Algérie : Émir Abdelkader et le droit international humanitaire

27-05-2013 Déclaration

Discours de Peter Maurer, Président du Comité international de la Croix-Rouge, Cercle national de l’armée de Beni-Messous, le 28 mai 2013

Monsieur le Ministre de la Justice,

Monsieur le Ministre délégué auprès du Ministre de la Défense Nationale,

Monsieur le Président de la Fondation "Émir Abdelkader",

Excellences, Mesdames et Messieurs,

Je voudrais tout d'abord remercier la Fondation "Émir Abdelkader" pour la tenue - en partenariat avec le Comité international de la Croix-Rouge - de ce colloque, qui sera consacré aux hauts faits de l'Émir en lien avec le droit international humanitaire.

Mes très sincères remerciements vont aussi au Ministère de la Justice pour son soutien précieux et significatif.

J'adresse enfin ma profonde gratitude au Président de la République, Monsieur Abdelaziz Bouteflika, qui a bien voulu accepter de placer cette importante rencontre sous son haut patronage.

Nous ne pouvons que nous féliciter de l'organisation d'une telle rencontre. Le droit international humanitaire est plus que jamais un sujet d'actualité. L'évolution des conflits armés contemporains qui déchirent notre planète et celle des moyens et méthodes de guerre mettent en lumière des défis sans cesse renouvelés quant à l'application du droit international humanitaire. Les discussions qui auront lieu durant ce colloque revêtent donc pour nous une importance particulière, en ce sens qu'elles viendront nourrir les propres réflexions du Comité international de la Croix-Rouge dans ce domaine.

Mesdames et Messieurs,

Le Comité international de la Croix-Rouge - dont le 150ème anniversaire de sa naissance coïncide avec la 130ème commémoration de la disparition de l'Émir Abdelkader et le 50ème anniversaire de l'indépendance de votre pays - a une histoire et des liens intimes avec l'Algérie.

Ces liens remontent à 1853, année de l'installation d'Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge et précurseur du droit international humanitaire moderne, dans la région de Sétif. Ce sont ses affaires en Algérie qui le conduisent sur le champ de bataille de Solferino, en 1859, pour rencontrer l'Empereur Napoléon III. Or, c'est justement l'immensité de la souffrance humaine des milliers de malades et blessés de Solferino, dont Henry Dunant a été témoin, qui lui inspire les idéaux qui donneront naissance au Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

Ainsi, sans l'Algérie, le Comité international de la Croix-Rouge et tout le Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge n'auraient peut-être jamais vu le jour.

Même s'ils ne se sont jamais rencontrés, l'Émir Abdelkader et Henry Dunant partageaient une conviction commune. Cette conviction, si elle n'était pas absolument inédite, n'en revêtait pas moins un caractère novateur pour l'époque: tout individu hors de combat – qu'il soit malade, blessé ou prisonnier ou autrement incapable de se défendre – doit être traité avec humanité et sans la moindre discrimination.

Cette conviction constitue l’un des principes directeurs du droit international humanitaire moderne, à savoir la distinction en temps de conflit armé entre "combattant" et "non combattant". Elle s'oppose à la logique meurtrière de la guerre, en limite les horreurs et désamorce ainsi la haine entre les forces en présence, au nom d'une logique: la fraternité humaine.

La codification du droit international humanitaire moderne – également appelé "droit de la guerre" ou "droit des conflits armés" – remonte à la première convention de Genève en 1864. Bien des années auparavant, l'Émir Abdelkader avait déjà établi un droit pour les personnes privées de liberté. En pleine lutte contre la conquête coloniale française, l'Émir a exigé qu'un traitement humain soit réservé aux prisonniers. Toute transgression était sévèrement punie.

Ce principe d'humanité est incarné par la mission que le Comité international de la Croix-Rouge s'efforce de mener à bien depuis 150 ans. Alors que la réalité des conflits armés contemporains et leurs conséquences humanitaires soulèvent de nouveaux défis, le Comité International de la Croix-Rouge est aussi déterminé aujourd'hui qu'au moment de sa création à poursuivre son engagement pour assurer un minimum d’humanité au milieu des combats, comme il le fait en ce moment par exemple au Mali ou en Syrie.

