Intervention armée des forces de l'OTAN au Kosovo: Fondement de l'obligation de respecter le droit international humanitaire

31-03-2000 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 837, de Péter Kovács

  Péter Kovács   est professeur de droit international public aux facultés de droit de l'Université catholique Péter Pázmány, Budapest, et de l'Université de Miskolc (Hongrie). -- Le sujet de cet article a été présenté au Symposium, organisé par la Croix Rouge hongroise, à l'occasion du 50e anniversaire des Conventions de Genève (Budapest, 27-28 septembre 1999).  

La campagne militaire internationale lancée par l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) contre la République fédérale de Yougoslavie, dans le but d'empêcher une catastrophe humanitaire au Kosovo, a déjà fait couler beaucoup d'encre, et sans doute va-t-elle le faire encore. L'auteur de cette contribution laissera de côté la brûlante question de la légitimité d'une action militaire internationale contre un État sans l'autorisation préalable du Conseil de sécurité, car cette question mérite des analyses approfondies, dont les premiers fruits ont déjà vu le jour [1 ] . Il ne traitera pas non plus de la responsabilité internationale de la République fédérale de Yougoslavie (RFY) dans le génocide perpétré au Kosovo, ni de la responsabilité individuelle de ses dirigeants devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), dont les actes d'inculpation ont été délivrés en mai 1999. Il se limitera donc à la question souvent posée : dans quelle mesure le droit international humanitaire a-t-il limité la capacité d'action de l'Alliance atlantique ?

  La nature juridique du conflit  
 

Etant donné que les raids aériens sur la Yougoslavie ont été lancés par une organisation interétatique, l'OTAN, il est prima facie évident qu'il faut classer cette situation comme un conflit armé international, selon les termes des Conventions de Genève. Cependant, il ne faut pas oublier que la situation est beaucoup plus compliquée si l'on en observe la cascade d'événements successifs et enchevêtrés : comme le Comité international de la Croix-Rouge l'a souligné, " depuis le début des opérations de l'OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie, deux conflits simultanés et imbriqués l'un dans l'autre ont lieu dans le pays : d'une part celui entre la Yougoslavie et les États membres de l'OTAN (qui a débuté le 24 mars 1999) et, d'autre part, celui entre les forces yougoslaves et l'Armée de libération du Kosovo (UCK), qui date d'avant les derniers événements. " [2 ]
 

Ce dernier appartient-il à la famille des conflits armés internes, ou se situe-t-il dans le cadre des conflits armés d'origine interne, mais déjà internationalisés ? Ou encore, peut-on le ranger carrément parmi les conflits armés internationaux ? Cette question sera sans doute longuement débattue devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie à La Haye -- si le procès a vraiment lieu un jour …

En ce qui concerne les obligations juridiques incombant aux États membres de l'Alliance atlantique, cette distinction n'a qu'une valeur relative. En effet, les rapports entre la RFY et ces pays ont présenté, dès que ces États ont commencé les frappes, toutes les caractéristiques du conflit armé international. On a pu également mesurer la sagesse des codificateurs de Genève de 1949, car il n'y a pas eu de déclaration de guerre et les ambassadeurs ne sont normalement pas parties au conflit. On a donc assisté à des événements qui seraient incon cevables dans une guerre proprement dite. De même, les traités bilatéraux n'ont apparemment pas pris fin par le simple fait des hostilités et, d'une manière plutôt bizarre, certains membres de l'OTAN ont pu concilier la pleine adhésion à la politique des frappes, en tant que membres fidèles de l'organisation, et le refus d'être qualifiés de " belligérants " , sur le motif qu'ils n'apportaient qu'un soutien logistique aux opérations.
 

Qui était donc partie au conflit, l'OTAN ou ses États membres pris individuellement ? Même si l'on peut évoquer des raisons pour nier la qualité belligérante des organisations internationales (en particulier de l'ONU) [3 ] , l'auteur de ces lignes estime, en ce qui concerne l'opération armée au Kosovo, qu'il serait erroné, aussi bien politiquement que juridiquement, de faire un choix. Dans l'opération Force alliée, il s'agissait d'une action concertée avec une responsabilité solidaire de l'organisation et de ses États membres. [4 ]

  Les obligations de respecter le droit humanitaire incombant aux forces onusiennes dans des opérations de maintien de la paix  

  Quelles sont les règles du droit international humanitaire qui doivent s'appliquer en l'espèce ?  
 

Il faut souligner la difficulté de la situation résultant du fait que la partie " belligérante " était officiellement une organisation internationale non partie aux Conventions humanitaires internationales, celles-ci étant des traités interétatiques. De plus, il n'y a pas de précédent. Il est vrai qu'auparavant, l'OTAN avait déjà entamé une action (qu'on pourrait qualifier de coercitive) en libérant les alentours de Sarajevo, ville menacée et terrorisée par les forces serbes de Karad zic et de Mladic. Mais cette action, maintes fois sollicitée par le gouvernement de la Bosnie-Herzégovine, a été effectuée sur mandat du Conseil de sécurité. C'est pourquoi on estime que les frappes aériennes aux alentours de Sarajevo ont été lancées pour le compte de l'ONU. De fait, les règles du droit des conflits armés étaient applicables mutatis mutandis aux forces onusiennes. Il ne faut d'ailleurs pas perdre de vue que la pratique onusienne est beaucoup plus établie en matière d'opérations de maintien de la paix qu'en matière d'imposition de la paix.
 

Faute de mieux, regardons quand même les règles applicables aux forces de l'ONU. Les casques bleus des Nations Unies ont été utilisés à de nombreuses reprises dans des opérations de maintien de la paix, et dans ce domaine, on peut donc parler d'une pratique bien établie5. En revanche, les deux grandes opérations d'imposition de la paix ont été imparfaites. La première, lancée en Corée, selon la résolution 377(V) -- et également connue sous le nom de " Union pour la Paix " ou " résolution Dean Acheson " --, s'est caractérisée par le rôle contesté de l'Assemblée générale et la paralysie du Conseil de sécurité, à cause de l'utilisation abusive du droit de veto des membres permanents.

 
Quant à la seconde opération, Tempête du désert , elle a été réalisée par une coalition ad hoc , même si le Conseil de sécurité a assumé ses responsabilités lors des sanctions contre l'Irak, et même s'il a donné mandat de libérer le Koweit. En effet, les articles 45 à 47 de la Charte des Nations Unies sur l'emploi de la force par les Nations Unies et la mise en place du Comité d'état-major ont été délibérément oubliés par le Conseil de sécurité ; en outre, la chute du mur de Berlin n'a pas réussi à c hanger l'attitude des membres permanents en la matière. On ne peut donc pas parler d'une pratique statutaire constante, mais plutôt d'une pratique généralisée de " l'ad-hoc-isme " , pour emprunter les termes de Luigi Condorelli. [6 ]

Malgré ces imperfections, l'applicabilité du droit international humanitaire aux forces des Nations Unies n'a pas échappé à l'attention des experts. Comme règle générale, Alain Pellet remarque que " le Conseil de Sécurité a l'obligation absolue de respecter le jus cogens et la Charte des Nations Unies. (…) Ce sont les limites, et les seules limites, à son action. Pour le reste, il bénéficie d'un pouvoir d'appréciation qui ne peut faire l'objet d'aucun contrôle " [7 ] . A ce titre, on peut certainement prétendre que les opérations militaires de l'ONU doivent aussi obéir aux normes impératives du droit international, et en particulier à celles qu'on peut déceler dans le droit humanitaire.
 

