Les règles de la guerre appartiennent-elles au passé ?

10 mai 2019
Les règles de la guerre appartiennent-elles au passé ?

Allocution de Peter Maurer, Président du CICR, Centre d'études stratégiques et internationales, Washington DC, 10 mai 2019. Traduction de la transcription.

Nous sommes tous témoins des violations flagrantes du droit international humanitaire (DIH) dans les conflits, partout dans le monde. De telles violations ont été récemment commises en Syrie, en Irak, au Yémen, en Somalie, mais aussi dans de nombreuses autres régions du monde. La question qui nous occupe aujourd'hui semble dès lors inévitable : le DIH est-il toujours pertinent ? A-t-il un avenir ?

Le droit international humanitaire est foncièrement utile, j’en suis convaincu. Nous ne devons toutefois pas partir du principe que tel sera toujours le cas. Si nous voulons qu’il reste pertinent et utile, le DIH doit faire l’objet de débats, d’échanges et d’examens critiques ; ses lacunes doivent être analysées et sa mise en œuvre doit être suivie avec les acteurs sur le terrain et évaluée. Sa pertinence n’est donc pas donnée d’avance ; elle est le fruit d’un engagement de tous les acteurs concernés en faveur de son respect et de sa mise en œuvre.

Le DIH est une branche vivante du droit, ce que nous avons tendance à oublier. Nous le considérons comme statique. Et pourtant, le DIH est bel et bien vivant. Il a été conçu avec des militaires pour être mis en œuvre sur les champs de bataille et pour préserver l’équilibre entre les objectifs militaires et les impératifs humanitaires. Ce droit a été élaboré non pas pour sommeiller dans des recueils de lois poussiéreux, mais pour servir de guide au sein de la triste réalité de la guerre. Aujourd’hui, nous devons chercher ensemble des moyens de renforcer le respect du DIH compte tenu de la dynamique changeante des conflits.

Je souhaite donc commencer par rappeler brièvement ce qui se cache derrière la notion de « droit international humanitaire ». Je n’ai pas l’intention de vexer qui que ce soit et je ne doute pas que vous savez probablement tous ce qu’est le DIH. Et pourtant, je sais par expérience que cette notion n’est pas interprétée de la même manière partout dans le monde. C’est pourquoi je voudrais dire quelques mots sur ce que nous avons à l’esprit lorsque nous parlons du droit international humanitaire.

Le droit international humanitaire crée un consensus minimal au sein des belligérants pour que le principe d’humanité soit préservé même au plus fort des hostilités, et pour que les effets négatifs des conflits armés sur les individus, la société et les États soient contenus. Les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels constituent dans une large mesure un droit coutumier qui reflète une pratique bien établie tant dans le temps que dans l’espace. En effet, bien qu’elles aient été adoptées en 1949, ces Conventions reflètent une pratique établie depuis un siècle déjà dans le monde entier.

Vous êtes certainement nombreux à connaître le Code Lieber, qui a édicté des règles sur le traitement avec humanité des populations civiles durant la guerre de Sécession et a été à ce titre un important précurseur du droit international humanitaire consacré par les Conventions de Genève. Les États-Unis ont contribué pour beaucoup à l’élaboration du droit international humanitaire au cours des deux derniers siècles et s’emploient aujourd’hui avec vigueur à faire respecter ce droit en donnant des directives très précises à leurs troupes sur les champs de bataille.

Je me félicite de l’excellente mesure prise cette semaine par les sénateurs Cory Booker et Todd Young, qui présenteront une résolution bipartite honorant le 70e anniversaire des Conventions de Genève et appelant à un plus grand respect du droit international humanitaire. Je salue cette initiative du Sénat américain qui vise à attirer l’attention sur les crises humanitaires dans le monde et à promouvoir le rôle prépondérant des États-Unis dans les efforts pour réduire les souffrances des personnes touchées par un conflit.

Basées sur les réalités de la guerre, les règles du DIH sont claires. Elles disposent que l’action militaire doit être limitée par les principes de proportionnalité, de distinction et de précaution. Elles interdisent l’emploi d’armes aveugles telles que les armes biologiques et chimiques, dont l’utilisation ne pourra jamais être conforme aux principes du DIH. Elles interdisent également la torture et les autres formes de mauvais traitements tels que le viol et les violences sexuelles. Le DIH protège les personnes qui ne participent pas aux conflits et veille en particulier à la protection des soins de santé et de ceux qui les dispensent. Il protège en outre les populations vivant sous occupation, les détenus et les personnes disparues, et met en avant le rétablissement des liens familiaux.