Au nord du Mali, en proie à la violence armée depuis plus de 16 mois, les conditions de vie des populations affectées demeurent très préoccupantes et les besoins humanitaires restent importants. Pour pouvoir continuer à fournir une aide adéquate à des centaines de milliers de personnes au Mali, le Comité International de la Croix-Rouge a lancé le mois dernier un appel à ses donateurs en vue de recueillir 40 millions de francs suisses (environ 3.3 milliards de dinars algériens) supplémentaires.

En Syrie, plus de deux ans après le début de la crise, le conflit et ses retombées dans les pays voisins sont devenus une catastrophe humanitaire majeure. Aujourd'hui, des millions de Syriens vivent dans une situation désespérée. Les combats s'intensifient, et on compte à ce jour près de quatre millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays, alors qu'1.2 millions d'autres ont dû chercher refuge dans les pays voisins. Face aux besoins croissants de la population syrienne, nous sommes déterminés à renforcer notre action, qui reste toutefois modeste au regard des besoins.

Ainsi, que ce soit au Mali, en Syrie ou ailleurs, comme dans les territoires palestiniens occupés ou dans l’est de la République démocratique du Congo, le Comité international de la Croix-Rouge demeure pleinement mobilisé pour répondre aux conséquences humanitaires des conflits contemporains, et ce aux côtés des Sociétés Nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, agissant en collaboration avec les agences humanitaires onusiennes et les organisations non-gouvernementales concernées.

Mesdames et Messieurs,

Au-delà de cette filiation historique entre l'Emir Abdelakader et Henry Dunant, les relations qu'entretient le Comité international de la Croix-Rouge avec l'Algérie sont étroites. Je voudrais rappeler ici deux épisodes qui ont particulièrement marqué ces relations.

Le premier est lié aux activités du Comité international de la Croix-Rouge en Algérie durant la guerre d'indépendance, entre 1954 et 1962. Ce thème sera traité, dans le cadre de ce colloque, par un éminent historien spécialiste de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge, M. François Bugnion. Je vous invite par ailleurs à visiter aussi l'exposition consacrée à ce thème dans les magnifiques locaux du Cercle national de l'armée de Beni-Messous.

Le second épisode est relatif à l'adhésion de l'Algérie aux Conventions de Genève en 1960, c'est-à-dire avant l'indépendance du pays. Cet événement unique dans l'Histoire signifiait l'expression la plus solennelle des dirigeants algériens de l'époque de respecter les normes du droit international humanitaire.

Je saisis cette occasion pour rappeler également le rôle important joué par le gouvernement algérien lors de la Conférence diplomatique qui fut à l'origine des deux Protocoles Additionnels aux Conventions de Genève en 1977.

Plus tard, en 2002, avec la signature d'un accord de siège entre le gouvernement algérien et le Comité international de la Croix-Rouge, une coopération plus étroite encore s'est développée, essentiellement dans le cadre des visites de nos délégués dans certains lieux de détention (sur la base d'un accord signé déjà en 1999) mais aussi dans le domaine de la promotion du droit international humanitaire.

Ces dernières années, l'action du Comité international de la Croix-Rouge s'est inscrite durablement dans le cadre des efforts menés par les autorités pour consacrer l'État de Droit en Algérie.

Je tiens aussi à souligner ici la coopération soutenue entre le Comité international de la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge algérien, son partenaire de toujours. En effet, notre relation avec le Croissant-Rouge algérien remonte à ses origines, pendant la Guerre d'Algérie. Sous l'impulsion du Dr. Ben Tami, représentant spécial du Croissant-Rouge algérien auprès du Comité international de la Croix-Rouge, le Croissant-Rouge algérien a facilité l'accès du Comité international de la Croix-Rouge à des prisonniers français détenus par l'Armée de Libération Nationale et a travaillé conjointement avec nous, de même qu'avec les Sociétés Nationales de la Tunisie et du Maroc, pour fournir une assistance aux Algériens réfugiés dans ces deux pays. Le Dr. Ben Tami est devenu si proche du Comité international de la Croix-Rouge que le Président du Comité international de la Croix-Rouge à l'époque a même fini par lui dire, je cite: "Vous faites partie de la boîte"!

Mesdames et Messieurs,

Si le Comité international de la Croix-Rouge est surtout connu pour ses opérations sur le terrain, dans le monde entier, en faveur des victimes des conflits armés et des autres situations de violences, il joue également un rôle en tant que promoteur du droit international humanitaire - ce corps de droit régissant le comportement des Parties lors d’un conflit armé qu’il soit international ou non international. Ce rôle complexe, étroitement associé à sa propre création, a été formellement confié à notre Institution par la communauté internationale.