La présence du jus cogens dans le droit humanitaire, affirmée par plusieurs auteurs [8 ] , a-t-elle été confirmée par la Cour internationale de Justice ? Dans son avis consultatif, rendu sur la licéité des armes nucléaires, la Cour a évité de se prononcer sur ce point, même sous forme d'un obiter dictum , comme l'avaient suggéré plusieurs délégations nationales. La Cour a en effet dit :

" Il a été soutenu au cours de la présente procédure que ces principes et règles du droit humanitaire font partie du jus cogens tel que le définit l'article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969. La question de savo ir si une règle fait partie du jus cogens a trait à la nature juridique de cette règle. La demande que l'Assemblée générale a adressée à la Cour soulève la question de l'applicabilité des principes et règles du droit humanitaires en cas de recours aux armes nucléaires et celle des conséquences que cette applicabilité aurait sur la licéité du recours à ces armes ; mais elle ne soulève pas la question de savoir quelle serait la nature du droit humanitaire qui s'appliquerait à l'emploi des armes nucléaires. La Cour n'a donc pas à se prononcer sur ce point. " [9 ]
 

Par ailleurs, la Cour a toujours été plutôt réticente quand, d'une manière plutôt abstraite, elle a fait allusion au caractère à la fois conventionnel et coutumier des " principes généraux du droit humanitaire " [10 ] . La Cour avait déjà dû se prononcer sur la nature des règles du droit humanitaire dans l'arrêt rendu sur l'affaire du Détroit de Corfou, où elle a relevé l'existence des " considérations élémentaires d'humanité " 11. Plus tard, elle a développé ses considérations dans l'arrêt rendu à propos de l'affaire du Nicaragua :

" La Cour considère que les États-Unis ont l'obligation, selon les termes de l'article premier des quatre Conventions
de Genève, de " respecter " et même de " faire respecter " ces Conventions, car une telle obligation ne découle pas seulement des Conventions elles-mêmes, mais des principes généraux du droit humanitaire dont les Conventions ne sont que l'expression concrète. " [12 ]
 

" (…) les principes généraux du droit humanitaire incluent une interdiction particulière acceptée par les États pour les activités se déroulant dans le cadre de conflits armés qu'ils soient ou non de caractère international. En vertu de ces principes généraux du droit humanitaire [les États ] ont l'obligation de ne pas encourager des personnes ou des groupes prenant part au conflit (…) à violer l'article 3 commun aux quatre Conventions de Genève du 12 août 1949. " [13 ]
 

La Cour a souligné l'importance de la coutume dans le corps du droit humanitaire dans son avis consultatif rendu concernant la licéité des armes nucléaires :
 

" De nombreuses règles coutumières se sont développées, de par la pratique des États et font partie intégrante du droit international pertinent en l'espèce. Il s'agit des " lois et coutumes de la guerre " selon l'expression traditionnelle. (…) Les principes cardinaux contenus dans les textes formant le tissu du droit humanitaire sont les suivants. Le premier principe est destiné à protéger la population civile et les biens de caractère civil et établit la distinction entre combattants et non-combattants ; les États ne doivent jamais prendre pour cible des civils, ni en conséquence utiliser des armes qui sont dans l'incapacité de distinguer entre cibles civiles et cibles militaires. Selon le second principe, il ne faut pas causer des maux superflus aux combattants : il est donc interdit d'utiliser des armes leur causant de tels maux ou aggravant inutilement leurs souffrances ; en application de ce second principe, les États n'ont pas un choix illimité quant aux armes qu'ils emploient. " [14 ]

" C'est sans doute parce qu'un grand nombre de règles du droit humanitaire applicable dans les conflits armés sont si fondamentales pour le respect de la personne humaine (…) que la Convention IV de La Haye et les Conventions de Genève ont bénéficié d'une large adhésion des États. Ces règles fondamentales s'imposent d'ailleurs à tous les États qu'ils aient ou non ratifié les instruments conventionnels qui les expriment, parce qu'elles constituent des principes intransgressibles du droit international coutumier. " [15 ]
 

Dans cet avis consultatif, la Cour est arrivée à constater que la majeure partie du droit international humanitaire relève du droit coutumier :
 

" La large codification du droit humanitaire et l'étendue de l'adhésion aux traités qui en ont résulté ainsi que le fait que les clauses de dénonciation contenues dans les instruments de codification n'ont jamais été utilisées, ont permis à la communauté internationale de disposer d'un corps de règles conventionnelles qui étaient déjà devenues coutumières dans leur grande majorité et qui correspondaient aux principes humanitaires les plus universellement reconnus. Ces règles indiquent ce que sont les conduites et comportements normalement attendus des États. " [16 ]

La Cour a souligné également que le suivi scrupuleux des dispositions du droit humanitaire est un facteur constitutif pour assurer la proportionnalité des actes en cas de légitime défense : " (…) un emploi de la force qui serait proportionné conformément au droit de la légitime défense doit, pour être licite, satisfaire aux exigences du droit applicable dans les conflits armés, dont en particulier les principes et règles du droit humanitaires " . [17 ]

  Comment ces règles humanitaires doivent-elles être observées par les forces des Nations Unies ?  
 

Dans les années 50 et 60, l'approche de l'ONU était plutôt pragmatique. L'obligation de respecter les règles du droit international humanitaire a été confirmée pour chaque opération par les accords spéciaux conclus entre les Nations Unies et les pays fournisseurs de troupes.
 

