Livres et revues : « L'homme-Dieu ou le sens de la vie » et « L'humanité perdue, Essai sur le XXe siècle »

30-04-1997 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 824, de Jacques Meurant

  Jacques Meurant   , Ancien rédacteur en chef de la Revue internationale de la Croix-Rouge  

     

     

  Luc Ferry,   L'homme-Dieu ou le sens de la vie,   essai, Éditions Bernard Grasset, Paris, 1996, 250 pp.  

  Alain Finkielkraut,   L'humanité perdue, Essai sur le XXe siècle   , Éditions du Seuil, Paris, 1996, 174 pp.  

Action humanitaire, assistance humanitaire, morale humanitaire, stratégie humanitaire, diplomatie humanitaire et même catastrophe humanitaire (ce qui est un non-sens)... Toutes ces expressions, réunies maintenant sous le vocable « l'humanitaire », ont suscité ces dernières années une abondante littérature. Juristes, hommes politiques, médecins, journalistes, membres d'organisations non gouvernementales, théoriciens et praticiens ont cher ché à travers l'analyse critique ou le témoignage lié à des cas particuliers à mieux cerner le phénomène humanitaire pour en dégager la signification profonde, les points forts et les limites, ainsi que les tendances. La Revue s'est fait l'écho de quelques-unes de ces réflexions. [1 ]

Phénomène évolutif, l'humanitaire aurait récemment acquis une dimension philosophique et religieuse, si l'on en juge par les débats qu'il suscite au sein des Églises et par les colloques et ouvrages philosophiques qui lui sont consacrés.

L'humanitaire n'est-il pas en passe de devenir la nouvelle religion de l'humanité ? L'idée humanitaire n'est-elle pas en train de se substituer aux préceptes des religions traditionnelles pour devenir la nouvelle loi d'amour universelle ? Ce concept n'est-il pas devenu l'ultime moyen de trouver un sens à la vie ? Ou encore, l'humanitaire serait-il l'agent rédempteur d'un siècle qui a sécrété l'univers concentrationnaire ? Bref, en illustrant l'aventure spirituelle de cette fin de siècle, l'humanitaire, en se prolongeant dans une éthique religieuse, viendrait-il vérifier la prédiction attribuée à André Malraux, selon laquelle « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » ?
 
 

* * *

Dans son dernier livre, L'homme-Dieu ou le sens de la vie , Luc Ferry, auteur de nombreux ouvrages remarqués de philosophie, actuel président de la Commission des Programmes au ministère français de l'Éducation nationale, tente de répondre à ces questions fondamentales. Son raisonnement part d'un triple constat :

  • le recul relatif des religions dans l'Occident chrétien et la disparition des idéologies qui entretenaient le sens du sacré au sein des communautés ont occulté la question du sens de la vie, particulièrement à une époque où prédominent les valeurs du profit, de l'argent, de la notoriété et de la recherche du bonheur matériel ;

  • les progrès de la laïcité et de la démocratie hérités du siècle des lumières, l'influence de penseurs et d'analystes tels que Nietzsche et Weber ont graduellement entraîné une rupture avec la religion, et surtout ses dogmes et ses commandements, et édifié une morale à l'échelle humaine où il n'est « point besoin de religion pour être honnête et charitable. Point besoin de croire en Dieu pour faire son devoir » [2 ]  ;

  • toutefois l'auteur reconnaît que la morale laïque, comme les religions chrétiennes traditionnelles, ne répond pas au besoin de transcendance et d'idéaux supérieurs à la vie. En témoignent d'autres formes de spiritualité, le retour aux sectes, la redécouverte du bouddhisme, etc.

Comment Ferry, sur la base de ce constat, interprète-t-il cet appel à un recours supérieur que certains médias ont qualifié de « soif de Dieu » ? [3 ]

À ses yeux, l'homme ne peut vivre sans transcendance s'il veut donner un sens aux expériences de l'existence, de la souffrance, de la mort, de l'amour, du bien et du mal. Mais cette transcendance, et c'est là un fait nouveau, ne serait plus celle d'un Dieu qui s'impose à nous, elle ne serait plus déduite d'une révélation, mais elle partirait de l'homme lui-même. L'humanisme moderne donne accès à une spiritualité authentique, enracinée dans l'homme. Fort de ce tte affirmation, Ferry développe la question moderne du sens de la vie à partir d'un double processus. 

