues dans les Conventions de Genève excluent d'ailleurs l'esclavage. Il est intéressant de relever en particulier que cette interdiction était déjà bien établie en droit coutumier et qu'elle se reflète dans les articles du Code de Lieber concernant le traitement des prisonniers de guerre qui ne doivent pas être considérés comme appartenant à ceux qui les ont capturés [45 ] , ainsi que dans les articles relatifs au traitement de la population d'un territoire occupé [46 ] .

Comme on l'a vu plus haut [47 ] , les organes des droits de l'homme reconnaissent désormais l'importance des garanties judiciaires en matière de protection des droits du «noyau indérogeable». Pourtant, si ce n'est dans la Convention inter-américaine, ces droits ne sont pas cités en tant que droits ne pouvant souffrir de dérogation. Si les spécialistes des droits de l'homme s'étaient intéressés de près, à un stade antérieur, au droit humanitaire, ils auraient remarqué la place accordée aux garanties judiciaires dans les Conventions de Genève.  Cela s'explique par le fait que les auteurs des traités de droit humanitaire connaissaient, par leur expérience, l'importance cruciale que joue le contrôle judiciaire quand il s'agit d'empêcher les exécutions arbitraires ou tout autre traitement inhumain.

Le droit humanitaire accorde également une importance considérable à la protection des enfants et de la vie familiale: cette protection est prévue de différentes manières, notamment par le biais des dispositions relatives à l'éducation et aux soins que les enfants doivent recevoir, ainsi qu'à la séparation entre enfants et adultes en cas d'internement (à moins qu'ils n'appartiennent à la même famille); en outre, des prescriptions spéciales concernent les enfants orphelins ou séparés de leur famille [48 ] . La famille est, quant à elle, protégée dans toute la mesure du possible par des règles qui contribuent à empêcher la séparation des membres d'une même famille, à permettre aux membres des familles dispersées de connaître la situation et la localisation des uns et des autres et d'envoyer et recevoir de la correspondance familiale [49 ] .

Le respect des convictions religieuses est également pris en compte dans le droit humanitaire: celui-ci prévoit non seulement que les prisonniers de guerre et les civils détenus peuvent pratiquer leur religion [50 ] , mais aussi que les ministres des cultes bénéficient d'une protection spéciale [51 ] . En outre, les Conventions de Genève stipulent que, dans toute la mesure du possible, les morts doivent être inhumés selon les rites de leur propre religion [52 ] .

Ce rapide survol ne saurait constituer la liste exhaustive des différents chevauchements existant entre le droit humanitaire et les droits de l'homme. Il convient cependant de noter que toute une série de droits de l'homme (le droit d'association ou les droits politiques, par exemple) ne figurent pas dans le droit humanitaire, du fait qu'ils ne sont pas perçus comme ayant un lien avec la protection des personnes contre les dangers inhérents aux périodes de conflit armé.

  Influences réciproques des droits de l'homme et du droit humanitaire  

La distance qui a marqué l'évolution de ces deux branches du droit international a toujours limité les influences réciproques qu'elles auraient pu entretenir dans l'élaboration de leurs contenus. Cependant, la convergence   d'objectifs que nous venons de décrire a permis d'envisager que certains ponts soient jetés entre les deux domaines.

L'article 3 commun aux quatre Conventions de Genève est à ce propos révélateur. Véritable petit traité inséré à l'intérieur des Conventions, l'article 3 commun établit les règles essentielles que les Etats sont tenus de respecter lorsqu'ils affrontent un groupement armé constitué sur leur propre territoire. Cette disposition s'écarte ainsi de l'optique traditionnelle du droit humanitaire qui, en principe, ne se préoccupait pas des relations qu'entretient un Etat avec ses ressortissants [53 ] . Pareille approche relève plutôt de la sphère des droits de l'homme qui, en 1949, venait d'entrer en droit international avec la mention des droits de l'homme dans la Charte des Nations Unies en 1945, ainsi qu'avec l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme en 1948.