Par ailleurs, le droit international humanitaire souligne l’importance de l’accès d’organisations neutres, impartiales et indépendantes aux personnes en détresse, le droit de ces organisations de fournir des services d’assistance et l’obligation des États de faciliter ces services.

Fort de plus de 150 ans d’expérience sur le terrain, le CICR a joué un rôle décisif dans l’élaboration de cadres juridiques et de recommandations pratiques reposant tant sur la réalité des champs de bataille que sur les besoins des populations. Nos principes de neutralité, d’indépendance et d’impartialité ainsi que notre engagement auprès de toutes les parties dans les zones de conflit ou de guerre sont essentiels pour que nous puissions exercer nos activités. La règle de confidentialité que nous appliquons et notre rôle d’intermédiaire neutre entre les belligérants – qui nous permet d’instaurer la confiance et d’aménager un espace de négociations sur les lignes de front – sont au cœur de notre action dans les nombreux conflits qui ravagent le monde.

Lorsque j’examine l’évolution des conflits et des situations de violence dans le monde, je relève plusieurs facteurs particulièrement préoccupants.

Premièrement, la compétition entre les puissances en jeu s’accentue aux niveaux mondial et régional. Comme je l’ai mentionné plus tôt, le DIH repose sur l’acceptation par les belligérants du cadre normatif qu’il représente. Mais la compétition entre les puissances met à mal nos efforts visant à créer ce sentiment de partager des éléments communs qui est à la base de la mise en œuvre et du respect du droit international humanitaire.

Deuxièmement, la fragmentation et la multiplication des acteurs et des lignes de front sont extrêmement préoccupantes. Cette fragmentation est non seulement horizontale – il suffit de constater les nombreux groupes et acteurs armés sur certains champs de bataille –, elle est aussi verticale, puisque la manière dont les acteurs sur le terrain conduisent les hostilités, détiennent des individus, opèrent et respectent – ou pas – le DIH, dépend d’autres acteurs aux niveaux national, régional et mondial. Nous observons donc non seulement une multiplicité des acteurs qui agissent de manière indépendante sur les champs de bataille, mais aussi une fragmentation à la fois horizontale et verticale.

Troisièmement, les différents phénomènes de violence auxquels nous sommes confrontés sont de plus en plus complexes – agressions militaires, actions de lutte contre le terrorisme, actes criminels ou violence intercommunautaire – et se superposent parfois dans les contextes spécifiques dans lesquels nous opérons. Aussi, ces différents phénomènes de violence éclatant au même endroit, au même moment et dans le même contexte, les limites des champs de bataille ne sont plus aussi clairement définies qu’avant.

Nous sommes donc obligés de naviguer d’un système légal à l’autre. Nous ne pouvons plus nous préoccuper exclusivement du droit international humanitaire, car nous ne sommes plus exclusivement dans un contexte clairement défini de conflit armé international ou interne. Par conséquent, nous devons également nous arrêter sur le droit international des droits de l’homme, le droit pénal, les législations nationales et les lois antiterroristes, entre autres.

Quatrièmement, les guerres impliquent toujours plus de partenaires et d’alliés qui ne se trouvent pas sur les théâtres de conflit. L’expérience récente du CICR a montré que cette nouvelle donne peut entraîner une dilution des responsabilités, une fragmentation des chaînes de commandement et une circulation incontrôlée des armes.

Cinquièmement, des guerres sont aujourd’hui menées dans le cyberespace. Et des nouvelles technologies comme la robotique et l’intelligence artificielle résulte un armement plus sophistiqué. Les grandes entreprises technologiques, mais aussi les États sont devenus d’importants interlocuteurs pour le CICR car ils nous aident à comprendre les nouveaux paramètres que sont le prolongement de l’espace de guerre dans le cyberespace, la modernisation des armes et le développement des technologies d’intelligence artificielle.

