Fondements humanitaires dans la société pulaar en Mauritanie et au Sénégal

31-12-1998 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 832, de Ly Djibril

  Ly Djibril   est docteur d’État et professeur de droit public à la faculté des sciences juridiques et économiques de l’Université de Nouakchott, Mauritanie, où il enseigne le droit international public. L’auteur est également consultant de la délégation régionale du CICR pour le Maghreb.  

Les images séquentielles de divisions, de conflits et de souffrances sont aujourd’hui largement consacrées pour qualifier le continent africain. Lors même qu’elles ne sont pas nécessairement le reflet de clichés afro-pessimistes, elles ignorent, volontairement ou non, des traditions séculaires de respect de la personne humaine et d’élévation à des sentiments d’humanité, façonnées un peu partout sur le continent.

Les déficits dont il est question, et qui font la une dans les débats sur les droits de l’homme en Afrique, ne sont-ils pas la preuve, sinon de l’inefficacité, du moins du flottement des règles positives à couvrir des domaines dans lesquels les traditions coutumières ont été tout simplement relayées à l’arrière-plan ?

La présente contribution portant sur les règles humanitaires dans la société pulaar en Mauritanie et au Sénégal prend dès lors toute son importance. L’objectif est de tenter de pénétrer l’esprit des règles, plutôt que de sublimer ces dernières, de comparer, plutôt que de procéder à une confrontation manichéenne entre normes positives et coutumières. Du reste, la rareté des sources écrites en la matière conduit à une humilité dans l’appréciation des règles que l’on peut classer en deux catégories : d’une part celles qui on t pour objectif de prévenir les conflits armés, d’un côté, et celles qui réglementent les hostilités, de l’autre.

  La prévention des conflits  

Les relations qu’entretenaient les différents groupes installés le long du fleuve Sénégal, cadre qui a bercé la vie des Haalpulaaren du Sénégal et de la Mauritanie, n’étaient pas toujours exemptes de heurts et de conflits de toutes sortes [1 ] . Les Haalpulaaren ont d’ailleurs à ce propos une formule qui paraît bien consacrée, celle du waak koda [2 ] , pour caractériser les relations souvent belliqueuses pendant de nombreuses années avec leurs voisins. La formule était aussi à l’honneur durant la période de la colonisation.

En dépit des méfiances entre les ensembles humains liés par le voisinage, deux solutions de prévention des conflits avaient été développées, et qui attirent l’attention du chercheur : il s’agit de l’intérêt que les groupes portaient aux alliances, sur lesquelles se greffaient à leur tour des modules diplomatiques.

  Les alliances  

Les alliances pouvaient être scellées en fonction d’attentes politiques ou militaires, avouées o u non dites. En effet, les rapports de force qui se sont établis de manière progressive étaient souvent le reflet du poids démographique et politico-militaire des cités et villages qui ont eu à se faire et se défaire tout au long de l’histoire de la vallée du fleuve. Il convient cependant de mentionner que dans la plupart des cas, les alliances entre différents groupes se matérialisaient par l’établissement de liens entre des familles qui pouvaient préalablement se vouer une animosité. Les unions ainsi établies servaient de paravent entre les belles-familles, et de rapprochement entre les groupes.

En raison de la fragilité de l’équilibre dans la sous-région, les alliances de nature politique et militaire étaient particulièrement nombreuses et tout aussi significatives. Certains historiens n’ont d’ailleurs pas manqué d’entrevoir dans cette pratique une donnée incontournable dans la compréhension de l’histoire du Sénégal et de la Mauritanie. Le Guinéen Boubacar Barry a pu justement relever à ce sujet que les alliances entretenues au gré des conjonctures ont donné une dimension particulière aux rapports entre les deux entités géographiques, ainsi d’ailleurs qu’à leur histoire. [3 ]

Ailleurs, en Europe, durant la période médiévale, les alliances politiques et militaires à l’honneur avaient eu des impacts et servaient souvent de facteur approprié dans la résolution pacifique de nombreux conflits de l’époque [4 ] . S’agissant des alliances matrimoniales, alors qu’elles se justifiaient par la proximité géographique, elles participaient aussi au maintien d’un climat de paix entre les différentes familles unifiées ou réunifiées par la circonstance. [5 ]