Le véritable tournant qui marqua le début du rapprochement entre droit humanitaire et droits de l'homme fut amorcé en 1968 au cours de la Conférence internationale des droits de l'homme de Téhéran.  C'est en effet lors de cette conférence que les Nations Unies se penchèrent pour la première fois sur la question de l'application des droits de l'homme en cas de conflit armé. Les délégués adoptèrent une résolution qui invitait le Secrétaire général des Nations Unies à se pencher sur le développement du droit humanitaire et à examiner les mesures qu'il faudrait adopter pour en favoriser le respect [54 ] . L'évolution du droit humanitaire échappait ainsi au processus qui avait toujours été le sien et faisait son entrée au sein des institutions onusiennes qui l'avaient négligé jusqu'alors, contrairement aux droits de l'homme dont elles s'étaient préoccupées dès leurs origines.

Ce rapprochement inauguré en 1 969 a continué lentement au cours des années qui ont suivi et se poursuit encore aujourd'hui. De plus en plus, des textes relevant spécifiquement des droits de l'homme expriment des idées et recourent à des concepts qui ressortent typiquement au domaine du droit humanitaire. Le phénomène inverse, quoique beaucoup plus rare, s'est aussi réalisé. En d'autres termes, on constate que la membrane qui sépare encore aujourd'hui les droits de l'homme et le droit humanitaire est de moins en moins étanche. De part et d'autre, filtrent des influences qui tendent à réunir progressivement les deux domaines [55 ] .

La suite de ce chapitre sera consacrée à l'évocation de quelques exemples qui illustreront la tendance que nous avons mise en lumière.

Certaines de ces illustrations sont à chercher directement dans des textes conventionnels. L'adoption, par exemple, en 1977, des deux Protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1949 a, d'un certain point de vue, fait écho à ce qui s'était passé à Téhéran neuf ans plus tôt. Le monde du droit humanitaire rendait hommage à celui des droits de l'homme. En effet, l'article 75 du Protocole I, intitulé «Garanties fondamentales», traite de thèmes et adopte un langage qui sont directement inspirés par les grands instruments relatifs aux droits de l'homme. On y trouve ainsi prescrits le principe de non-discrimination, les principales interdictions relatives à l'intégrité physique et mentale des individus, la prohibition de la détention arbitraire, ainsi que les garanties judiciaires essentielles. Les mêmes remarques peuvent être formulées au sujet des articles 4, 5 et 6 du Protocole Il qui constituent le pendant de l'article 75 du Protocole I dans les situations de conflits armés non internationaux.

Un autre exemple issu du droit conventionnel figure dans la Convention sur les droits de l'enfant de 1989.  Le processus d'adoption que cette Convention a suivi, la substance des normes qu'elle établit et le mécanisme prévu pour sa mise en oeuvre montrent clairement qu'elle appartient à la famille des traités relatifs aux droits de l'homme. Cela ne l'empêche pas pour autant d'adresser un clin d'oeil au droit des conflits armés. Elle le fait à son article 38 en posant, d'une part, un renvoi général aux dispositions du droit humanitaire applicable aux enfants (paragraphe 1); d'autre part, elle prescrit elle-même des règles applicables en cas de conflit armé [56 ] .

Cette tendance se voit aussi confirmée dans des instruments internationaux juridiquement moins contraignants que les Conventions que nous venons de survoler. En particulier, plusieurs résolutions de l'Assemblée générale des Nations Unies mélangent dans un même texte des références au droit humanitaire et aux droits de l'homme. C'est ainsi que pour orienter ses activités, l'Assemblée générale se déclare souvent «guidée par les principes énoncés dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l'homme, les Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme et les normes humanitaires que consacrent les Conventions de Genève du 12 août 1949 et les Protocoles additionnels de 1977 s'y rapportant» [57 ] .

Dans un cercle plus restreint que les Nations Unies, celui de la Conférence islamique des ministres des Affaires étrangères, a été adoptée en avril 1990 une Déclaration sur les droits de l'homme en Islam [58 ] . Bien que se présentant expressément comme un instrument appartenant aux droits de l'homme, cette déclaration contient des dispositions qui s'inspirent directement du droit humanitaire. Elle prévoit, par exemple, que seront protégées «en cas de recours à la force ou de conflits armés» les personnes qui ne participent pas aux combats, tels que les vieillards, les femmes, les enfants, les blessés, les malades et les prisonniers. Elle réglemente aussi les méthodes et moyens de combat [59 ] .

Cette déclaration fait partie des documents de travail utilisés en vue de la Conférence mondiale sur les droits de l'homme qui se tiendra à Vienne en juin 1993. Elle constitue dès lors un indice qui montre que le droit humanitaire et les droits de l'homme pourraient se rapprocher encore un peu plus au cours de cette Conférence.