Ralph Zacklin, un expert juridique au bureau du conseiller juridique du secrétaire général des Nations Unies, a décrit le contenu de ces accords par les termes suivants : " L'accord sur les opérations de maintien de la paix que les Nations Unies concluent avec chaque État membre appelé à fournir des contingents dispose que les conventions internationales applicables à la conduite du personnel militaire et au droit international humanitaire doivent être observés. Les États qui fournissent des troupes pour ces opérations doivent s'assurer que les militaires appartenant à leur contingent sont instruits de ces conventions. La législation nationale et les instructions de mise en œuvre de ces traités sont également applicables. " [18 ]

L'intervention en Corée a été, on le sait, maintes fois critiquée, surtout en ce qui concerne la légitimité de l'opération, et ce, alors qu'elle a servi une juste cause. Les règles humanitaires dont l'observation incombaient aux forces d'intervention ont été formulées par le chef d'état-major américain d'une manière qu'on peut qualifier d'adéquate et de correcte, car dans sa lettre datée du 5 juillet 1951 adressée au secrétaire général, il s'est référé aux Conventions de La Haye de 1907 et aux Conventions de Genève de 1949, que les forces avaient pour instruction d'observer à tout moment. [19 ]
 

Les dispositions des traités applicables aux forces agissant sous les auspices des Nations Unies à Chypre, en Irak et en Somalie [20 ] , au Rwanda, en Haïti, en Angola et en Croatie [21 ] , ont suivi le chemin tracé, avec un résultat mitigé. Ralph Zacklin exprime des doutes quant au respect du principe de la proportionnalité, quant au choix des cibles et à l'emploi de types de munition lors de l'opération Tempête du désert ou lors de l'intervention de l'ONUSOM. [22 ]

Partageant l'idée que les forces des Nations Unies ne peuvent pas agir dans " un vacuum juridique " [23 ] , Paul Tavernier constate à juste titre qu'" il est en effet admis depuis longtemps que les forces de maintien de la paix doivent respecter les règles du droit international humanitaire afin de pouvoir bénéficier elles-mêmes de la protection qu'elles prévoient. L'Institut de droit international (…) s'était prononcé en ce sens dès 1971. " [24 ] Selon Emmanuelli, l'Institut a admis cette idée en 1963 déjà. [25 ]
 

De nombreuses questions ont été cependant soulevées pour l'application concrète de ces principes. L'une d'entre elles, particulièrement intéressante, est l'émergence de la possibilité d'une opposition entre normes contradictoires. Cette éventualité -- bien que très peu probable -- a été évoquée par Patrick Daillier :
 

" Pour ce qui est des forces des Nations Unies, de l'examen de la pratique il apparaît qu'elles sont soumises à toutes les règles du droit de la guerre et du droit humanitaire qui ne sont pas en contradiction avec les principes de la Charte. La principale difficulté pourrait provenir d'une contradiction entre le droit international général -- en particulier les Conventions de Genève de 1949 -- et les dispositions des résolutions obligatoires du Conseil de Sécurité, mais c'est une éventualité qui semble devoir rester exceptionnelle. " [26 ]

En réalité, l'élaboration minutieuse des résolutions du Conseil de sécurité et le pouvoir dont les membres permanents sont crédités excluent l'hypothèse de la violation du droit humanitaire par la création d'une norme qui l'enfreindrait.
 

" Le risque est plus grand, en fait, s'agissant des forces d'intervention au titre de la légitime défense collective. Le paradoxe des armes modernes -- plus sélectives que les anciennes -- est qu'en autorisant le choix d'un plus grand nombre de cibles tout en respectant le critère de la proportionnalité et de discrimination entre cibles civiles et militaires, elles autorisent (ou justifient ?) des destruction s qui pèseront sur le sort des populations civiles pendant une période plus longue après la fin de l'intervention militaire. Contrairement aux vœux des défenseurs des droits de l'homme, le déséquilibre entre pertes des personnels militaires et pertes dans la population civile joue en défaveur de cette dernière. " [27 ]
 

C'est à la fin des années 80 que les Nations Unies ont de plus en plus senti le besoin d'un code applicable aux opérations militaires. La référence valait certainement pour la reconnaissance de l'obligation coutumière imposée aux casques bleus, conformément au dictum déjà cité de la Cour internationale de Justice. Mais pour trouver une base juridique plus solide que le simple rappel du droit international humanitaire, l'ONU a décidé de se charger de la formulation des normes juridiques.

Un pas important a été fait lorsque l'Assemblée générale a adopté, par la résolution 49/59, le texte de la Convention de New York du 9 décembre 1994 sur la sécurité du personnel des Nations Unies. Il couvre toute opération décidée par l'organe compétent de l'ONU, conformément à la Charte des Nations Unies, mais écarte " du champ d'application de la convention toute action coercitive menée en vertu du chapitre VII de la Charte et à laquelle s'applique le droit des conflits armés internationaux " . [28 ]

  Comment pallier les lacunes du droit applicable aux actions coercitives de l'ONU ?  
 

Le CICR a offert ses bons offices pour convaincre les experts des Nations Unies que la formulation d'un code militaire onusien était possible et qu'un document qui en résume les règles servirait mieux le but des militaires qu'un renvoi simple " aux principes et à l'esprit " [29 ] . Ces efforts ont récemment abouti, car, le 6 août 1999, le secrétaire général de s Nations Unies a promulgué, dans son Bulletin, un véritable code sur l'observation du droit international humanitaire par les forces des Nations Unies [30 ] . Cette " Circulaire " semble combler les lacunes évoquées, car ses dispositions s'appliquent aux situations de conflit armé où les forces des Nations Unies sont effectivement engagées avec un mandat qui inclut l'usage de la force. Il s'applique indifféremment aux actions de coercition et aux opérations de maintien de la paix. [31 ]
 

La formulation des règles codifiées par la Circulaire du secrétaire général ressemblent à celles figurant dans différents textes préparés par le CICR à des fins de diffusion [32 ] . Elles sont la quintessence des Conventions de 1949 et de leurs Protocoles additionnels :

  • obligation de distinction entre civils et combattants, objets civils et objectifs militaires (article 5, par. 1) ;

  • principe de la précaution, pour éviter ou diminuer les dommages causés aux civils (article 5, par. 3) ;

  • interdiction des attaques sans discrimination ; interdiction des représailles contre les civils (article 5, par. 5) ;

  • droit limité dans le choix des moyens et méthodes de combat (article 6, par. 1) ;

  • interdiction d'utiliser du gaz asphyxiant ou d'autres armes interdites (article 6, par. 2) ;

  • interdiction de lancer des attaques causant des dommages étendus, durables et graves à l'environnement (article 6, par. 3) ;

  • interdiction de causer des maux superflus ou des souffrances inutiles (article 6, par. 3 et 4) ;

  • interdiction de donner l'ordre qu'il n'y ait pas de survivants (articl e 6, par. 5) ;

  • interdiction d'attaquer les monuments historiques, les œuvres d'art, les lieux de culte, les musées ou les bibliothèques, etc. (article 6, par. 6) ;

  • interdiction d'attaquer ou de détruire des objets indispensables à la survie de la population (article 6, par. 7) ;

  • interdiction d'attaquer les ouvrages et installations contenant des forces dangereuses (article 8, par. 8) ;

  • obligation de protéger les personnes hors de combat (article 7, par. 1) ;

  • interdiction de tuer, de torturer ou d'infliger des punitions collectives (article 7, par. 2) ;

  • obligation de protéger les femmes contre le viol, la prostitution forcée, etc. (article 7, par. 3) ;

  • protection des enfants (article 7, par. 4) ; etc.
     