L’histoire du Fuuta (espace au sein duquel les Haalpulaaren sont majoritaires, correspondant à la frange des deux berges du fleuve Sénégal, de la frontière malienne jusqu’à la limite ouest du fleuve) abonde de témoignages aussi révélateurs les uns que les autres. Les alliances avec les Ouolofs, les Maures, les Soninkés et les Sérères en particulier constituaient à cet égard une manifestation éloquente des rencontres culturelles au sein de cet espace de l’Ouest africain. Ces institutions, même si elles n’étaient pas le gage immuable d’une paix résistant à toute épreuve, favorisaient des attitudes plus conciliantes en temps de paix et même en temps de guerre. Que l’on songe aux alliances militaires d’El-Hadj Omar, lors de sa guerre sainte. L’historien américain David Robinson note ainsi qu’à l’occasion de ses déplacements El-Hadj Omar « contracta des alliances matrimoniales pour des raisons politiques » [6 ] . Robinson tire cependant les limites de ce constat. Il considère en effet que les on-dit entourant les sources, ou le caractère contradictoire de celles-ci conduisent à une prudence dans l’interprétation des effets que ces alliances avaient provoqué dans les rapports politiques entre le Cheikh et les provinces et empires sous son autorité. D’autres formes d’unions sont répertoriées, parmi lesquelles on peut mentionner les unions matrimoniales contractées par les élèves des écoles coraniques ou leurs maîtres lors de leurs pérégrinations saisonnières. [7 ]

  Les modules diplomatiques  

Les échanges nombreux, ainsi que les contacts que les Haalpulaaren avaient développés avec leurs voisins, contribuaient à favoriser l’émergence d’une pratique importante en matière d’arbitrage et de conciliation. Il faut cependant souligner, sinon la rareté, du moins le caractère très épars des études relatives à ces institutions. Ceci ne manque pas de restreindre la portée de l’analyse sur ce sujet, mais on ne peut pas pour cette raison leur ôter tout crédit. Les procédés diplomatiques ont toujours jalonné l’histoire de l’humanité, en particulier celles des différends internationaux et il devient pratiquement impossible de ne pas les envisager lors de to ute réflexion relative à l’évolution des rapports sociaux dans ce domaine.

En Afrique, les juristes expliquent l’engouement pour les procédés diplomatiques comme le prolongement d’attitudes psychologiques peu portées sur les techniques réputées plus procédurières et formalistes. Ainsi, le recours à des méthodes dont la particularité est de ne pas tenir compte de la mécanique juridique, avec tout ce qu’elle peut présenter d’inconvénients, permet dans de nombreux cas de faire baisser les tensions entre des protagonistes dont les thèses sont opposées. Négocier, discuter, s’en remettre aux sages des groupes en opposition, apparaissent souvent comme des institutions plus adaptées, dans des sociétés où la morale et la coutume jouent un rôle déterminant.

En marge des procédés dits diplomatiques, l’arbitrage occupait une autre place de choix. Les sources historiques écrites le mentionnent abondamment. Songeons à l’utilisation dont il est fait état dans le contentieux fratricide ayant opposé El-Hadj Omar Tall à Amadou III. Sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans les détails de l’affaire, rappelons tout simplement que ce conflit trouvait son fondement avoué dans le fait que le roi du Macina avait accueilli un roi bambara animiste, en fuite, qu’El-Hadj Omar et ses troupes tentaient de convertir de force à l’islam [8 ] . Devant le refus du roi du Macina était né un conflit. El-Hadj Omar dépêchait une délégation auprès du souverain du Macina, lui proposant de régler le différend en recourant à l’arbitrage, mais cette proposition ne parut pas emporter l’adhésion du Peul de Macina. Aussi, Omar Tall se plia-t-il à une plaidoirie sous forme de mémoire de défense, reproduit dans un opuscule intitulé « bayan ma waqa a bayna shaikh umar wa ahmad ibn ahmad » [9 ] . Ce procédé d’argumentation est encore largement cité en exemple par les Haalpulaaren.

La défense d’Omar Tall consistait à procéder par raiso nnement analogique : pour avoir protégé un non-croyant, le roi du Macina était ipso facto considéré comme ayant lui-même un penchant pour ce genre de pratique. Dès lors, décréter une guerre sainte contre quelqu’un qui était par analogie considéré comme païen ne devenait pas nécessairement un acte condamnable, aussi bien aux yeux des troupes d’Omar Tall que de l’opinion publique.