Ce rôle de promoteur implique un engagement constant du Comité international de la Croix-Rouge dans la création d’un environnement favorable au respect du droit international humanitaire. En particulier, le Comité international de la Croix-Rouge investie des moyens considérables dans la recherche de nouveaux outils de mise en œuvre du droit pour faire face aux nouvelles formes de violence et technologies de guerre.

Par ailleurs, conformément aux Statuts du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et à ses traditions, le Comité international de la Croix-Rouge a un rôle déterminant à jouer dans le renforcement et le développement du droit international humanitaire afin d’assurer que ce dernier réponde de manière adéquate aux problèmes humanitaires. Dans ce cadre, le Comité international de la Croix-Rouge a lancé une vaste étude en 2008 pour analyser dans quelle mesure le droit international humanitaire permet de répondre adéquatement aux problèmes humanitaires posés par les conflits armés contemporains. Cette étude a démontré qu’en général, le droit international humanitaire reste adéquat mais qu’un renforcement dans certains domaines spécifiques permettrait de renforcer la protection des victimes. Parmi ces domaines, deux seront abordés lors de ce colloque, ceux qui ont été considérés comme prioritaires lors de la dernière Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, fin 2011, à savoir: 1) la protection des personnes privées de liberté dans les situations de conflit armé non international et 2) le renforcement du respect du droit international humanitaire.

Le Comité international de la Croix-Rouge se penche également sur d’autres thématiques spécifiques en vue de clarifier la manière dont les règles du droit international humanitaire s’appliquent aux conflits armés contemporains. Certaines de ces thématiques suscitent un intérêt croissant de la part des États, en particulier les nouvelles technologies de guerre – à commencer par la guerre informatique ("cyber guerre") ou les systèmes d'armement télécommandés, automatisés et autonomes – ou encore la distinction entre conflit armé et "terrorisme", s'agissant notamment du respect du droit humanitaire par les parties non étatiques aux conflits armés non internationaux.

Les activités du Comité international de la Croix Rouge en la matière viennent toutefois en appui aux programmes nationaux et ne sauraient les remplacer. En effet, la responsabilité d'appliquer ce droit incombe premièrement aux États Parties aux Conventions de Genève.

En Algérie, aujourd'hui, une grande importance est accordée à la mise en œuvre du droit international humanitaire. Je suis sûr que la Commission nationale algérienne de droit international humanitaire, créée en 2007, assumera les responsabilités qui sont les siennes en matière de diffusion, de législation et de mise en œuvre du droit humanitaire. Cette Commission travaille en étroite collaboration avec nous et je lui renouvelle mon soutien.

S'il est certain que la nature des conflits a beaucoup évolué depuis les Conventions de Genève de 1949 et les Protocoles Additionnels de 1977, le droit international humanitaire doit rester pertinent en toutes situations afin d'assurer la meilleure protection possible à toutes les catégories de personnes protégées.

Mesdames et Messieurs,

Le Comité international de la Croix-Rouge est déterminé à remplir son rôle de promoteur du droit international humanitaire et à poursuivre ses efforts dans le sens d'un renforcement et d’une clarification de l’interprétation des règles car les enjeux sont vitaux pour les victimes des conflits. Même la guerre a des limites.

Avant de conclure, je voudrais encore rendre un hommage posthume à l'Émir Abdelkader, fondateur de l'État algérien moderne et précurseur de la codification du droit international humanitaire moderne. Sa contribution au développement de l’action humanitaire moderne a été considérable. Non seulement il a été un précurseur incontesté des principes fondamentaux de cette action en particulier grace à son intervention courageuse pour la protection de civils innocents à Damas en 1860, mais il a su user de ses compétences militaires, diplomatiques et politiques pour mettre en œuvre cette action. Au delà de ces exploits, l’Emir Abdelkader est reconnu comme un personnage remarquable tant pour son engagement politique en faveur de la nation algérienne, que pour son inspiration et sa contribution à la théologie soufie au Moyen Orient.

Je terminerai avec cette vérité incarnée par l'Émir Abdelkader et Henry Dunant, et qui explique parfaitement le sens du travail du Comité international de la Croix-Rouge aujourd'hui: quand une personne est hors de combat, sans défense et à la merci de son adversaire, c'est la fraternité humaine qui doit reprendre le dessus.

Je souhaite plein succès à vos travaux.

Merci de votre attention.

Wa Assalamou Alaikoum !