Enfin, dans la plupart des contextes et sur les importants théâtres de conflit où nous intervenons, les guerres s’étendent souvent sur plusieurs années ou décennies avant qu’une solution politique ne soit trouvée. Nous sommes présents en moyenne depuis plus de 30 ans dans nos 15 opérations les plus importantes dans le monde. Notre présence n’est donc pas de courte durée. Les guerres se sont urbanisées et sont désormais menées dans des zones densément peuplées, tuant et blessant de nombreux civils et détruisant les systèmes de santé, mais aussi les systèmes d’approvisionnement en eau et en électricité. Aujourd’hui, les guerres n’ont plus seulement des répercussions sur des individus ; souvent, elles mettent à mal l’ensemble des services sociaux fournis à ces individus.

Le CICR observe ces évolutions pour comprendre leurs conséquences, au niveau humanitaire, sur la vie de millions de personnes vivant dans l’ombre d’un conflit ou d’une situation de violence. Nous sommes témoins de violations, mais aussi de centaines ou de milliers de situations où les lois sont respectées. Par exemple lorsque des soldats laissent passer un blessé à un point de contrôle, qu’un enfant reçoit de la nourriture ou une autre forme d’aide humanitaire sur la ligne de front, que les conditions de vie des détenus sont améliorées ou qu’ils peuvent avoir un contact avec leurs familles, nous avons la preuve que le droit international humanitaire est respecté.

Il est évident que lorsque le DIH est respecté, les souffrances des civils sont moins grandes et le processus de réconciliation entre les communautés a plus de chances d’aboutir au lendemain du conflit. Je suis toujours étonné lorsque j’examine les statistiques. Je reviens sur les 15 opérations les plus importantes du CICR : ces contextes, dans lesquels les violations du droit international humanitaire sont les plus systématiques, sont à l’origine de plus de 80 % des déplacements de populations dans le monde. Il ne s’agit pas d’un non-respect généralisé du DIH, mais, dans certains contextes spécifiques, la situation est très préoccupante.

Comme je l’ai mentionné, le DIH n’est pas un ensemble de normes abstraites, c’est un outil pratique conçu pour servir les intérêts de tous, pour protéger la vie humaine, pour rompre le cercle vicieux de la violence et pour réduire le coût des conflits. Le droit international humanitaire n’est pas seulement nécessaire aux niveaux éthique et juridique pour réduire la facture de l’aide humanitaire, qui a explosé ces dernières années. Ce droit est tout simplement bien conçu et judicieux, et il convient de le respecter si l’on veut atténuer les répercussions de la guerre et de la violence sur les gens.

Les décisions politiques et la conduite des belligérants peuvent soit protéger et soutenir les civils et les normes humanitaires, soit les anéantir. Elles peuvent constituer une aide ou un obstacle. J’aimerais mentionner à ce propos que les organisations humanitaires telles que le CICR sont confrontées en permanence à des dilemmes et doivent faire des choix entre les principes, le droit et le pragmatisme, entre plaider la cause des victimes ou être un interlocuteur crédible pour les belligérants, qui sont à l’origine des violations du DIH. Ces dilemmes font partie de notre quotidien et nous connaissons les arguments qui remettent en cause les normes humanitaires ou le droit et les limites auxquelles une action humanitaire impartiale est confrontée.

Lorsque nous ouvrons le dialogue avec eux, les belligérants nous disent souvent : « Nous connaissons les lois. Inutile de nous les expliquer. Mais nous les respecterons uniquement si l’autre partie fait de même. »

Les belligérants sont donc souvent dans une optique de transactions plutôt que de conformité avec le droit, ce qui est un véritable problème. Il arrive aussi que les belligérants mettent en avant des arguments fâcheux qui relèvent de l’exceptionnalisme. Ils avancent par exemple que l’adversaire est si mauvais qu’il doit être combattu en ignorant les dispositions limitant l’usage de la force. Tels sont les arguments qui nous sont régulièrement présentés.

Nous courrons aujourd’hui un risque accru d’être politisés, mais aussi d’être confrontés à des obstacles liés à la sécurité qui entravent notre accès là où il est nécessaire, et à un fardeau bureaucratique qui nous empêche de déployer notre action humanitaire. Ces défis sont bien réels pour nous et, comme je l’ai mentionné tout à l’heure, notre sécurité est de plus en plus souvent mise à mal dans ces situations en raison de notre difficulté à être perçus comme l’acteur neutre et impartial que nous voulons être.