Par l'incorporation de règles précises des traités humanitaires de 1949 et 1977 dans sa Circulaire, le secrétaire général a fait un geste important et courageux pour la pleine application du droit international humanitaire par les forces de l'ONU. [33 ]
 

Il reste à clarifier les dispositions relatives à la mise en œuvre des règles et à la sanction en cas de violation par un membre des forces onusiennes. Dès le début, les pays fournissant des contingents ont conservé leur droit et leur obligation de contrôler le comportement des forces mises à disposition de l'ONU, même si la responsabilité du contrôle est partagée entre l'État et l'organisation. Comme le CICR l'a rappelé, " il convient de souligner que les casques bleus restent tenus, par leur législation nationale, de respecter les instruments du droit international humanitaire auxquels leur pays d'origine est lié. En conséquence, s'ils violent le droit, ils peuvent être poursuivis devant leurs tribunaux nationaux " . [34 ]

L'éventualité d'une violation du droit humanitaire par les fo rces onusiennes n'est pas une hypothèse d'école. La presse internationale a fait état d'actes de tortures qui auraient été commis en Somalie par certains membres du contingent italien de l'ONUSOM, dont la preuve était une séquence de magnétoscope. L'inculpation de neuf militaires du contingent canadien en Somalie témoigne de la réalité de l'obligation de réprimer des violations du droit humanitaire [35 ] . L'article 4 de la Circulaire du secrétaire général le formule ainsi : " En cas de violation du droit international humanitaire, les membres du personnel militaire d'une force des Nations Unies encourent des poursuites devant les juridictions de leur pays. "
 

Après avoir parcouru " la pratique limitée découlant des actions coercitives et de l'expérience plus vaste acquise dans le cadre des opérations de maintien de la paix " , Zacklin constate donc, à juste titre, que " d'une manière générale, le droit international humanitaire et les éléments du droit des conflits armés qui ont acquis le statut de droit coutumier sont applicables quant au fond, sinon en droit, aux actions coercitives des Nations Unies " [36 ] . Condorelli est déjà prêt à affirmer que " c'est bien tout le corpus du jus in bello qui entre en jeu, la seule réserve étant que, vu que l'Organisation des Nations Unies n'est pas un État, le droit international humanitaire s'appliquera (…) mutatis mutandis " [37 ] .

  Les obligations du droit humanitaire incombant à l'Alliance atlantique et à ses États membres
 

Selon Patrick Daillier, " les forces d'une coalition d'États sont soumises au droit coutumier et aux normes conventionnelles acceptées par l'État qui assure le commandement des forces multinationales " [38 ] . Mais que se passe-t-il quand les engagements conventionnels d'un État s ont moins nombreux ou moins stricts que ceux des autres membres de la coalition ? Pour plus de clarté, rappelons que les pays membres de l'Alliance atlantique ne sont pas tous formellement liés par le premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève [39 ] (les États-Unis, la France et la Turquie n'y ont pas encore adhéré). Il y a quelques années, Françoise Hampson a déjà attiré l'attention au défi d'un futur conflit de normes à l'intérieur l'OTAN [40 ] . En effet, vu l'importance de l'acquis du Protocole I, notamment la codification des principes de la précaution et de la proportionnalité, la question se pose de savoir jusqu'où l'état-major de l'OTAN s'est penché sur le respect des règles de 1977. Avait-il l'obligation de le faire ?

Il va sans dire qu'aucune partie aux instruments de Genève ne peut se soustraire à leur respect selon l'argument qu'elle ne fait rien d'autre que suivre la position de l'organisation. Depuis l'adoption des Conventions de 1949, le principe si omnes n'est plus applicable, et les parties contractantes doivent observer les dispositions concrètes " en toutes circonstances " [41 ] . Il est vrai que si l'on devait trancher uniquement sur la base des principes classiques du droit des traités, la réponse serait assez nuancée et s'approcherait d'une situation " à deux vitesses " [42 ] . On ne peut cependant pas perdre de vue l'exemple que le secrétaire général a osé donner, en reprenant presque mot à mot, dans sa Circulaire, les dispositions du Protocole I, et ce, apparemment sans se faire trop de souci quant au nombre d'États membres qui sont parties aux traités mentionnées. [43 ]

 
Il y a d'ailleurs un facteur qui facilite notre raisonnement. Il est à noter que, même en s'abstenant de l'adhésion formelle, les États Unis ont incorporé un grand nombre de dispositions du ProtocoleI de 1977 dans leur code m ilitaire, comme en témoigne le document Air Force Intelligence and Security Doctrine [44 ] . Dans ce document fort intéressant, qui s'occupe plus spécialement des règles de droit international relatives au choix des objectifs militaires [45 ] , se trouvent des définitions quasi identiques à celles du Protocole I. En ce qui concerne la définition des objectifs militaires, par exemple, on peut lire la règle suivante : " Military objectives are those objects which by their nature, location, purpose or use make an effective contribution to military action and whose total or partial destruction, capture, or neutralization in the circumstances offers a definite military advantage " [46 ] . Cette définition nous rappelle à l'article 52, par. 2 du Protocole I : " Les attaques doivent être strictement limitées aux objectifs militaires. En ce qui concerne les biens, les objectifs militaires sont limités aux biens qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l'action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l'occurence un avantage militaire précis. "

 
La conformité est à constater aussi ailleurs. Ainsi, la définition du lien requis entre les installations industrielles et l'appui donné aux forces armées qui fait de ces installations un objectif légitime satisfait aux prescriptions du droit de 1977 : " Factories, workshops and plants that directly support the needs of the enemy's armed forces are also generally conceded to be legitimate militairy objectives. " [47 ] . Le texte américain considère les moyens de communication comme objectif militaire. Toutefois, il ne précise pas la situation des installations contenant des forces dangereuses ou des barrages : " Controversy exists over whether, and under what circumstances, other objects such as civilian transportation and communication systems, dams, and dikes can prope rly be classified as military objectives. Modern transportation and communication systems are deemed military objectives because they are used for military objectives. " [48 ]

Le document évoque cependant le principe de proportionnalité d'une manière conforme à l'article 51, par. 4 et 5 du Protocole I, et met en garde contre les " dommages collatéraux " aux vies humaines et aux biens de caractère civil.
 