La convergence des droits de l'homme et du droit humanitaire se manifeste aussi à travers la pratique des organes chargés du contrôle et de la mise en oeuvre du droit international.

Il est intéressant de rappeler à cet égard que le Conseil de sécurité, depuis ces dernières années, invoque de plus en plus fréquemment le droit humanitaire à l'appui de ses résolutions. On peut trouver le dernier exemple de cette tendance dans sa résolution 808 (1993) relative au conflit en ex-Yougoslavie. C'est en effet pour «juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit humanitaire international commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991» que le Conseil de sécurité a décidé la création d'un tribunal pénal international [60 ] .

Dans un cadre plus spécifiquement destiné à la mise en oeuvre des droits de l'homme, on constate que la Commission des droits de l'homme n'hésite plus à invoquer le droit humanitaire pour consolider les motifs de ses recommandations [61 ] . Le «Rapport sur la situation des droits de l'homme dans le Koweït sous occupation iraquienne», présenté lors de sa quarante-huitième session, en constitue un exemple manifeste. [62 ]

Pour déterminer le droit applicable à la situation koweïtienne, le Rapporteur spécial commence par préciser, dans le chapitre intitulé «Interaction entre les droits de l'homme et le droit humanitaire» que «la communauté internationale s'accorde à penser que les droits de l'homme fondamentaux de tous les individus doivent être respectés et protégés en temps de paix et en période de conflit armé» [63 ] . La coutume internationale offre au Rapporteur une partie des normes qu'il cherche à appliquer. Il s'agit, entre autres, de trois règles fondamentales du droit humanitaire qu'il considère explicitement comme faisant partie des principes coutumiers relevant des droits de l'homme. Ces trois principes prescrivent: «i) le droit des Parties de choisir les techniques de guerre, c'est-à-dire le droit des Parties à un conflit de choisir les moyens de blesser l'ennemi, n'est pas illimité; ii) il convient de distinguer les personnes qui participent aux opérations militaires des personnes civiles, ces dernières devant être épargnées autant que faire se peut; et iii) il est interdit de lancer des attaques contre la population civile» [64 ] . Le Rapporteur considère encore que font partie des règles coutumières applicables à l'occupation du Koweït l'article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949, l'article 75 du Protocole additionnel I de 1977 et la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. En ce qui concerne le droit positif, il constate que peuvent encore s'appliquer le Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966, le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 et les Conventions de Genève de 1949.

Au vu de cet aperçu rapide du cadre légal dans lequel s'insère cette affaire, il apparaît donc que la Commission des droits de l'homme ne s'embarrasse plus d'une séparation trop stricte entre droits de l'homme et droit humanitaire. Organe créé pour promouvoir et favoriser la mise en oeuvre des premiers, elle n'hésite pas à invoquer le second lorsqu'une situation le requiert. Elle semble désormais considérer que son mand at ne se limite plus au seul domaine des droits de l'homme, mais qu'il recouvre une région plus vaste qui serait constituée des «principes du droit des gens tels qu'ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l'humanité et des exigences de la conscience publique» [65 ] . Une telle conception de son domaine d'activités lui offre ainsi la possibilité de puiser dans le réservoir humanitaire pour y trouver des normes lui permettant de se prononcer sur les situations qui lui sont soumises.

En dehors des Nations Unies, c'est vers la Commission interaméricaine des droits de l'homme qu'il faut se tourner pour voir poindre une tendance semblable. Cette Commission a été   saisie en 1983 par l'organisation «Disabled Peoples'International» qui accusait les Etats-Unis d'avoir violé le droit à la vie protégé par l'article 1 de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme. Les Etats-Unis avaient en effet bombardé un asile d'aliénés et tué plusieurs patients lors de leur intervention militaire à Grenade en 1983. Dans leur requête, les plaignants demandaient à la Commission d'interpréter l'article 1 de la Déclaration américaine en s'inspirant des principes du droit humanitaire. La Commission déclara la requête admissible. En traitant la question quant au fond, il lui faudra donc se servir d'une disposition conçue selon l'esprit des droits de l'homme pour l'appliquer à une   situation de conflit armé. [66 ]