Même si les justifications avancées n’emportent pas facilement l’adhésion aujourd’hui encore, le procédé traduit les hésitations précédant le déclenchement des hostilités. La prudence marquée semblait avoir une dimension prémonitoire. En effet, la campagne du Macina a été pour les troupes d’Omar Tall l’une de leurs opérations les plus difficiles, les plus meurtrières.

Quant au procédé de conciliation, il était aussi à l’honneur dans les traditions Haalpulaaren. Dans le regard qu’il porte sur la guerre sainte d’El-Hadj Omar Tall, David Robinson n’a pas manqué de souligner le rôle de conciliateur que le chef de la confrérie Tijaniya avait joué dans le règlement de nombreux conflits dans la sous-région soudano-sahélienne.

Le recours à la force était demeuré d’application exceptionnelle, même en cas d’échec des procédés dits diplomatiques. La démarche est confirmée par un dicton pulaar, qui proclame les vertus du dialogue : « Fuunti laami, buri felli laami » [10 ] . Synthèse du pacifisme dans la tradition pulaar, ce dicton largement cité donne raison à la pertinence du débat et du dialogue face aux incertitudes de la haine et de la violence.

     

  Les règles du droit de la guerre  

C’est en se faisant la guerre que les hommes mettent au point des techniques de comb at nouvelles ; celles-ci, parce que progressivement plus destructrices, commandent à leur tour l’élaboration de règles humanitaires continuellement adaptées. Dans le silence du droit, les parties belligérantes peuvent toujours recourir à des usages en fonction des attitudes et comportements qui se manifesteront en premier.

En outre, les affinités et parentés linguistiques constituaient d’autres paramètres indispensables dans la manière d’appliquer les règles humanitaires en vigueur. Il en découle, comme on le verra plus loin, une référence dans l’application des dispositions pertinentes en cas de conflit armé. La démarche a vraisemblablement été justifiée dans certaines situations par le fait que les Haalpulaaren, particulièrement au cours XVIIIe siècle, ont accentué « le contraste entre l’intelligence, l’honneur et l’honnêteté qui les caractériserait en tant que classes dominantes et le comportement non civilisé de leurs esclaves (...) ». [11 ]

L’avènement de l’islam dans le Tekrour, au cours du IXe siècle, puis sa consolidation graduelle dans la tradition et la culture pulaar, vont favoriser l’introduction, dans la pratique guerrière, de règles d’application plus étendues, puisque devant être observées par tout croyant, sans discrimination. Une telle juxtaposition de normes quasi positives et coutumières portait en elle les solutions de sanction. En outre, elle stimulait un nouveau type de comportement pour des combattants, déjà habitués à épargner une catégorie de personnes et de biens, ainsi qu’à traiter avec un statut particulier les prisonniers et captifs de guerre. [12 ]

  La conduite de la guerre  

Les moyens de combat du sofa, le soldat pulaar, étaient généralement rudimentaires : sagaies, sabres, flèches, fusils, etc. La guerre était alors conduite et gérée en fonction de ces moyens, mais elle était aussi préalablement préparée tout au long de la formation des sofas , qui recevaient un enseignement adapté à la tenue qu’ils devaient observer lors des opérations de combats, ou dans la vie de tous les jours [13 ] . Cette formation était aussi expérimentée dans d’autres régions du Sénégal, comme l’atteste Yolande Diallo qui écrit à ce sujet qu’il existait une véritable éthique de la guerre qui était enseignée à tout jeune noble pour son futur métier des armes. [14 ]

On peut cependant s’interroger sur le fondement de ces règles et tenter de les classer parmi les catégories existantes. De ce point de vue, quoique sensiblement proches des règles coutumières, ces normes ne peuvent cependant être systématiquement considérées comme telles pour deux raisons essentielles.

En premier lieu, les hostilités croissantes perpétrées dans cette région étaient si fréquentes que les populations elles-mêmes avaient défini les rapports belliqueux à travers une formule célèbre qui est celle du waaw kodaa . Aussi était-ce plutôt la nature des rapports entre voisins qui déterminait les règles spécifiques en période de conflit armé, ainsi que leur applicabilité éventuelle. Face à la disparité des relations entretenues tout au long du fleuve et à celle des espaces au sein desquels les Haalpulaaren cohabitaient avec d’autres groupes, il est difficile de tirer des conclusions à propos de leur concordance, clarté et répétition, lesquelles autorisent, en même temps qu’est décelée l’ opinio juris , à classer des faits et actes coutumiers.