La première démarche qu'il appelle « l'humanisation du divin » montre qu'au cours des siècles, le contenu de la révélation chrétienne s'est humanisé. Le monde démocratique européen a été gagné par un vaste mouvement de sécularisation, et les catholiques, en particulier, soumettent de plus en plus les commandements du pape au crible de l'examen critique, tout en prônant une religion plus proche des hommes. Si les chrétiens conservent le sens de la transcendance, ils abandonnent toujours plus les dogmes traditionnels au profit d'une conversion à l'idéologie des droits de l'homme.

Cette thèse est contestée par le pape Jean Paul II qui, dans son encyclique La   splendeur de la vérité [4 ] , réaffirme l'impossibilité de remettre en question l'existence du fondement religieux ultime des normes morales et proclame que la vérité n'est pas établie par l'être humain mais par la loi divine. Faire de la libre conscience le seul critère de la vérité serait nier l'existence dans la révélation divine d'un contenu moral et spécifique, de validité permanente et universelle.

Ferry, tout en reconnaissant la légitimité de la position papale, ne peut y adhérer en raison des interdits contenus à la fois dans l'encyclique et dans le catéchisme de l'Église catholique. Pour lui, la liberté de conscience, même celle du chrétien, ne peut s'accorder à ce qui est défendu. L'éthique moderne ne s'accommode plus de la morale du devoir. Le respect de la personne humaine, le souci de l'autre, de sa dignité et de sa souffrance ne sont plus des principes dont le christianisme aurait le monopole. Est-il besoin même d'être croyant pour adhérer à la philosophie des droits de l'homme ? Et dès lors, l'éthique chrétienne ne tendrait-elle pas à se réduire à un simple surplus de foi ajouté à l'esprit de l'idéologie des droits de l'homme ?

Ferry se sent plus proche du théologien allemand Eugen Drewermann. Dans son essai de réinterprétation des Évangiles [5 ] , il cherche à humaniser le divin en réconciliant la religion et la psychanalyse, l'humanisme et la spiritualité, bref, en rendant la religion plus proche des hommes.

Ferry constate une évolution identique dans le traitement du problème du mal. À l'Église traditionnelle qui affirme que le diable possède une existence réelle, les penseurs laïques, avec Rousseau, ont opposé la thèse de la responsabilité de l'homme, tandis que les sciences humaines actuelles en viennent à séculariser le mal : celui-ci n'existe pas en tant que tel, il est le produit d'un système, d'un contexte, d'une classe sociale, de la famille ; il peut être déterminé par les gènes et les hormones ! Dès lors, l'homme ne serait pas responsable du mal ? La question est particulièrement délicate. Comment accepter simplement qu'un homme soit victime d'un système lorsque, délibérément, il torture ou donne l'ordre de raser un village ? Selon Ferry, si l'on admet que l'homme n'est plus responsable du mal qu'il fait, comment opposer encore les actions humanitaires au sens large à celles que nous jugeons inhumaines ? « Si la responsabilité du mal est ôtée à l'homme, comment ne serait-il pas déchargé de celle du bien ? » Mystère de la liberté ? L'auteur ne tranche pas ce débat séculaire qui entoure le mystère du mal ; il estime seulement que le bien moral est inséparable de la possibilité du mal, que l'homme peut tenter d'humaniser le mal tout en restant conscient que l'humanité n'en finira jamais avec lui.

Comment combattre le mal ? L'éthique laïque peut-elle trouver les forces nécess aires pour mener ce combat ? La voie que nous indique Ferry est celle de la « divinisation de l'humain » qui, par le biais de l'humanitaire, justifie et renforce l'engagement de l'homme en faveur du bien.

Pour illustrer le second volet de sa démarche, Ferry souligne la soif d'éthique qui caractérise notre époque et qui se traduit par la prolifération des organisations humanitaires, leur combat incessant pour le respect des droits de l'homme, contre le racisme et l'exclusion. L'éthique qui anime ces organisations implique toujours l'idée du sacrifice, mais l'auteur démontre que l'éthique laïque renforce l'idée du devoir, en ce sens que le sacrifice de soi ne s'exerce plus au nom de Dieu, de la patrie ou d'une idéologie quelconque, mais qu'il est « librement consenti et ressenti comme une nécessité intérieure » [6 ] . Le dévouement trouve sa source exclusive dans l'homme lui-même, et le sacrifice — qui est manifestation du souci de l'autre — agit comme un indispensable contrepoids au seul souci de soi. Pour étayer sa thèse, Ferrry montre qu'au cours des siècles, le concept d'amour a évolué. Autrefois réservé à la divinité, l'amour s'est humanisé jusqu'à réconcilier égoïsme et altruisme. Influencé par les concepts démocratiques, selon lesquels il n'y a pas de différence de nature entre les individus, l'homme ne peut rester insensible aux malheurs des autres.