Le rapprochement des droits de l'homme et du droit humanitaire fait aussi son chemin à l'écart des milieux officiels et commence à se manifester au travers d'initiatives privées. La doctrine se préoccupe de plus en plus des situations dans lesquelles règne une violence généralisée, sans que cette vi olence dépasse le seuil au-delà duquel on peut parler de conflit armé et envisager l'application du droit humanitaire. Ces situations conduisent souvent l'Etat, sur le territoire duquel elles se produisent, à proclamer un état d'urgence et à suspendre de ce fait la plupart des droits de l'homme qu'il se serait engagé à respecter [67 ] . Même si, comme nous l'avons vu, ces dérogations doivent rester exceptionnelles et sont en tout état de cause exclues pour certains droits, on risque de voir apparaître ici une faille qui nécessite, pour être comblée, une nouvelle approche de la protection de la personne humaine. Le besoin se fait sentir d'élaborer des textes normatifs qui puissent réunir à la fois des éléments du droit humanitaire et des droits de l'homme, des normes qui puissent être appliquées tant lors de conflits armés qu'en temps de paix.

Ce sont ces aspirations qui ont motivé l'adoption en 1990 de la «Déclaration sur les normes humanitaires minimales», dite «Déclaration de Turku» [68 ] . Cette déclaration affirme d'entrée sa volonté de ne pas se positionner par rapport à une dichotomie opposant droit humanitaire et droits de l'homme. Elle proclame des principes «qui sont applicables dans toutes les situations, y compris des situations de violence, de troubles intérieurs, de tensions internes et de danger public exceptionnel, et auxquelles il ne peut être dérogé en aucune circonstance» [69 ] . Cette volonté trouve son expression dans le contenu de la déclaration par une succession de dispositions qui relèvent tantôt de la logique des droits de l'homme, telles que l'interdiction de la torture ou le principe de l'habeas corpus, tantôt de celle du droit humanitaire, comme, par exemple, l'interdiction de s'en prendre aux personnes restées à l'écart des violences ou l'obligation de traiter avec humanité les blessés et malades.

La Déclaration de Turku est le fruit du travail d'un groupe d'experts qui se sont réunis à titre privé. Elle ne bénéficie donc pas de l'autorité que pourrait lui conférer une instance internationale. Elle n'est pourtant pas dépourvue de toute valeur. D'une part, certaines des normes qu'elle établit appartiennent depuis longtemps au droit international général. D'autre part, elle a été élaborée par des personnes qualifiées, en vue de répondre à un besoin de la communauté internationale. Il n'est dès lors pas impossible qu'elle puisse être prise en compte progressivement par certaines institutions juridiques internationales. Un premier pas dans cette direction a d'ailleurs été accompli par la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et la protection des minorités qui y a fait référence dans sa résolution 1992/106 sur la situation humanitaire en Irak. [70 ]

  Conclusion  

Il est fort probable que les tendances actuelles se poursuivront à l'avenir. L'utilisation du droit humanitaire par les organes des droits de l'homme présente un avantage manifeste: le droit humanitaire sera de mieux en mieux connu, tant au niveau des responsables qu'au niveau du public qui, peut-on espérer, exercera des pressions de plus en plus fortes pour que celui-ci soit respecté. D'un autre côté, on pourrait craindre que la politisation croissante des droits de l'homme, à laquelle se livrent les organes gouvernementaux, ait des répercussions négatives sur le droit humanitaire. Il est peu probable qu'un tel phénomène se produise, et cela pour plusieurs raisons: tout d'abord, les traités relatifs aux droits de l'homme ont tous un caractère universel - il n'existe pas de système régional qui soit susceptible de renforcer l'impression que le droit varie d'un cont inent à l'autre.  Deuxièmement, nous avons vu que l'on ne rencontre pas, dans le droit humanitaire, le genre de difficultés théoriques propres à la classification du droit des droits de l'homme en droits de la première, de la deuxième et de la troisième génération. Troisièmement, l'aspect du droit des droits de l'homme qui est le plus délicat sur le plan politique, c'est-à-dire le type de gouvernement, est totalement absent du droit humanitaire. Par contre, ce qui sera sans doute difficile à éviter, ce sont les influences politiques qui conduisent certains Etats à insister sur la mise en oeuvre de ce droit dans certains conflits et à en ignorer d'autres. Cela n'a toutefois rien de nouveau, et on peut espérer qu'un intérêt accru envers le droit humanitaire tendra à engendrer un nombre de plus en plus grand de pressions visant à obtenir qu'il soit respecté dans tous les conflits.