Enfin, la mobilité des populations, qu’elle soit fondée sur la recherche de nouveaux espaces plus accueillants ou qu’elle découle d’un rapport de force qui contraint le groupe faible à quitter un espace donné, était souvent un handicap au développement ordonné de règles de portée plus précise.

Ces normes, souvent inspirées d’une démarche pragmatique et découlant des expériences au combat, avaient un contenu philosophique assez marqué ; elles apparaissent dans les comportements de tous les jours, sans qu’il soit besoin d’invoquer une règle de droit à cet égard. Des considérations comme l’honneur ou la dignité peuvent avoir des effets plus dissuasifs que toutes les règles ensemble, même positives. [15 ]

La positivité du droit ne peut véritablement s’affirmer que dans un terrain sociologique favorable. Il suffit pour s’en convaincre de relever les multiples atteintes aux droits dans de nombreux pays où les repères moraux et culturels ont été déplacés. Et cela en Afrique comme en Europe, aux États-Unis d’Amérique comme en Asie.

Ces normes qui symbolisent un carré de pré-droit ont été affinées et adaptées progressivement en fonction des circonstances. Avec l’islam, elles vont avoir un contenu au voisinage du droit positif. On peut à ce sujet relever quelques règles autour desquelles un consensus semble se dégager.

1. Dans la tradition guerrière en milieu pulaar, il apparaît que les conflits armés n’étaient généralement engagés qu’après qu’ils eurent été déclarés. Bien évidemment, l’acte pouvait revêtir plusieurs significations et manifestations. Ainsi, dans les différents empires et cités qui se sont constitués le long du fleuve Sénégal, la mission d’information sur l’existence de conflits était confiée à des agents de renseignements, dont la tâche était connue et tolérée. Ces agents, qui étaient souvent issus de la caste des griots, informaient leurs souverains de l’imminence des guerres, ce qui permettait aux troupes de se préparer, de mettre à l’abri les personnes devant bénéficier d’une protection spéciale et les récoltes, et de dissimuler les renseignements pouvant être utiles à l’autre camp. Ces informateurs étaient ainsi considérés comme de délicats missionn aires de la paix sur qui reposait en partie le développement des règles humanitaires. [16 ]

2. Lorsque les opérations étaient engagées, les troupes se faisaient face. Cette solution était dictée par des considérations liées à l’honneur et à la dignité. En effet, dans la tradition pulaar, le combat remporté par surprise était dénué de signification. La lutte n’est considérée équilibrée que si les différents adversaires ont eu la possibilité de se mesurer loyalement et de s’affronter à la régulière — solution qui s’inscrit dans une dynamique cornélienne : à vaincre sans péril on triomphe sans gloire. D’une manière générale, on considère que même face à la mort, le condamné doit réagir avec dignité et courage : « So neddo ina maaya, yoo maaydu et ndimaagu mum » . [17 ]

3. Les combats de nuit étaient interdits. Les difficiles conditions de visibilité nocturnes rendaient en effet disproportionnés les rapports entre les troupes en présence. La sagesse enseigne alors de faire des grimaces à son ennemi lorsqu’on le rencontre de nuit. C’est le sens qui peut être donné à la maxime suivante : « Hai so jamma kawrudaa e gano maada, biin dum, duum fof ko e hare jeyaa » . L’interdiction de combats de nuit découle d’une vision partagée dans de nombreuses autres sociétés à l’image de l’Inde, comme l’atteste l’ancien président de la Cour internationale de Justice, le juge Nagendra Singh, lorsqu’il écrit que dans l’Inde ancienne « night attacks were forbidden ». [18 ]

4. Tous les individus ne pouvaient pas participer aux combats, et les conditions de recrutement étaient particulièrement contraignantes. Les enfants, les personnes âgées, de même que les femmes n’étaient en principe pas autorisés à combattre. S’agi ssant plus particulièrement des enfants, ils ne pouvaient être enrôlés que s’il était établi qu’ils avaient atteint l’âge de la puberté, celui-ci leur conférant la possibilité de jouer au sein du groupe tous les rôles dévolus aux adultes, y compris celui de faire la guerre. Cette règle était généralement respectée, puisqu’elle est citée en exemple dans le cas du combat de l’Almami du Fuuta Abdel Kader contre le prince ouolof Amadi Ngoné, au nom du Djihad [19 ] . Il importe de souligner que le combattant devait être aussi sain de corps et d’esprit.