" Precautions in Attack. -- Only a military objective is a lawful object of the attack. Therefore, constant care must be taken when conducting military operations to spare nonmilitary objects and persons, and positive steps must be taken to avoid or minimize any civilian casualties or damage. The principle of proportionality must always be followed, which prohibits an attack when the expected collateral civilian casualties or damage to civilian objects is excessive or disproportionate to the military advantage anticipated by the attack. " [49 ]
 

" Incidental Civilian Casualties Must Be Minimized. -- Attacks are not prohibited against military objectives even though they may cause incidental injury or damage to civilians. In spite of precautions, such incidental casualties are inevitable during armed conflict. This incidental injury or damage must not outweigh the expected direct military advantage. That is, the potential military advantage must be balanced against the probable degree of incidental injury or damage to civilians. If an attack is carried out efficiently, using the principle of economy of force, against a military installation, it would not likely be violate this rule. On the other hand, if the attack were directed against objects used mainly by the civilian population in an urban area (even though they might also be military objectives) its military objectives would have to be carefully weighed against the risks to civilians. Required precautionary measures are reinforced b y traditional military doctrines such as economy of force, concentration of effort, target selection for maximization of military advantage, avoidance of excessive collateral damage, accuracy of targeting and conservation of resources. " [50 ]

 
La définition des armes frappant sans discrimination est compatible avec les textes de Genève : " Indiscriminate Weapons. -- The law on armed conflict also prohibits the use of any weapon that cannot be directed at a military target. However, a weapon is not unlawful simply because its use may cause incidental civilian casualties. An indiscriminate weapon is one that cannot be controlled, through design or function. Some weapons are considered indiscriminate because, although they can be directed at a military objective, they may have otherwise uncontrollable effects that cause disproportionate civilian injuries or damage. Biological weapons are an example. " [51 ]
 

On peut également constater la concordance entre le texte américain et le Protocole I en matière de protection des églises et des établissement culturels ou à but caritatif, malgré le fait que les États-Unis ne sont pas non plus parties à la Convention de 1954 de La Haye sur la protection des biens culturels : " Religious, Cultural and Charitable Buildings and Monuments. -- Because they are not used for military purposes, buildings devoted to religion, art or charitable purposes, as well as historical monuments, may not be the object of air bombardment. However, combatants have a duty to identify such places with distinctive and visible signs. When such buildings are used for military purposes, they may qualify as military objectives and may be attacked. Lawful military objectives are not immune from attack because they are located near such buildings, but all possible precautions must be taken to spare the protected buildings. " [52 ]

On peut donc constater que les obligations imposées aux force s aériennes américaines sont très proches de celles qui lient formellement presque la totalité des autres pays membres de l'Alliance atlantique, en tout cas ceux qui ont effectivement participé aux raids aériens. Ainsi les règles les plus importantes du Protocole I sont-elles opposables à l'Alliance. Par l'incorporation unilatérale des règles conventionnelles (en partie coutumières), les autorités militaires américaines ont réussi à éviter les controverses, apparues lors de l'opération Tempête du désert entre les bombardiers américains et britanniques, sur l'interprétation divergeante du principe de la proportionnalité, et qui ont abouti à un refus britannique de participer à certaines opérations. [53 ]

  L'application des règles conventionnelles et coutumières dans l'opération Force alliée  
 

L'opération Force alliée , censée être un Blitzkrieg , a duré finalement environ 70 jours. Les opérations militaires se sont limitées aux raids air-sol et à l'activité des batteries antiaériennes yougoslaves, pour se terminer par l'acceptation par le gouvernement de la RFY des conditions de paix de l'Alliance atlantique. L'accord a été avalisé par le Conseil de sécurité, par la résolution 1244 du 10 juin 1999.
 

La moitié des opérations aériennes ont été effectuées par les forces américaines et l'autre moitié par les alliés européens54. Suite à quelques erreurs militaires commises au cours des bombardements, l'Alliance atlantique a été très critiquée et a reçu plusieurs avertissements. Les critiques et les mises en demeure ont été lancées aussi bien par le CICR que par le haut commissaire des Nations Unies pour les droits de l'homme, et elles ont concerné essentiellement le choix des objectifs à bombarder. Parallèlement, les même s organismes et les mêmes personnalités ont condamné très fermement la chasse aux Kosovars et les autres crimes de guerre perpétrés par les forces régulières et paramilitaires de l'armée yougoslave. Notre article se limite toutefois à l'examen des critiques adressées à l'OTAN.

Après avoir présenté une note verbale, au lendemain des premières opérations, rappelant aux parties les obligations " découlant du droit international humanitaire et en particulier des quatre Conventions de Genève de 1949 " [55 ] , Cornelio Sommaruga, président du CICR, a exprimé ses inquiétudes de la manière suivante : " Il est important de souligner notre préoccupation quant aux effets, en termes humanitaires, des frappes aériennes de l'OTAN sur la République fédérale de Yougoslavie, où les civils -- terrés nuit après nuit dans des abris antiaériens -- vivent dans la peur, la souffrance physique et l'angoisse quant au sort des membres de leur famille et de leurs voisins. " [56 ] Deux semaines après, le CICR a critiqué ouvertement l'organisation :
 

" Au cours de la première semaine des frappes aériennes, le nombre des morts et des blessés civils est en fait apparu comme faible. Toutefois, à mesure que l'offensive aérienne s'intensifiait et que le CICR, avec la Croix-Rouge yougoslave, a mené des évaluations des besoins humanitaires sur place, une augmentation correspondante du nombre des victimes civiles serbes, ainsi que des dommages plus importants infligés aux biens civils ont été observés. La destruction d'installations industrielles a privé des centaines de milliers de civils de leurs moyens d'existence. Des incidents majeurs ont impliqué des civils : d'une part la destruction d'un train de voyageurs sur un pont et, d'autre part, l'attaque de véhicules civils au Kosovo. Dans les deux cas on a déploré des morts et des blessés. (…) En vertu du droit international humanitaire, les parties au co nflit doivent prendre toutes les précautions possibles lorsqu'elles lancent des attaques. Cela inclut de renoncer à des missions, s'il apparaît que l'objectif n'est pas de nature militaire ou que l'attaque risque de causer incidemment des pertes en vies humaines, qui seraient excessives par rapport à l'avantage militaire attendu. " [57 ]

 
Le président Sommaruga s'est rendu sur place pour se faire une idée de la situation. Il a exprimé " son inquiétude quant aux conséquences humanitaires des opérations aériennes de l'OTAN (…) Rappelant que le CICR était résolu à venir en aide aux victimes, il s'est déclaré profondément bouleversé par ce qu'il avait vu, ainsi que par les témoignages des souffrances évoquées par des personnes qui [avaient ] fui le Kosovo pour l'Albanie, l'ex-République yougoslave de Macédoine et le Monténegro, et par celles qui ont subi les frappes aériennes de l'OTAN. " [58 ] Le CICR et la Croix-Rouge yougoslave ont distribué des colis humanitaires aux victimes des bombardements, devenues, le plus souvent, des sans-abri.
 