Il ne fait aucun doute que si le droit des droits de l'homme a pris une telle importance au cours de ces dernières décennies, c'est largement en raison de l'activité militante des organisations non gouvernementales de défense des droits de l'homme. Plusieurs d'entre elles ont commencé récemment à se référer au droit humanitaire pour appuyer leur action [71 ] et il est fort probable qu'elles auront une influence considérable à l'avenir. Un tel intérêt devrait être un encouragement à la fois pour la mise en oeuvre et pour le développement du droit. Etant donné que l'un des éléments qui ont exercé le plus d'influence sur le développement du droit humanitaire - la notion de l'honneur chez les combattants - a perdu de son influence dans la société moderne, il faut qu'une force nouvelle vienne combler ce vide. Les droits de l'homme ont, en fait, joué ce rôle et ils continueront à être importants à l'avenir.

L'intérêt envers les droits de l'homme pour rait contribuer au développement du droit humanitaire dans un autre domaine - celui des conflits armés internes. L'article 3 commun aux quatre Conventions de Genève et le Protocole additionnel Il de 1977 ont en effet une portée bien inférieure à celle du droit applicable dans les conflits internationaux. Or, les conflits internes sont les plus nombreux et ils provoquent des destructions et des drames indescriptibles. Etant donné que le droit des droits de l'homme concerne principalement le comportement adopté à l'intérieur d'un Etat, il est possible qu'à l'avenir les pressions liées à la défense des droits de l'homme parviennent à vaincre la résistance devant la prise de responsabilité dans les situations de conflit armé interne. Nous avons vu, en effet, que certaines initiatives allant dans le sens d'une nouvelle réglementation relative aux situations d'exception [72 ] ont été influencées par le droit humanitaire bien qu'elles échappent à son champ d'application.

Il faut espérer, cependant, que les Etats se rendront compte qu'ils ont intérêt à respecter le droit humanitaire et ne se laisseront pas gagner par le sentiment que, s'ils sont amenés à respecter ce droit, c'est à cause du militantisme des défenseurs des droits de l'homme.  Les avantages qu'il y a à respecter le droit humanitaire parlent d'eux-mêmes: c'est particulièrement vrai des efforts visant à éviter les destructions et l'amertume, afin qu'une paix durable puisse être plus facilement instaurée [73 ] . Il est trop tard pour ressusciter la chevalerie de jadis, mais il serait bon que les militaires soient encouragés à trouver une certaine fierté à faire preuve de professionnalisme en adoptant un comportement conforme aux prescriptions du droit humanitaire [74 ] . Comme ce droit est encore très largement basé sur ses origines traditionnelles, il n'est en rien étranger aux conceptions militaires et il possède l'avantage d e constituer un code de conduite réaliste, tant sur le plan militaire que sur le plan de la protection des droits de l'homme, pour autant que les circonstances le permettent. Il faut espérer que la reconnaissance du caractère spécifique du droit humanitaire ainsi que les multiples efforts consacrés à la mise en oeuvre du droit des droits de l'homme auront pour effet de renforcer la protection de la personne humaine dans les situations de violence.

  Notes :  

1. Résolution XXIII, «Protection des droits de l'homme en cas de conflit armé», adoptée par la Conférence internationale des droits de l'homme, Téhéran, 12 mai 1968.

2. Une description intéressante de ces coutumes, dans différentes régions du monde, figure dans la première partie de: Les dimensions internationales du droit   humanitaire, UNESCO, Paris, Institut Henry-Dunant, Genève, 1988.

3. Voir, par exemple, L. Oppenheim, International Law, Volume II, Disputes, War and Neutrality, 7e édition, Longmans and Green, London, 1952, pp. 226-227.

4. Une bonne synthèse de ces doctrines figure dans S. Bailey, Prohibitions and Restraints in War, Oxford University Press, 1972, Chapitre 1.

5. Les instruments de droit humanitaire du XIXe siècle contiennent souvent, dans leur préambule, des références à la civilisation qui impose des limit ations à la conduite de la guerre. Voir à ce propos la Déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868 à l'effet   d'interdire l'usage de certains projectiles en temps de guerre: «Considérant que les progrès de la civilisation doivent avoir pour effet d'atténuer autant que possible les calamités de la guerre ... » et la Convention de La Haye de 1907 concernant les lois et   coutumes de la guerre sur terre (Convention IV): «Animés du désir de servir encore, dans cette hypothèse extrême, les intérêts de l'humanité et les exigences toujours progressives de la civilisation ... ».