5. La perfidie ( jamfo) était également interdite, parce qu’elle va à l’encontre des vertus de l’honneur et du courage. Peut être considérée comme perfidie l’attaque par surprise, ou celle qui est menée en désaccord avec ce qui était convenu au préalable entre les troupes au combat.

6. Le combattant en fuite était traité comme étant hors de combat, en vertu du dicton « so dimo riddi dimo haa naati e ngaska foolidum » [20 ] . Toute violation de cette règle entraînait la responsabilité de son auteur, qui était passible de peines prononcées par ses supérieurs hiérarchiques, après ou pendant les hostilités, selon la gravité de la faute.

7. Le combattant qui se rend ne peut être combattu que s’il oppose une résistance aux soldats qui sont chargés de l’arrêter. Lorsqu’il ne fait pas montre d’un refus, le combattre serait considéré comme un acte inégal.

     

  Les personnes et les biens protégés  

     

Plusieurs catégories de personnes et de biens bénéficiaient d’une protection spéciale. S ur cette question, la tradition pulaar n’est pas véritablement sortie des sentiers battus. Toutefois, même si les règles qui sous-tendent cette protection et qui, dans la plupart des cas, découlent du bon sens sont partagées, leurs fondements psychologiques et culturels peuvent être divergents.

1. Ainsi, la protection dont jouissaient les femmes était justifiée par des considérations spécifiques. On soulignera cependant que cette protection ne pouvait être invoquée que si la femme n’était pas directement impliquée dans les opérations de combat. Assez curieusement, la mesure était fondée sur des manifestations superstitieuses. Les combattants s’imaginaient que le fait d’attaquer une femme en premier était tout simplement le signe avant-coureur de leur défaite. Ce n’est donc pas en raison de son statut de génitrice que cette protection était assurée, mais elle n’en demeurait pas moins solidement ancrée dans la mentalité des combattants. [21 ]

2. Les personnes âgées étaient également protégées lors des conflits armées. Dépositaires de l’histoire des groupes, arbitres des confits sociaux, elles jouaient un rôle extrêmement important dans l’équilibre des sociétés traditionnelles africaines en général. Le regretté Amadou Hampaté Bâ avait trouvé la formule célèbre selon laquelle « en Afrique, un vieillard qui meurt est comme une bibliothèque qui brûle ».

3. Les enfants, symbole de l’innocence et gage de l’avenir, bénéficiaient d’une protection tout aussi spéciale lors des opérations militaires. Ils ne pouvaient en principe pas être combattus. Lorsqu’ils participaient aux opérations et étaient arrêtés, les enfants devaient jouir d’un statut plus clément que celui qui pouvait être retenu pour les adultes, tenant compte de leur état physique.

Plus généralement, la préparation des combattants au respect de l’enfant n’était pas seulement circonstanciée aux opérations militaires. Dans de nombreux vil lages pulaar, on recommandait aux parents et éducateurs d’élever les enfants dans le respect du bien et l’amour de la paix. À cet effet, les Haalpulaaren ont trouvé une formule pour résumer l’importance de ce procédé. On s’accorde à dire dans ces milieux : « So neddo ina woowa, yoo woow jam ; goowdo jam suusataa bone » [22 ] . Cette idée met en valeur les bienfaits de l’éducation pour la paix. Aujourd’hui, pour que ce message soit plus facilement adapté, il importe de le faire reposer sur des supports culturels facilement identifiables par les publics-cibles.