Dans les milieux des Nations Unies, Mary Robinson, haut commissaire des Nations Unies pour les droits de l'homme, a exprimé ses préoccupations quant à l'application réelle du principe de la proportionnalité : " In the NATO bombing of the Federal Republic of Yugoslavia, large numbers of civilians have incontestably been killed, civilian installations targeted on the basis that they are or could be of military application, and NATO remains the sole judge of what is or is not acceptable to bomb. In this situation, the principle of proportionality must be adhered to by those carrying out the bombing campaign. (…) The principle of proportionality : It surely must be right to ask those carrying out the bombing campaign to weigh the consequences of their campaign for civilians in the Federal Republic of Yugoslavia. " [59 ]

Le haut commissaire a également insisté sur le droit de regard du Conseil de sécurité sur les opérations : " The principle of legality. It surely must be right for the Security Council of the United Nations to have a say in whether a prolonged bombing campaign in which the bombers choose their targets at will is consistent with the principle of legality under the Charter of the United Nations. " [60 ]
 

Louise Arbour, procureur général auprès du TPIY, a pour sa part souligné la compétence de son Tribunal sur tous les acteurs prenant part au conflit. Et elle a fait allusion à la soumission volontaire des États à la juridiction du TPIY, tout en regrettant l'absence d'un engagement conventionnel de l'OTAN. Elle a par ailleurs rappelé l'obligation des États de réprimer les bavures :
 

" On 24 March 1999, 19 European and North American countries have said with their deeds what some of them were reluctant to say with words. They have voluntarily submitted themselves to the jurisdiction of a pre-existing International Tribunal, whose mandate applies to the theatre of their chosen military operations, whose reach is unqualified by nationality, whose investigations are triggered at the sole discretion of the Prosecutor and who has primacy over national courts.

" Having said that, I am obviously not commenting on any allegations of violations of international humanitarian law suppposedly perpetrated by nationals of NATO countries. I accept the assurances given by NATO leaders that they intend to conduct their operations in the Federal Republic of Yugoslavia in full compliance with international humanitarian law. I have reminded many of them, when the occasion presented itself, of their obligation to conduct fair and open-minded investigations of any possible deviance from that policy, and of the obligation of commanders to prevent and punish, if required. " [61 ]
 

Les considérations du procureur ont été également incluses dans le discours du haut commissaire pour les droits de l'homme [62 ] .
  Human Rights Watch , apprécié pour sa campagne conséquente en faveur du respect des droits de l'homme, a exprimé aussi ses inquiétudes concernant le choix de cibles. Après avoir rappelé les bavures connues, elle a souligné son impression que le choix de certaines entreprises comme objectif était lié au fait que leurs propriétaires étaient des proches de Slobodan Milosevic [63 ] .

Quelle a été la réaction de l'OTAN à ces remarques et critiques ? -- Dans la première phase des opérations, les dirigeants de l'organisation ont insisté sur le fait que les cibles visées étaient uniquement des objectifs militaires faisant partie de la défense antiaérienne [64 ] . Il serait nécessaire de les attaquer pour atteindre le but recherché de la campagne militaire : anéantir la capacité de la RFY de mener des attaques contre la population du Kosovo et arriver à une solution politique de la crise du Kosovo [65 ] . Dans la deuxième phase, commencée au début d'avril, le but militaire était la dégradation progressive de l'armée serbe et de la police spéciale par les attaques lancées contre les facilités logistiques, les routes d'approvisionnement et contre les forces mêmes [66 ] . Sur la liste des cibles, l'OTAN a clairement fait figurer les raffineries et les stocks de pétrole, les ponts, les passerelles des autoroutes et les antennes de radiocommunications [67 ] . L'éventualité de dommages collatéraux est apparue dans le discours de l'OTAN, mais on était de l'avis que les dommages causés aux biens civils étaient minimes. [68 ]
 

Après la première bavure, l'OTAN a reconnu l'erreur du pilote et a promis de mener des investigations approfondies. Par la suite, les responsables de l'OTAN ont à plusieurs reprises e xprimé leurs profonds regrets devant la mort de civils. Ils ont ainsi essayé d'éviter de donner l'impression d'appliquer le critère " deux poids -- deux mesures " , attitude négative qui avait été perceptible lors de la campagne Tempête du désert [69 ] . Les autorités atlantiques ont confirmé que leurs forces armées étaient liées, entre autres, par la règle de la précaution et l'obligation d'éviter des dommages collatéraux [70 ] . Selon elles, les pertes civiles étaient plutôt imputables soit à une tragique coïncidence de circonstances (p. ex. la destruction d'un train civil sur le pont de Luzan) [71 ] , soit à des erreurs humaines (p. ex. la destruction partielle de l'ambassade de Chine à Belgrade, à cause d'une carte géographique désuète) [72 ] ou techniques (p. ex. dommages causés à l'hôpital de Nis) [73 ] . Après certaines attaques dont le but n'était pas vraiment évident [74 ] , d'autres ont été lancées vers la fin avril contre des entreprises chimiques [75 ] . Plus tard, des bombes au graphite ont touché des centrales électriques [76 ] , des lignes à haute tension [77 ] ou des transformateurs électriques. [78 ]

 
Suite au nombre croissant d'erreurs de cibles, dont plusieurs ambassades ont été victimes [79 ] , des initiatives ont été lancées, visant à réduire le pouvoir du commandant suprême des forces de l'OTAN (SACEUR) [80 ] , ou à réviser la procédure de sélection des cibles. Une des initiatives a été attribuée par la presse au ministre allemand des affaires étrangères, Joschka Fischer.

 
Il faut cependant se rappeler que de nombreux témoignages et rumeurs portaient sur le fait que les forces yougoslaves utilisaient des civils comme boucliers humains [81 ] , qu'elles réquisitionnaient des établissements civils (hôtels, écoles, postes) à des fins militaires [82 ] , ou que les territoires bombardés étaient réaménagés avec des corps et des objets civils endom magés [83 ] , ainsi que des positions militaires placées dans un environnement civil. [84 ]

Selon l'appréciation des autorités atlantiques, jamais un tel niveau de professionnalisme et une telle précision n'ont été atteints dans une opération militaire, mais le rapport entre cible visée et cible directement touchée a été de 50 % [85 ] (pour apprécier ce chiffre il faut noter, malgré tout, qu'au cours de la Seconde Guerre mondiale, on a reconnu la précision comme suffisante si la bombe larguée tombait à environ 1,5 km de la cible [86 ] ). Pour sa part, le général Wesley Clark, commandant suprême des forces de l'OTAN, a récapitulé la philosophie de l'action militaire dans les Balkans : détruire l'appareil militaire et paramilitaire, la logistique, les instruments de la propagande étatique et l'approvisionnement pétrolier, pour empêcher les autorités de la RFY de continuer leur politique au Kosovo [87 ] . Le ministre américain de la défense, William S. Cohen, a souligné la détermination des forces engagées de limiter les " dommages collatéraux " au sein de la population civile. [88 ]
 

  Conclusions  
 

Il est certainement trop tôt pour donner, déjà maintenant, une appréciation globale de l'opération Force alliée . On peut constater que, malgré la complexité de la situation juridique, liée aux engagements conventionnels différents des pays membre de l'OTAN, les règles applicables aux forces engagées dans le conflit ont été très proches des règles pertinentes du Protocole additionnel I de 1977.