Ainsi, pour Ferry, l'action humanitaire témoigne d'une aspiration nouvelle qui ne se confond pas avec les formes traditionnelles de la charité, elle traduit l'exigence d'une solidarité avec l'humanité tout entière et ce, d'autant plus que l'homme moderne est de plus en plus menacé dans son identité et dans son intégrité. Et sur ce plan, Ferry ne se réfère pas seulement à la multiplication des génocides, à la prolifération des conflits, à l'accroissement de la violence, mais aus si aux graves menaces des manipulations génétiques susceptibles de transformer l'espèce humaine. Et c'est pourquoi l'humanitaire, qui concerne le croyant comme l'athée, a accédé au premier plan de nos préoccupations morales.

Cette idée est partagée par Alain Finkielkraut, philosophe de renommée internationale, qui, analysant le XXe siècle dans son ouvrage L'humanité perdue , voit dans l'humanitaire un des moyens de réparer les méfaits d'un siècle qui a créé l'univers concentrationnaire et rendu l'idée même d'humanité meurtrière. [7 ]

Il est remarquable que Ferry comme Finkielkraut se réfèrent à Henry Dunant et à la création de la Croix-Rouge, première grande manifestation reconnue de l'humanitaire laïque. Tous deux soulignent la portée exceptionnelle que la Croix-Rouge donne à l'universalité et retiennent particulièrement l'importance de l'idée de neutralisation des victimes quelles qu'elles soient. L'homme, et singulièrement l'homme à terre, est l'ultime objectif d'une nouvelle religion, celle d'humanité.

Les deux auteurs se rejoignent également pour relever les obstacles qui se dressent devant l'application universelle des principes d'humanité, d'impartialité et de neutralité. Comment assurer cette mise en œuvre quand on constate chaque jour le décalage croissant ente l'idéal et les faits ? Trop de fléaux engendrent l'indifférence, nourrie par les effets pervers de la sur information

Ferry, exemples à l'appui, montre que les actions caritatives hautement médiatisées sont devenues le symptôme le plus visible de la société du spectacle, qu'il est de bon ton de condamner dans les milieux politiques et même humanitaires. L'auteur estime cependant que la médiatisation de l'action humanitaire présente des effets plus positifs que négatifs , ne serait-ce que parce qu'elle permet d'en savoir plus et qu'elle incite l'opinion à agir.

Autre critique largement répandue : l'humanitaire fait appel à l'émotion plus qu'à la réflexion ; il privilégie le cœur contre la raison ; « L'humanitaire serait-il un fascisme doux ? » [8 ]  

Pour Ferry, c'est précisément parce que l'humanitaire procède de la Déclaration des droits de l'homme, dont l'optique est universaliste, qu'il ne doit considérer que des victimes abstraites, sans rapport avec leur enracinement dans la communauté. En sécularisant la charité, il l'étend au-delà des solidarités traditionnelles.

Preuve en est l'action internationale menée en Somalie, alors qu'aucune solidarité communautaire ne reliait les Occidentaux aux Somaliens. C'est bien sous la pression d'une opinion publique bouleversée que l'opération a été réalisée et que, malgré les lenteurs et les erreurs commises par l'armée, elle a pu sauver des centaines de milliers de gens.

Finkielkraut fait écho à Ferry pour souligner que l'humanitaire moderne ne distingue pas le blessé de droite de celui de gauche : le sauveteur suit son premier mouvement qui est celui du cœur. « C'est désormais le cœur   qui a raison de l'histoire et l'émotion qui retrouve ses droits.» [9 ]  