  Les prisonniers de guerre et autres captifs  

La détermination du statut de prisonnier ou de captif de guerre n’était pas toujours homogène, et les diversités d’application évoluaient en fonction des rapports de force prévalant entre les différents groupes voisins, que des conflits armés pouvaient opposer. Le caractère hiérarchisé et traditionaliste de la société pulaar constitue un argument supplémentaire dans l’appréciation du statut de prisonnier de guerre ou de celui de captif. Le système traditionnel pulaar opère en effet une distinction entre les nobles, toroodbe, que l’on oppose aux autres castes. Cette stratification entretenait un double standard dans la qualification du prisonnier. Ainsi était-il d’usage que les combattants de la caste toroodbe ayant embrassé la religion musulmane ne soient pas qualifiés ou traités comme prisonniers de guerre, ou tout simplement comme esclaves. En réalité, c’est la soumission de force de ces personnes elle-même qui n’était pas tolérée.

Les procédés de contrainte mis en œuvre par la puissance française avaient justifié la colère de l’Almamy du Fuuta Abdel Kader face aux manœuvres de l’administration coloniale dans la traite des noirs. Il écrivait au gouverneur français en mai 178 9 : « Nous vous prévenons que tous ceux qui viendront chez nous y faire la traite seront tués et massacrés ». [23 ]

Cette volonté de faire la différence entre les prisonniers semblait emporter l’adhésion dans de nombreux cas. À cet égard, un contemporain d’El-Hadj Omar n’avait pas ménagé ses critiques sur le manquement observé par les troupes de celui-ci à cette règle : l’armée du Cheikh avait maintenu prisonnière l’épouse du prince du Macina, Seku Amadou. Les faits qui étaient reprochés au Cheikh apparaissaient alors comme particulièrement graves pour expliquer le ton de la lettre d’El Bekaye Kounta : « J’ai entendu dire que tes hommes lui ont infligé le traitement réservé à une esclave et qu’ils ont justifié leur conduite en prétendant qu’il s’agissait d’une païenne. Y a-t-il quelqu’un parmi tous les Peuls, ne parlons pas de Seku Amadou, qui soit païen ? » [24 ]

La règle du double standard imposait donc aux forces armées en conflit d’entourer certains prisonniers d’un régime spécial de faveur, tout au long de leur captivité. Quant aux autres combattants, ils étaient traités essentiellement en fonction de leur rang dans l’armée. Les rapports à leur égard étaient ainsi définis cas par cas.

L’observation de cette règle commandait, en aval, une différence dans les procédés de libération des prisonniers. Alors que les nobles et musulmans étaient libérés après un échange ou unilatéralement, les autres étaient généralement maintenus captifs de guerre. Ils étaient intégrés au butin de guerre et évoluaient ainsi vers un statut de domestiques des cours royales, où ils devaient malgré tout être traités avec humanité. En effet, l’islam fait du respect de la personne qui est momentanément ou définitivemen t en situation de faiblesse ou de domination une règle essentielle, laquelle s’étend tout naturellement aux prisonniers de guerre. On peut en effet lire dans la sourate 36, verset 4 : « Adorez Dieu et ne lui donnez quelque associé que ce soit. De la bonté envers les pères et mères, les proches, les orphelins, les pauvres, le voisin apparenté et le voisin étranger, le proche compagnon et l’enfant de la route et quiconque est esclave entre vos mains ». De ce fait, il pouvait apparaître proportionné que les prisonniers soient libérés à la suite d’un échange, ou après paiement d’une rançon.

     

  Conclusion  

À la lumière des observations qui précèdent, deux éléments de réflexion se dégagent. Il y a tout d’abord le caractère accidentel du recours à la force. La volonté de protéger l’être humain en toutes circonstances faisait naître le besoin vital pour le groupe d’améliorer ses propres règles.

La seconde observation porte sur la simplicité du corpus applicable lors des conflits armés. Inspirées de la coutume, du bon sens, tributaires des pratiques de réciprocité, ces normes correspondaient essentiellement à des questions précises que les douleurs des guerres occasionnaient dans l’équilibre du groupe.

Face à la résurgence des conflits armés internes en Afrique, l’enseignement des traditions humanitaires inspiré des expériences africaines permettrait de mieux situer les discours sur la nécessite de renforcer la culture et la pratique pour un plus grand respect des droits de la personne humaine.

  Notes:  

1. A.B. Diop, Société toucouleur et migration , Université de Dakar, IFAN, 1965, p. 15.

2. L’idée peut être traduite par : il faut savoir se défendre, afin de pouvoir revendiquer le droit d’être maître des lieux où on a installé ses habitations.