Par l'incorporation unilatérale des dispositions humanitaires dans leur code militaire, les États-Unis ont comblé la lacune juridique qui aurait pu apparaître sans cela. Cette incorporation a concerné également les dispositions qu'on pourrait difficilement quali fier de " coutumières " . A ce titre, on attribue une importance primordiale à l'apparition du principe de la proportionnalité et à la règle selon laquelle il faut éviter les " dommages collatéraux " au cours d'opérations lancées contre les objectifs militaires. Comme on le sait, ces dispositions ont été méticuleusement rédigées lors de la Conférence diplomatique de Genève (1974-1977), et elles appartiennent aujourd'hui aux normes conventionnelles largement acceptées. Peut-être peut-on les ranger parmi les fruits de l'évolution progressive du droit international, notion supplétive de celle de la codification dans le langage onusien.
 

Ceci dit, les règles du droit international humanitaire applicables dans le conflit yougoslave sont assez claires et, de fait, très proches de celles appliquées par les Nations Unies. Il faut en outre rappeler qu'il y a, à côté du droit humanitaire écrit, le corps des règles coutumières. La pratique des Nations Unies montre que la différence entre les deux corps juridiques est de moins en moins tangible, ce qui amène l'ONU à exiger le respect des règles les plus importantes de 1977. La reconnaissance de règles du droit humanitaire qui appartiennent au jus cogens a facilité l'acceptation de règles nouvelles par les États, règles qu'ils ont essayé de refléter également dans la propagande médiatique.

Le code est prêt, il ne reste qu'à l'appliquer. Mais là est le vrai problème. Bien que, statistiquement, le nombre de bavures soit resté au-dessous du seuil de tolérance, on a du mal à réconcilier un tel raisonnement avec l'esprit du droit humanitaire. A ce titre, le meilleur moyen de prévenir des violations du droit est l'établissement des faits et la constatation de la responsabilité individuelle de ceux qui sont à l'origine de son non-respect.
 

Souvenons-nous du fameux incident dit de Hull (Dogger Bank), en 1904, qui présente beaucoup de similarités avec les événements de 1999 dans les Balkans. Tous les étudiants en droit international sont censés savoir que le responsable de la tragédie des pêcheurs britanniques est le contre-amiral Rojdïestvensky, même si, selon la commission d'établissement des faits, " le contre-amiral a agi de bonne foi et [que ] son honneur militaire n'est pas en cause " . C'est pourquoi, loin d'affaiblir le crédit humanitaire de l'opération, l'investigation approfondie des bavures est essentielle.

  Notes  

1. Voir, entre autres, A. Cassese, " Ex iniuria ius oritur : Are we moving towards international legitimation of forcible humanitarian countermeasures in the world community ? " , European Journal of International Law , vol. 10, n° 1, 1999, pp. 23-30, et B. Simma, " Nato, the UN and the use of force : legal aspects " , ibid ., pp. 1-22.
 

2. CICR, " Le conflit dans les Balkans et le respect du droit international humanitaire " , du 26 avril 1999, RICR , n° 834, juin 1999,
pp. 403-407 (également sur internet : www.cicr.org).

3. Voir notamment C. Emmanuelli, Les actions militaires de l'ONU et le droit international humanitaire , Collection Bleue, Wilson et Lafleur, Montréal, 1995, pp. 30-38.
 

4. La théorie de la responsabilité solidaire de l'ONU et des pays fournisseurs de troupe est partagée par Condorelli , mais contestée par Emanuelli , qui estime que l'ONU est exclusivem ent responsable. -- L. Condorelli, " Le statut des forces des Nations Unies et le droit international humanitaire " , C. Emmanuelli (éd.), Les casques bleus : policiers ou combattants ? , Collection Bleue, Wilson et Lafleur, Montréal, 1997, p. 109, et C. Emanuelli, " Les forces des Nations Unies et le droit international humanitaire " , L. Condorelli/A.M. La Rosa/ S. Scherrer (éds.) : Les Nations Unies et le droit international humanitaire , Actes du Colloque international à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'ONU (Genève, 1995), Pédone, Paris, 1996, p. 368.

5. P. Tavernier, Les casques bleus , PUF, Paris, 1996.

6. Op. cit. (note 4), p. 92.
 

7. A. Pellet, " Peut-on et doit-on contrôler les actions du Conseil de Sécurité ? " , Le chapitre VII de la Charte des Nations Unies, Colloque de Rennes, Société française pour le droit international (éd.), Pédone, Paris, 1995, p. 237.
 

8. J. Pictet, Le droit humanitaire et la protection des victimes de la guerre , Institut Henry- Dunant, Genève, 1973, p. 18 ; L. Condorelli/
L. Boisson de Chazournes, " Quelques remarques à propos de l'obligation des États de " respecter et de faire respecter " le droit international humanitaire en " toutes circonstances " , C. Swinarski (éd.), Études et essais sur le droit humanitaire et sur les principes de la Croix-Rouge en l'honneur de Jean Pictet, CICR/Martinus Nijhoff, Genève/La Haye, 1984, pp. 17 et 33.

9. Licéité de la menace et de l'emploi de l'arme nucléaire, avis consultatif du 8 ju illet 1996, C.I.J. Recueil 1996, par. 83, p. 36.
 

10. Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, arrêt du 27 juin 1986, C.I.J. Recueil 1986, pp. 113-114.
 

11. Détroit de Corfou, arrêt du 9 avril 1949, C.I.J. Recueil 1949, p. 22.
 

12. Loc. cit. (note 10), par. 220, p. 104.
 

13. Ibid ., par. 254, p. 119.

14. Loc. cit. (note 9), par. 75, p. 34, et par. 78, p. 35.
 

15. Ibid ., par. 79, p. 35.

16. Ibid ., par. 82, p. 36.
 

17. Ibid ., par. 42.

18 R. Zacklin, " Le droit applicable aux forces d'intervention sous les auspices de l'ONU " op. cit. (note 7), p. 198.
 

19 Doc. ONU S/2232. Voir Zacklin, ibid., p. 149.
 

20. Ibid., p. 197.
 

21. Voir D. Shraga, " The United Nations as an actor bound by international humanitarian law " , in Condorelli/La Rosa/Scherrer, op. cit. (note 4), p. 325.
 

22. Op. cit. (note 18), pp. 196-197.
 

23. Shraga, op. cit. (note 21), p. 338.
 

24. Op. cit. (note 5), pp. 99-100.
 

25. Emmanuelli, op. cit. (note 4), p. 350.

26. P. Daillier, " L'action de l'ONU : élargissement et diversification de l'intervention des Nations Unies " , op. cit. (note 7), p. 149.
 

27. Ibid .

28. Nguyen Quoc/P. Daillier/A. Pellet, Droit international public , 6e éd., LGDJ, Paris, 1999, Paris, p. 935.
 

29. Voir CICR, Extrait de droit international humanitaire : Réponse à vos questions -- Question n° 18 www.cicr.org.
 

30. " Respect du droit international humanitaire par les forces des Nations Unies " , Circulaire du Secrétaire général des Nations Unies, ST/SGB/1999/13 du 6 août 1999. Voir également A. Ryniker, " Respect du droit international humanitaire par les forces des Nations Unies " , RICR , n° 836, décembre 1999, pp. 795-805, avec texte en annexe.
 