6. Instructions pour le comportement de l'armée des Etats-Unis en campagne, 24 avril 1863, rédigées par Francis Lieber pendant la guerre de Sécession et promulguées par le Président Lincoln sous le nom de «Ordres Généraux No. 100».  Une traduction française de M. Coursier est parue en 1953 dans la Revue   internationale de la Croix-Rouge (RICR), pp. 401-409, 476-482, 635-645 et 974-980.

7. Bien sûr, une telle sanction pénale constituerait de nos jours une violation du droit à un jugement équitable dont jouit l'accusé, tel qu'énoncé à l'article 75 du Protocole I de 1977, et qui s'applique également aux soldats de l'une des Parties.

8. Manuel du droit de la guerre de l'armée de l'air des Etats-Unis.  Des définitions identiques figurent dans le Manuel américain F.M. 27-10 et dans le Manuel allemand ZDv 15/10.

9. ZDv 15110.

10. Un e excellente analyse du concept de nécessité militaire figure dans E. Rauch, «Le concept de nécessité militaire dans le droit de la guerre», Revue de droit pénal   militaire et de droit de la guerre, 1980, p. 205.

11. Voir G. Schwarzenberger, International Law as applied by International Courts   and Tribunals, Vol. II, The Law of Armed Conflict, Stevens, Londres, 1968, pp. 10-12.  Ce ne sont pas des catégories juridiques, mais plutôt une façon théorique de classer différentes méthodes utilisées à cette fin.

     

12. Ibid. pp.15-16.

13. Article 15, 1re Convention de Genève de 1949.

14. Article 11, Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé (14 mai 1954).

15. Article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 1966; Article 15 de la Convention européenne des droits de l'homme, 1950; Article 27 de la Convention américaine des droits de l'homme, 1969. Curieusement, la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ne contient pas de clause de dérogation, mais contient de manière générale des clauses de limitation de plus grande portée.

16. On trouvera une bonne présentation des différentes théories sur les droit s de l'homme dans J. Shestack, «The Jurisprudence of Human Rights», in T. Meron, éd. Human Rights in International Law, Oxford University Press, London, 1984 Vol.1, p. 69.

17. Voir en particulier J. Bentham et J. Austin, in T. Meron éd., ibid., p. 79.

18. Marx est généralement cité comme étant à l'origine de ce développement socialiste, mais il n'a pas été le seul théoricien de cette période qui ait parlé de l'importance des droits sociaux et économiques. Nous citerons notamment Thomas Paine qui, dans The Rights of Man, a proposé un plan ressemblant à un genre de système de sécurité sociale, avec des allocations familiales, des retraites, des allocations de maternité, de mariage ou d'enterrement, ainsi que des emplois pour les pauvres financés par des fonds publics.

19. On trouvera un article général consacré à l'action de l'OIT dans F. Wolf, «Human Rights and the International Labour Organization», T. Meron, éd., Human   Rights in International Law, op. cit, (Note 16 ci-dessus), Vol II, p. 273.

20. Voir en particulier M. Cranston, What are Human Rights, 1973, et F.E. Dowrick, Human Rights, Problems, Perspectives and Texts, Saxon House, Farnborough, 1979.

21. Article 2.

22. Article 2.

23. L'illustration de ce problème se trouve dans l'étude approfondie de la manière dont le droit à la nourriture devrait être mis en oeuvre, in P. Alston et K. Tomasevski éd., The Right to Food, Sim, Utrecht, 1984.

24. Voir P. Alston, «The Committee on Economic, Social and Cultural Rights», in P. Alston éd., The United Nations and Human Rights, 1992.  

25. Un article général a été consacré à ce sujet par K. Drzewicki, «The Rights of Solidarity - the Third Revolution of Human Rights», 53 Nordisk Tidsskrift for   International Ret, 1984, p. 26.

26. Divers articles ont été publiés à ce sujet dans Interculture, Vol. XVII, No 1-2, 1984. Une allocution intéressante a également été prononcée à ce propos par le Dr. Shashi Tharoor, «The universality of human rights and their relevance to developing countries», lors de la Friedrich Naumann Stiftung Conference on Human   Rights, Cintra, Portugal, 14-16 novembre 1988 (disponible auprès du HCR).