3. Boubacar Barry, Le royaume de Walo. Le Sénégal avant la conquête , Paris, Karthala, 1985, p. 421.

4. En ce sens, C.A. Colliard,     Institutions des relations internationales , 8e édition, Paris, Dalloz, 1985, p. 23 et suiv.

5. Voir notamment M. Dupire, Organisation sociale des Peuls , Paris, Plon, 1970, p. 262 et passim.  

     

6. David Robinson, La guerre sainte d’El-Hadj Omar. Le Soudan occidental au milieu du XIXe siècle , Paris, Karthala, 1988, p. 320. L’auteur mentionne, par exemple, le mariage avec Mariatu, envoyée du Nigéria en signe de réconciliation, p. 140.

7. En ce sens, B. Barry, op. cit. (note 3), p. 83 ; voir également l’Abbé D. Boilat, Esquisses sénégalaises , Paris, Karthala, 1984, p. 398 et suiv.

8. Sur les détails de cette affaire, voir D. Robinson, op. cit. (note 6), p. 267 et suiv.

9. « Voici ce qui est arrivé entre Cheikh Omar et Ahmed fils de Ahmed.» (Traduction de l’auteur).

10. « Il est préférable d’utiliser la diplomatie pour régner, plutôt que d’utiliser la force à cet effet. » (Traduction de l’auteur).

11. D. Robinson, op. cit. (note 6), p. 83.

12. En ce sens, P. Alexandre, Les Africains. Initiation à une longue histoire et à de vieilles civilisations, de l’aube de l’humanité au début de la colonisation , Paris, Lidis, 1981, p. 267.

13. Sur l’enseignement des lois de la guerre des troupes d’Omar Tall, voir D. Robinson,     op. cit. (note 6), p. 117.

14. Yolande Diallo, «Droit humanitaire et droit traditionnel africain », RICR , n° 686, février 1976, pp. 69-75.

15. Un auteur français du XIXe siècle n’avait pas manqué d’écrire à ce sujet que les Haalpulaaren sont fiers « d’avoir devancé [les Européens ] dans la carrière de la raison, de la justice et de l’humanité ». Keledor,     Histoire africaine , cité par B. Barry, op. cit. (note 3), p. 195.

16. Entretiens avec Oumar Ba, sociologue mauritanien de renom.

17. Cette pensée est d’ailleurs poussée à des limites extrêmes dans certaines circonstances. C’est ainsi qu’un prince pulaar du XVIIIe siècle qui, répondant au nom de Samba Geleajo Jeegi, avait mis fin à ses jours en confiant à sa compagne le secret de sa relative invulnérabilité aux différents combats qu’il avait menés victorieusement, en dépit du fait qu’il était persuadé que son épouse allait se servir de l’information pour le tuer. Dans ses derniers instants, il justifiait son geste par le fait qu’il ne devait pas s’abstenir de révéler son secret sous peine d’être traité de peureux. Ainsi donc pour lui, « wataa wad maaya, hattaa kam wadde. Hadatami wadde tan ko wataa wad koyaa » , ce qui peut être traduit par : « Je ne m’abstiendrais pas de faire telle chose par crainte de la mort, mais seulement si je devais en avoir honte ». Sur la fascinante histoire de Sa mba Gellajo Jeegi, voir O. Kane, « La tragique histoire de Samba Gellajo Jeegi qui régna sans avoir été sacré »,     Afrique Histoire , n° 7, 1993, p. 60.

18. « Les attaques étaient interdites » (traduction CICR). Nagendra Singh, «Armed conflicts and humanitarian laws of ancient India », in C. Swinarski (éd.), Études et essais sur le droit international humanitaire et sur les principes de la Croix-Rouge, en l’honneur de Jean Pictet , Genève/La Haye, Comité international de la Croix-Rouge/Martinus Nijhoff, 1984, p. 535.

19. Voir l’Abbé D. Boilat, op. cit. (note 7), p. 398.

20. « Une personne poursuivie qui choisit de se mettre à terre est considérée hors de combat. » (Traduction de l’auteur).

21. Entretiens avec Oumar Ba.

22. « S’il faut s’habituer, autant que ce soit avec la paix. Celui qui s’habitue à la paix ne peut aimer la violence. » (Traduction de l’auteur).

23. Citée par B. Barry, op. cit. (note 3), p. 194 et suiv.

24. Citée par D. Robinson, op.cit. (note 6), p. 286 et suiv.