31. Circulaire, ibid ., article premier, par. 1.1.
 

32. P. ex. CICR, Règles essentielles des Convention de Genève et de leurs Protocoles additionnels, Genève, 1983, ou F. de Mulinen, Le droit de la guerre et les forces armées, Institut Henry-Dunant, Genève, 1981.  
 

33. Voir aussi Ryniker, op. cit. (note 30).

34. Op. cit. (note 29).
 

35. Zacklin, op. cit. (note 18), p. 198.
 

36. Ibid. , p. 199.
 

37. Condorelli, en Condrelli/La Rosa/ Scherrer, op. cit. (note 4), pp. 469-470.

38. Op. cit. (note 26), p. 149.
 

39. Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977.
 

40. F. Hampson, " States'military operations authorized by the United Nations and international humanitarian law " , Condorelli/ La Rosa/Scherrer, op. cit. (note 4), p. 397.
 

41. Convention de Genève pour l'amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, 12 août 1949, article 1.
 

42. Convention de Vienne sur le droit des traités, article 40, par. 4.
 

43. Au 31 janvier 2000, 156 Etats sont liés par le Protocole I.
 

44. Federation of American Scientists, Intelligence Resource Program : Air Force Intelligence and Security Doctrine, www.fas.org/ irp/doddir/usaf.
 

45. Chapitre 4 : Targeting and international law.  
 

46. Loc. cit. (note 44), A 4.2.2.
 

47. Ibid ., A 4.2.2.1.

48. Ibid ., A 4.2.2.2.
 

49. Ibid ., A 4.3.
 

50. Ibid ., A 4.3.
 

51. Ibid ., A 4.7.2.
 

52. Ibid ., A 4.5.2. -- voir article 53 du Protocole I.
 

53. Hampson, op. cit. (note 39), p. 400.

54. Background Briefing by a Senior US Official, Toronto, 21 S eptember 1999, www.nato.int/docu/speech/1999/s990921a.htm.
 

55. CICR, communication à la presse n° 99/15 du 24 mars 1999.
 

56. Discours de Cornelio Sommaruga, Président du CICR, Genève, 6 avril 1999.
 

57. Déclaration du CICR du 26 avril 1999, RICR , n° 834, juin 1999, p. 405.

58. CICR, communication à la presse n° 99/23 du 26 avril 1999.
 

59. Report on the Human Rights situation involving Kosovo, submitted by Mary Robinson, High Commissioner for Human Rights, Geneva, 30 April 1999, OHCHR/99/04/30/A.
 

60. Ibid .

61. Statement by Justice Louise Arbour, Prosecutor ICTY and ICTR, Press Release, The Hague, 13 May 1999, JL/PIU/401-E.
 

62. Loc. cit. (note 59).
 

63. www.hrw.org/press/1999/may/nato 0512.htm.
 

64. Javier Solana, secrétaire général, NATO Press Release, 25 March 1999.
 

65. NATO Press Release, 23 March 1999.
 

66. Objectives by Phase , www.nato.int/pictures/1999/990401/b990401b.gif.
 

67. Voir p. ex. Kosovo Targeting , www.nato. int/pictures/1999/990402/b990402e.gif ; www.nato.int/pictures/1999/990405/
b990405h.gif ; ou bien Belgrade Targeting, www.nato.int/pictures/1999/990404/b990404.gif ; www.nato.int/pictures/1999/990405/ b990405e.gif. Maps and aerial views of post- and prestrikes used during the Press Conference by Air Commodore David Wilby, 6 April 1999, www.nato.int/structur/medialib/1999/m990406a.htm.
 

68. Statement by the NATO Secretary General, Pres s Release, 12 April 1999.
 

69. Voir la comparaison entre l'attitude américaine et l'attitude britannique lors de la guerre du Golfe, faite par Hampson, op. cit. (note 39), p. 408, et la critique de la première.

70. NATO Statement on bombing of a refugee convoy in Kosovo, Associated Press, 15 April 1999. Voir également les déclarations de Jamie Shea et du général Giuseppe Marani, lors de la conférence de presse du 15 avril 1999 sur l'incident qui a eu lieu sur le chemin entre Prizren et Dakovica, www.nato. int/docu/speech/1999/s990415a.htm.
 

71. NATO Press Release, 2 May 1999.
 

72. OTAN, communiqué de presse, 8 mai 1999. Voir aussi la déclaration du 9 mai du porte-parole militaire, Walter Jertz, et une déclaration commune de MM. Tenet, directeur de la CIA, et Cohen, ministre de la défense américaine, reconnaissant le caractère erroné des informations utilisées pour la sélection des objectifs, New York Times, 9 mai 1999.
 

73. Reuters, 7 mai 1999 ; voir aussi les bombardements de Surdulica, le 27 avril, et de Novi Sad, le 6mai.
 

74. Une entreprise d'appareils ménagers électriques a été détruite à Cacak, et aucun indice relevant un quelconque rôle militaire n'a été découvert, AFP, 1er avril.
 

75. P. ex. fin mars à Pancevo ; d'autres entreprises ont été touchées la nuit du 24-25 avril.
 

76. P. ex. le 22 mai la centrale thermique de Kostalac et la centrale hydro-électrique de Bajina Basta. Ce jour-là, les raids aériens auraient visé presque la totalité des centrales électriques, selon la presse internationale.
 

77. Le 24 mai 1999, à Novi Sad et à Nis.
 

78. Le 8 mai 1999, à Belgrade, quatre transformateurs ont été temporairement paralysés.
 

79. Il s'agit des ambassades espagnole, hongroise, indienne, norvégienne, suédoise et suisse.
 

80. Voir la presse du 10 mai 1999.

81. A Cirez, 20 000 personnes, à Klina, 500 personnes, à Srbica, 20 000 personnes. Voir USIA, Kosovo erasing history : Ethnic cleansing in Kosovo -- Atrocities and war crimes by location, www.usia.gov/regional/eur/balkans/ kosovo/hrreport/atrocit.htm.
 

82. Voir l'exemple de l'Hôtel Jugoslavija à Belgrade qui est devenu le siège des paramilitaires de M.Seseljs, appelé " les tigres " , bombardé le 9 mai 1999.
 

83. Kosovska Mitrovica, op. cit. (note 81), et Djakovica, conférence de presse de général Dan Lead à Bruxelles, Magyar Nemzet, 20 avril 1999.
 

84. Loc. cit. (note 54).
 

85. Ibid.  
 

86. Ibid.  
 

87. Général Wesley K. Clark, Effectiveness and determination, 2 June 1999, www.nato. int/kosovo/articles/a990602a.htm.
 

88. Secretary of Defense William S. Cohen et général Henry Shelton, Chairman of the Joint Chiefs of Staff, at the Informal NATO

Ministerial Briefing, Toronto, 21 September 1999, www.nato.int/docu/speech/1999/ s990921b.htm.