Si l'humanitaire se doit de secourir les victimes sans distinction aucune, doit-il également maintenir une stricte neutralité dans ses rapports avec les acteurs responsables des conflits et de la violence ? Finkielkraut relève une ambiguïté dans le droit international humanitaire qui, tout en imposant des dérogations à la souveraineté des États, dépend de la bonne volonté de ces derniers pour sa mise en œuvre. Et de rappeler que le CICR a choisi le silence, en 1942, à propos des cam ps de concentration nazis, pour ne pas compromettre son action en faveur des prisonniers de guerre. L'auteur lui oppose l'attitude des médecins français, les futurs « French doctors », engagés au Biafra, en 1968. Ceux-ci ont brisé le mur du silence et réalisé un second Solférino en proclamant dans une Charte que l'agent humanitaire doit travailler dans le seul respect des victimes, tout en transgressant volontairement toutes les règles lorsqu'elles sont utilisées contre l'homme. Pour Finkielkraut, les médecins du Biafra sont restés fidèles à la neutralité (sic) en proclamant le devoir et le droit de secourir toutes les victimes, quelle que soit l'idéologie de leurs oppresseurs. Mais l'auteur ajoute qu'à notre époque, il n'est plus possible d'accepter les actes les plus inhumains au nom de la raison d'État, ni de se réconcilier avec le mal au nom des intérêts supérieurs de l'humanité. Il faut affirmer avec Lévinas : « La justification de la douleur de mon prochain est la source de toute immoralité. » [10 ]  

Nous sommes là au cœur d'un débat qui dure depuis des décennies : peut-on à la fois secourir et dénoncer ? Comment peut-on enfreindre le principe de neutralité et rester crédible ? Ne retrouve-t-on pas là l'éternelle confusion entre impartialité et neutralité ?

Ferry rappelle également que l'humanitaire est critiqué comme un moyen de détourner les citoyens des nécessités de l'action. En s'attaquant davantage aux effets qu'aux causes des crises, l'humanitaire risque de prolonger la misère. Sur le terrain, il sert d'alibi à l'inaction des États, comme ce fut le cas en Bosnie. L'humanitaire d'État, inefficace, menace l'humanitaire privé, qu'il discrédite. Si l'ingérence s'inscrit dans la logique de l'humanitaire appliqué universellement, ne présente-t-elle pas, dans toutes les situations conflictuelles, le risque d'un retour au colonialisme , et les interventions qu'elle prétend légitimer ne sont-elles pas arbitraires ?

Sans prendre ouvertement position à propos du droit d'ingérence, Ferry estime que l'on ne peut supprimer la diplomatie humanitaire pour en revenir à la diplomatie traditionnelle. Il serait faux de prétendre qu'en Bosnie, par exemple, les États européens seraient davantage intervenus sans l'action humanitaire, et que c'est à cause de cette dernière qu'ils sont restés si longtemps silencieux.

La grande difficulté, reconnaît l'auteur de L'homme-Dieu , est en fin de compte de résoudre le problème des relations entre le politique et l'humanitaire. Les confondre serait absurde et nuisible dans la pratique ; les options tendancieuses des États mettraient en péril les organismes privés, et c'est pourquoi, souligne Ferry, « la Croix-Rouge a maintenu jusqu'à ce jour le principe de neutralité » [11 ] . Les séparer tout à fait serait renvoyer la politique au cynisme et la morale au domaine privé. Il faudra donc arriver à articuler les deux domaines, car « s'il est vrai que l'humanitaire n'est pas une politique, une politique démocratique ne saurait pas non plus faire l'économie du souci humanitaire » [12 ] . Pour cette raison, les dirigeants politiques devront tenir compte du fait que l'humanitaire est la seule réponse à la persistance du mal radical : « Lutter contre le mal, combattre le malheur des autres, et pour cela partir au risque de sa vie dans des contrées lointaines où la folie des hommes offre au moins le mérite de suspendre la banalité de la vie quotidienne. N'est-ce pas là le fin mot de cette fascination qu'exerce encore, malgré les critiques dont elle fait l'objet, l'utopie humanitaire ? » [13 ]  

Rejoignant Rony Brauman [14 ] , Ferry pense que les acteurs de l'humanitaire sont les derniers privilégiés de la modernité en étant ceux qui ont pu donner un sens à leur vie.

On aura compris que, pour l'auteur, l'homme est sacré, divinisé, en quelque sorte. Aussi, dans sa conclusion, érige-t-il l'humanitaire en une religion de l'homme-Dieu ; il pose les prémisses d'un humanisme « transcendantal », d'une spiritualité laïque qui se substitueraient aux religions traditionnelles et au matérialisme pur et dur. L'homme sacralisé est le point de départ et le point d'arrivée de cet humanisme qui fait de l'amour, et particulièrement de l'amour d'autrui, le lieu privilégié du sens de la vie.

