Réflexions sur les Protocoles de Genève

31-10-1997 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 827, de George H. Aldrich

  George H. Aldrich   était ambassadeur et chef de la délégation des États-Unis à la Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés (Genève, 1974-1977). Juge au Iran-United States Claims Tribunal à La Haye depuis 1981, il a été, de 1990 à 1997, titulaire de la « chaire de la Croix-Rouge » de droit international humanitaire à l’Université de Leyden (Pays-Bas).  

     

J’ai eu l’occasion, voici déjà treize ans, de faire part de mes réflexions sur la négociation des Protocoles de 1977 dans un article destiné à un ouvrage en l’honneur de Jean Pictet [1 ] . J’éviterai donc de me répéter ici. En revanche, et avec le recul que donnent les années qui se sont écoulées dans l’intervalle, je pourrais peut-être ajouter utilement quelques éléments supplémentaires.

Dans ce premier article, j’avais mentionné la capacité des médias (de la télévision en particulier) de sensibiliser l’opinion, en Occident tout au moins, et par l’intermédiaire du public, d’attirer l’attention des gouvernements occidentaux sur les cruelles réalités de la guerre et sur la nécessité criante de renforcer à la fois le droit applicable et le respect de ce droit [2 ] . Toutefois, je consid ère aujourd’hui que j’avais sans doute sous-estimé le pouvoir du petit écran. Il ne fait aucun doute que les images télévisées des atroces événements récents en ex-Yougoslavie et dans plusieurs parties de l’Afrique ont fortement pesé sur les décisions politiques de l’Occident, tant pour ce qui est de l’intervention militaire que pour la répression des violations du droit. Jamais les Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda n’auraient vu le jour si la télévision n’avait d’abord transmis régulièrement des images des atrocités commises. Cette sensibilisation a même été si vive qu’elle a poussé les Nations Unies à envisager sérieusement la création d’un tribunal pénal permanent, chose que j’aurais jugée, à l’époque où nous négocions les Protocoles, fort improbable avant un siècle, au bas mot.

La fin des hostilités en ex-Yougoslavie a entraîné une réduction tant des atrocités elles-mêmes que de leur couverture télévisée. Il semble malheureusement que, de ce fait, les pressions exercées pour renforcer l’efficacité de ces tribunaux et pour que les criminels de guerre les plus haut placés et exerçant les plus grandes responsabilités soient châtiés s’évanouissent entièrement. La télévision est, certes, un outil puissant, mais ses effets se dissipent inévitablement avec le temps et le détournement de l’attention du public vers d’autres événements.

Qui sait, dès lors, si nous ne verrons pas au XXIe siècle des tentatives d’améliorer le respect du droit international humanitaire qui compléteront l’accent mis, hier et aujourd’hui, sur l’amélioration du contrôle par des organismes impartiaux, tels que les puissances protectrices et le CICR ? Qui sait si, de la même manière, de nouvelles voix ne s’élèveront pas pour demander l’ouverture de toutes les prisons et autres centres de détention, afin de permettre des transmissions télévisées internationales en temps de conflit armé ? On pensera sans doute que toute proposition de ce type se heu rterait à des difficultés insurmontables, mais on ne saurait nier que des reportages télévisés de tels lieux pourraient se révéler plus dissuasifs, pour éviter les atrocités, que le risque théorique de sanction pénale et, par conséquent, peser davantage dans la balance que l’atteinte qui en découlerait à la vie privée des prisonniers de guerre et des autres détenus. Il nous faut parvenir, d’une manière ou d’une autre, à exploiter au mieux l’impact indubitable de la télévision pour empêcher les atrocités et autres crimes de guerre. [3 ]

Vingt ans après l’adoption des Protocoles par la Conférence de Genève, qui dura de 1974 à 1977, ma conviction demeure : le Protocole I représente un développement essentiel et responsable du droit international humanitaire. Les États parties au Protocole sont aujourd’hui au nombre de 148, et je considère que ses dispositions relèvent, dans une large mesure, du droit international coutumier. Le fait regrettable que mon propre gouvernement semble incapable de le ratifier (au même titre, soit dit en passant, que presque tous les traités multilatéraux) est sans doute moins important que je ne l’aurais pensé voici vingt ans. Je suis fermement convaincu que la contribution que j’ai pu apporter à la négociation du Protocole I demeure, de toutes les activités que j’ai exercées au long de ma carrière professionnelle, celle qui revêt l’importance la plus durable.