27. La principale justification de l'applicabilité permanente du droit humanitaire, c'est que la plupart des règles ont pour but la protection des personnes vulnérables en période de conflit armé et que ces règles ne peuvent être appliquées, en réalité, que si elles sont applicables aux deux parties. En outre, comme dans le cas de la philosophie des droits de l'homme, le droit humanitaire possède comme principale caractéristique l'applicabilité de la protection à toutes les personnes, indépendamment du fait que chaque individu est perçu comme étant «bon» ou «mauvais».

28. Voir note No 1.

     

29. Ibid.  

30. Voir notamment:

- Pour le Comité des droits de l'homme: Lanza de Netto, Weismann et Perdomo   cl Uruguay, Com. No.R.2/8, A/35/40, Annexe VI, par. 15; Camargo c/colombie, Com. No. R. 11/45, A/37/40, Annexe XI, par. 12.1.

- Pour la Cour européenne des droits de l'homme: Affaire Lawless (Fond), Arrêt du 1er juillet 1961, par. 20 et suiv.; Irlande c/Royaume Uni, Arrêt du 18 janvier 1978, Série A No 25, par. 202 ss.

- Pour la Cour interaméricaine des droits de l'homme: Habeas corpus in   emergency situations, Avis consultatif OC-8/87 du 30 janvier 1987; Judicial   guarantees in states of emergency, Avis consultatif OC-9/87 du 6 octobre 1987.

31. Voir notamment les observations générales suivantes:

- 5(13) sur l'article 4 du Pacte, A/36/40, Annexe VII;

- 7(16) sur l'article 7 du Pacte, A/37/40, Annexe V;

- 8(16) sur l'article 9 du Pacte, A/37/40, Annexe V;

- 13(21) sur l'article 14 du Pacte, A/39/40, Annexe VI.

32. Voir à ce sujet: R. Higgins, «Derogations under Human Rights Treaties», British Yearbook of International Law, 1976-1977, 281.

33. La codification la plus récente de l'interdiction d'employer des armes de nature à causer des maux figure dans l'article 35(b) du Protocole I de 1977. Le même raisonnement se trouve toutefois énoncé de manière plus claire dans la Déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868: (Considérant) «que le seul but légitime que les Etats doivent se proposer durant la guerre est l'affaiblissement des forces militaires de l'ennemi... que ce but serait dépassé par l'emploi d'armes qui aggraveraient inutilement les souffrances des hommes mis hors de combat, ou rendraient leur mort inévitable».

34. Articles 48 et 52.

35. Article 52(5) (b).

36. Article 54.

37. Articles 14 et 15 de la IVe Convention de Genève et articles 59 et 60 du Protocole I de 1977. Il convient cependant de noter qu'en droit coutumier, une zone non défendue était protégée contre les bombardements.

38. L'article 12 du Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels reconnaît «le droit qu'a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mental qu'elle soit capable d'atteindre». Cela va, bien sûr, beaucoup plus loin que ce qui était prévu par le droit humanitaire, mais c'est là la seule disposition des droits de l'homme sous laquelle on pourrait ranger le droit, pour une personne, de recevoir les soins médicaux dont elle a besoin.

39. Article 55 de la IVe Convention de Genève et article 69 du Protocole additionnel I.

40. Article 23 de la IVe Convention de Genève et article 70 du Protocole additionnel I.

41. L'article Il du Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels reconnaît «le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants».

42. Articles 68 et 75 de la IVe Convention de Genève.

43. Par exemple, l'article 3 commun aux quatre Conventions de Genève interdit «les atteintes portées à la vie et à l'intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices».

44. Article 4(2) (f).

45. Article 74 en particulier.

46. Articles 42 et 43 en particulier.

47. Page 15.

48. Pour de plus amples détails, voir D. Plattner «La protection de l'enfant dans le droit international humanitaire», RICR, No 747, mai-juin 1984, pp. 148-161.

49. Ces articles sont trop nombreux pour être cités individuellement, mais la majorité sont contenus dans les IIIe et IVe Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels.

50. Article 34 de la IIIe Convention de Genève et articles 27 et 38(3) de la IVe Convention de Genève.

51. Articles 33 et 35-37 de la IIIe Convention de Genève et articles 58 et 93 de la IVe Convention de Genève.

52. Article 17 de la Ire Convention de Genève, article 120 de la IIIe Convention de Genève et article 130 de la IVe Convention de Genève.