Pour sa part, Finkielkraut ne partage pas la vision idéaliste de Ferry. L'acteur de l'humanitaire, s'il prend soin du malade ou du blessé, n'a pas le souci de savoir qui est l'individu souffrant, ni sa raison d'être, ni les motifs de sa persécution. Il faut sauver des vies et rien d'autre ! La solidarité prend alors la forme d'un immense maternage, mais l'humanitaire reste à l'écart des bouleversements et des tensions qui précèdent les cataclysmes. C'est en ce sens qu'aux yeux de l'auteur, l'humanitaire est réducteur.

* * *

S'il nous fallait porter un jugement critique sur ces deux ouvrages, nous pourrions tout d'abord préciser que cette quête du sens de la vie, cette recherche de repères moraux, ce bouillonnement d'idées autour de l'humanitaire sont des phénomènes essentiellement occidentaux. Les vraies victimes du « désenchantement du monde », selon Max Weber, se repèrent surtout dans l'Occident chrétien, et plus exactement dans les milieux catholiques européens Comme le dit Jean Daniel, « ni les musulmans d'Occident, Turcs, Marocains ou immigrés ; ni les juifs de partout, ni même la majorité des protestants d'Amérique ne paraissent courir, angoissés, après leurs repères égarés » [15 ] . Il con vient de relativiser les choses et de se garder de tomber dans la généralisation.

L'humanitaire élevé au rang de nouvelle religion, selon Ferry, se veut exclusivement laïque, condition expresse de son universalité, et totalement neutre. Mais il est aussi un humanisme qui sacralise l'amour et c'est en cela qu'il est proche de l'amour chrétien. Ferry lui-même reconnaît que l'humanisme moderne se ressource dans l'idéal de l'amour chrétien. Dès lors, cet humanisme « revisité » ne se démarque pas totalement des idéaux promus depuis des millénaires par les grandes religions du monde. L'idéal humanitaire de Ferry ne serait-il en fait que l'idéal chrétien débarrassé de ses dogmes, de ses interdits, de ses exigences, et donc plus facile à diffuser, car plus accessible ? Encore peut-on se demander si une spiritualité laïque s'inspirant des droits de l'homme peut faire l'unanimité quand on connaît les interprétations, les déviations et les dysfonctionnements dont les droits de l'homme font l'objet. Enfin, comment les valeurs chrétiennes de solidarité et de fraternité, dès que   laïcisées , seraient-elles perçues par les autres cultures et religions du monde ?

Finkielkraut, comme Ferry portent au crédit de l'humanitaire d'avoir dénoncé le scandale et réhabilité la victime. Mais ce qui gêne le premier est que l'humanitaire se borne à assister les victimes et se désintéresse des causes et des effets des fléaux. Comme le dit l'auteur, l'humanitaire veut du sang pour se mettre en action, il se nourrit de la détresse humaine, ce qu'il appelle « l'aliénation sentimentale à la misère » [16 ] . Une telle affirmation nous paraît par trop péremptoire, voire inexacte. Ferry, pour sa part, a bien compris que l'assistance ne peut seulement accorder d'attention à la souffrance dans l'urgence, elle doit aussi contribuer à atténuer ses causes et à réparer ses méfaits, en tout cas, trouver les relais nécessaires pour assurer la réhabilitation des victimes et le développement subséquent des communautés.

De nombreuses organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales, auxquelles il faut associer le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, agissent dans ce sens depuis des décennies, et nous savons bien que des mécanismes de prévention, avant, pendant et après les conflits, ont été mis sur pied, avec des résultats inégaux ; mais on ne peut nier que des efforts de coordination entre les institutions concernées, entre décideurs et exécutants, aient porté leurs fruits dans bien des cas.

Ce sont là des arguments valables, mais qui ne règlent pas pour autant le problème des relations entre le politique et l'humanitaire. Finkielkraut tente d'expliciter ce qu'il entend par l'attitude réductrice de l'humanitaire. À ses yeux, l'humanitaire déresponsabilise le politique en lui permettant de « délaisser pour un secourisme narcissique la difficile question de savoir comment contribuer (...) à faire du monde un séjour habitable pour ces êtres tous pareils et tous différents qui forment l'humanité ». [17 ]

Mais, qui est responsable ? Le politique qui, par ses faiblesses et ses erreurs, s'est déchargé de ses responsabilités sur l'humanitaire et en a indirectement provoqué l'essor, avec l'aide des médias ? Ou bien l'humanitaire qui ne peut que colmater les brèches tant bien que mal, par manque de moyens notamment, mais que d'aucuns voudraient voir comme l'ultime recours aux grands problèmes du temps ? Comment « articuler » le politique et l'humanitaire, comme le recommande impérieusement Ferry ? Qui, du privé ou du public, est le mieux armé pour prendre des initiatives en matière humanitaire ?