Avec vingt ans de recul, je regrette vivement de n’avoir pas, en 1977, fait pression sur les représentants de l’exécutif américain pour que les Protocoles soient rapidement soumis au Sénat, afin que celui-ci se prononce et donne son feu vert à leur ratification. À quelques rares exceptions près, les dispositions adoptées à Genève avaient le plein aval du département d’État comme du département de la Défense, et je pense que le président Carter et le secrétaire d’État Vance les auraient appuyées. Je ne me rendais pas compte qu’avec le temps, les fonctionnaires de ces deux dép artements qui avaient négocié et soutenu les Protocoles seraient remplacés par des sceptiques et par des personnes ayant d’autres priorités politiques [4 ] . Qui plus est, ma propre participation, dès la fin de 1977, aux négociations sur le droit de la mer qui se poursuivaient aux Nations Unies m’a tout naturellement écarté de ce champ d’activité, et a conduit plus tard à ma nomination, par le président Reagan, au Iran-United States Claims Tribunal, et à mon départ du département d’État.

Quant au Protocole II, je regrette que la Conférence diplomatique ait, pour l’essentiel, échoué. Certes, le Protocole n’est pas sans valeur, mais son seuil d’application est bien trop élevé, et il contient trop peu de règles de fond. La Conférence s’est accommodée de cet état de fait pour ne pas mettre en péril le Protocole I et en raison de la réaction négative de la part de nombreux pays en développement au projet de Protocole II qui avait été préparé par les trois principales commissions de la Conférence. Aussi longtemps que les gouvernements continueront à redouter que le simple fait d’accepter des traités qui définissent les limites du traitement réservé aux rebelles pourrait améliorer le statut juridique de ceux-ci, la voie des traités internationaux ne sera sans doute pas la plus prometteuse pour le développement du droit. Les Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda ont des mandats qui leur permettent d’aller plus loin, et la première de ces instances a déjà pris des mesures importantes en ce sens [5 ] . Étant donné que la plupart des conflits armés modernes semblent être largement ou totalement de nature non internationale, on ne saurait trop insister sur l’importance que revêt, du point de vue humanitaire, l’amélioration continue du droit applicable à ce type de conflit.

  Notes:  

Original : anglais.

1. George H. Aldrich, « Some reflections on the origins of the 1977 Geneva Protocols », C. Swinarski (réd.), Studies and essays on international humanitarian law and Red Cross principles in honour of Jean Pictet, CICR/Martinus Nijhoff Publishers, Genève/La Haye, 1984, pp. 129-137.

     

2. Ibid., p. 131.

3 Dès que les hostilités éclatent, une censure très stricte est généralement exercée, mais des exceptions peuvent sans nul doute se produire, en particulier dans des zones éloignées des lieux où sont lancées les opérations militaires. Lors de la guerre du Viet Nam et de la guerre du Golfe de 1990-1991, la liberté de la presse a été considérablement plus grande — par endroits tout au moins — que dans la majorité des guerres antérieures.

4. De toute évidence, le rejet du Protocole I par le gouvernement Reagan s’expliquait essentiellement par des raisons d’ordre politique et non militaire. Toutefois, l’accès à des fonctions élevées de personnes qui avaient servi en tant qu’officiers de rang inférieur au Viet Nam et qui avaient été irritées par les restrictions politiques qui leur avaient été imposées a accru les frictions dans le processus destiné à obtenir l’appui du département de la Défense à la ratification du Protocole I. Le départ de certains des membres les plus éminents de ma délégation — avec la disparition prématurée du professeur, puis juge Richard R. Baxter et de Waldemar Solf, et le départ à la retraite du général de division George Prugh et du général major (forces aériennes) Walter Reed — a considérablement éclairci les rangs de s personnes qui auraient pu efficacement militer en faveur de la ratification des Protocoles.

5. Voir, par exemple, la décision du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en matière de juridiction dans Procureur contre Tadic, Affaire IT-94-1-AR72 (2 octobre 1995), par laquelle le Tribunal a jugé que les graves violations du droit international humanitaire commises dans des conflits armés non internationaux représentaient des crimes internationaux. Sur ce point, voir aussi mon commentaire dans l’éditorial de American Journal of International Law, n° 90, janvier 1996, p. 64 et suiv., et l’éditorial de Theodor Meron, ibid., avril 1996, p. 238 et suiv.