Dans cet environnement, nous nous retournons vers le droit, vers les principes et vers notre mission qui consiste à trouver des solutions si possible pragmatiques pour les populations touchées par la violence et les conflits. Nous recentrons également nos efforts sur la prévention des violations du DIH. Nous intensifions les négociations avec les belligérants pour les amener à mieux respecter les règles. Nous travaillons en bilatéral, mais aussi de manière multilatérale avec des petits cercles de personnes impliquées dans des opérations en partenariat, auxquelles nous rappelons d’influencer positivement leurs alliés respectifs.

Le nombre de groupes armés non étatiques ayant fortement augmenté, nous affinons notre connaissance de ce type d’acteurs et nos modes d’influence sur eux, notamment l’influence des pairs et basée sur des valeurs. Nous avons appris par exemple que les forces armées structurées et les groupes armés non étatiques doivent être approchés différemment. Nous avons également repensé, amélioré et multiplié les formes du dialogue que nous nouons avec nos interlocuteurs, qu’il s’agisse de forces et groupes armés structurés ou de groupes armés non étatiques.

Chers collègues, j’aimerais conclure en soulignant que le droit international humanitaire et l’action humanitaire ont été, pendant des décennies, le fait d’experts des domaines militaire et humanitaire. Depuis quelques années toutefois, les questions humanitaires sont au cœur des programmes politiques. Il est donc essentiel qu’une perspective humanitaire soit systématiquement apportée dans le débat politique et que les acteurs humanitaires connaissent ce débat. L’équilibre que nous devons trouver aujourd’hui est périlleux : d’une part, nous devons éviter la politisation de l’espace humanitaire et, d’autre part, nous avons besoin d’acteurs politiques responsables qui soutiennent une action humanitaire neutre et impartiale.

Cet équilibre n’est pas facile à trouver. Si nous voulons garantir la pertinence du droit international humanitaire, nous ne pouvons pas nous contenter de prêcher sa mise en œuvre et de nous plaindre des violations dont il fait l’objet ou d’un manque de conformité de la part des États. Nous devons mettre en évidence que le droit international humanitaire et l’action humanitaire sont effectivement compatibles avec la sécurité et la souveraineté des États. Nous devons aussi identifier les « points de pression » qui nous permettent de travailler en respectant la souveraineté des États, car ce sont finalement ces derniers qui nous autorisent – ou pas – à déployer notre action.

Il est primordial que les grands thèmes politiques, comme la lutte contre le terrorisme, soient traités dans le respect du droit international humanitaire et de ses principes. Nous devons trouver des solutions pratiques lorsque ces deux éléments – chacun poursuivant des objectifs légitimes – se rencontrent et se mettent mutuellement en péril en raison de l’interaction et de la relation conflictuelle qui les lient. Nous devons trouver un équilibre entre la protection des civils et la poursuite d’une action militaire conforme au droit international : les hostilités doivent pouvoir être menées sans que la sécurité des civils ne soit compromise.

Il est importance de braquer les projecteurs sur les violations et sur les responsabilités. Toutefois, on ne s’intéresse souvent pas assez à la mise en œuvre du DIH au quotidien. Nous devons nous inspirer d’exemples positifs où ce droit est respecté. Le contrôle des armes ainsi que les traités sur les armes et le désarmement font l’objet d’un large consensus. Et pourtant, les armes n’ont jamais autant circulé dans le monde. Nous devons donc redoubler d’efforts pour que les restrictions en la matière soient respectées et pour que les lois réglementant les exportations d’armes soient renforcées.

Cette année, à l’occasion du 70e anniversaire des Conventions de Genève, nous faisons le point et nous réfléchissons.  Les Conventions de Genève ont été élaborées pour le bien et au nom de l’humanité tout entière. Elles représentent un frein à nos élans les plus destructeurs. À maints égards, elles répondent toujours à leurs objectifs. Malgré un système multilatéral aujourd’hui chancelant, le droit international humanitaire semble bénéficier d’un soutien politique. Preuves en sont, par exemple, l’initiative engagée des sénateurs américains dont j’ai parlé tout à l’heure, l’appel des ministres des affaires étrangères du G7 à plus de respect et à une plus grande protection des civils, et la mobilisation de personnes plaidant en faveur du DIH, qui, même si elles ne sont pas assez nombreuses, font entendre leur voix. Enfin, il est essentiel que les déclarations faites dans ce domaine débouchent sur des actions concrètes. Si nous voulons que les personnes subissant l’horreur des guerres actuelles retrouvent l’espoir, des actions plus fortes sont nécessaires au niveau humanitaire mais aussi dans les milieux universitaire et politique.