Autant de questions sans réponse, cruciales pourtant pour l'avenir de l'humanitaire. La mort des idéologies influentes, la disparition de l'équilibre entre les grandes puissances, peuvent expliquer les défaillances de la communauté internationale. Mais, comment se convaincre raisonnablement que l'humanitaire, promu religion de l'amour, puisse à lui seul réconcilier les antagonismes, surmonter les carences, lever les doutes, répondre aux angoisses des peuples, écraser le mal ?

Pour le moment, comme l'a écrit Kundera, « l'homme est celui qui avance dans le brouillard ». [18 ]

Les deux essais brillants que nous venons de présenter posent des questions fondamentales sur la nature et l'avenir de l'humanitaire. Leurs conclusions, utopistes chez Ferry, pessimistes chez Finkielkraut, laissent beaucoup de questions sans réponse et certaines de leurs affirmations ne sont pas toujours convaincantes. Mais les deux auteurs ont eu le mérite de présenter des thèses qui vont bien au-delà de ce que nous avions pu lire jusqu'à présent sur ce vaste sujet. Leurs analyses, leurs interrogations sont un précieux stimulant à une réflexion continue sur le sens de la vie, sur le problème du mal et sur l'avenir de l'humanitaire ; elles nous interdisent, en tout cas, tout relâchement dans nos efforts pour adapter l'humanitaire aux turbulences du troisième millénaire.

  Notes :  

1. Voir notamment les recensions des ouvrages suivants : Rony Brauman, Le dilemme humanitaire. Entretien avec Philippe Petit , RICR , no 819, mai-juin 1996, pp. 432-434. Dérives humanitaires, États d'urgence et droit d'ingérence , RICR, No 812, mars-avril 1995, pp. 260-262. Michèle Mercier, Crimes sans châtiment. L'action humanitaire en   ex-Yougoslavie, 1991-1993 , RICR , n° 807, mai-juin 1994, pp. 335-337. Bernard Kouchner, Le malheur des autres , et Xavier Emmanuelli, Les prédateurs de l'action humanitaire , RICR , no 795, mai-juin 1992, p. 331-333. Jean-Christophe Rufin, Le piège — Quand l'aide   humanitaire remplace la guerre , RICR , n° 764, mars-avril 1987, pp. 236-238. Bernard Kouchner, Charité-Business   — l'argent et le rêve , RICR , n° 761, septembre-octobre 1986, pp. 314-317.

2. Ferry, p. 39.

3. Titre du dossier que Le Nouvel Observateur vient de consacrer au sujet, Hors-série, n° 28, s.d. [1996 ] .

4. La splendeur de la vérité , Lettre encyclique: Veritatis Splendor , Mame/Plon, Paris, 1993.

5. Eugen Drewermann, De la naissance des Dieux à la naissance du Christ , traduction en français, Le Seuil, Paris, 1992.

7. Notre analyse a porté plus particulièrement sur le chapitre 5 : « La réparation humanitaire ».

8. Ferry, p. 195.

9. Finkielkraut, p. 126.

10. Lévinas, « La souffrance inutile », dans Entre nous, Essais sur le Penser-à-l'autre , Grasset, 1991, p. 116, cité par Finkielkraut, pp. 125-126. 

11. Ferry, p. 201.

12. Ferry, p. 202.

13. Ferry, p. 203.

14. Rony Brauman, Le dilemme humanitaire. Entretien avec Philippe Petit , Éditions Textuel, Paris, 1996, cité par Ferry, p. 205.

15. Jean Daniel, « Le seul bagage qui vaille... », Le Nouvel Observateur , op. cit . (note 3).

16. Finkielkraut, p. 134.

17. Finkielkraut, p. 136.

18. Milan Kundera, Les testaments trahis , Gallimard, Paris, 1993, p. 279, cité par Finkielkraut, p. 134.