53. Le Code de Lieber, en fait, mentionne les protections susceptibles d'être accordées lors des guerres civiles, à la différence du droit conventionnel qui n'a introduit celles-ci que dans l'article 3 commun aux Conventions de Genève.

54. Voir note No 1.

55. Voir en ce sens T. Meron, «The protection of the human person under human rights law and humanitarian law», Bulletin des droits de l'homme 91/1, Nations Unies, New York, 1992.

56. «Convention on the Rights of the Child», Human rights in international law,   Basic texts, Conseil de l'Europe, Strasbourg, 1991.

57. Résolution 46/136 sur la situation des droits de l'homme en Afghanistan. Voir aussi, entre autres, la résolution 46/135 sur la situation des droits de l'homme au Koweït sous occupation iraquienne et la déclaration 47/133 sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.

58. Ce document a été publié par l'ONU sous la cotation A/CONF.157/PC/35.

59. Déclaration sur les droits de l'homme en Islam, article 3.

60. Voir aussi les résolutions du Conseil de sécurité 670 (1990) et 674 (1990) sur l'occupation du Koweït par l'Irak, ainsi que sa résolution 780 (1992) instituant une Commission chargée d'enquêter sur les violations du droit humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie. Voir encore le Rapport intérimaire de la Commission d'experts constituée conformément à la résolution 780 (1992): S/25274.

61. Parmi les exemples les plus récents, voir notamment: Rapport du Groupe de   travail sur les disparitions forcées ou involontaires (E/CN.4/1993/25, par. 508-510) et son additif sur la situation au Sri-Lanka (E/CN.4/1993/25/Add. 1, par. 40-42), Rapport   sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires (E/CN.4/1993/46 par. 60, 61, 664 et 684).

62. Rapport sur la situation des droits de l'homme dans le Koweït sous occupation   iraquienne, établi par M. Walter Kälin, Rapporteur spécial (E/CN.4/1992/26).

63. Ibid., par. 33.

64. Ibid., par. 36.

65. Articles 63, 62, 142, 158 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949.  Le Rapporteur considère que les principes énoncés dans ces articles vont l'aider à examiner le cas qui l'intéresse et qu'ils appartiennent tant aux droits de l'homme qu'au droit humanitaire.

66. Pour plus de détails sur cette affaire, voir D. Weissbrodt et B. Andrus, «The Right to Life During Armed Conflict: Disabled Peoples'International v. United States» 29, Harvard International Law Journal, 1988, p. 59.

67. Voir notamment l'article 4 (2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l'article 15(2) de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 27(2) de la Convention américaine des droits de l'homme.

68. Déclaration sur les normes humanitaires minimales, E/CN.4/Sub.2/1991/55 ou RICR, No 789, mai-juin 1991, pp. 350-356.

69. Ibid., article 1.

70. D'autres initiatives comparables à la Déclaration de Turku ont été prises au cours de ces dernières années. Parmi les plus récentes, citons les deux suivantes:

Hans-Peter Gasser, «Code de conduite pour troubles et tensions internes», RICR, No 769, 1988, pp. 53-55

T. Meron, «Projet de déclaration type sur les troubles et tensions intemes», RICR, No 769, 1988, pp. 62-80.

71. En particulier, l'organisation Human Rights Watch a utilisé le droit humanitaire dans un certain nombre de ses rapports, notamment dans «Needless Deaths 1992» concernant la guerre du Golfe.

Un grand nombre de ces organisations ont lancé récemment une campagne visant à réduire l'ampleur des problèmes causés par l'utilisation aveugle des mines terrestres, en demandant un plus grand respect du droit humanitaire en vigueur et, à terme, l'interdiction de l'emploi des mines anti-personnel.

72. Pages 124-125.

73. L'importance du droit humanitaire en tant que facteur favorisant le retour à la paix était déjà relevée dans des instruments du XIXe siècle, notamment dans la Déclaration de Bruxelles de 1874.

74. Les méthodes modernes de l'enseignement du droit humanitaire soulignent l'importance qu'il y a à inculquer les règles d'un comportement correct pendant les exercices militaires, plutôt que dans le cadre de cours théoriques séparés qui paraissent en dehors de la réalité.