La coopération entre les Sociétés nationales et le Comité international de la Croix-Rouge : un partenariat nécessaire et exigeant

30-06-1998 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 830, de Jean-Luc Blondel

  Jean-Luc Blondel   est chef de la Division doctrine et coopération au sein du Mouvement (CICR).  

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a toujours maintenu des contacts, souvent étroits, avec les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Aux termes de l’article 3 des statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (ci-après le Mouvement), « les Sociétés nationales forment l’assise du Mouvement et en constituent une force vitale ». En ce sens, elles constituent pour le CICR un partenaire privilégié dans la conduite de son action humanitaire. L’institution vient d’ailleurs de le rappeler dans son étude stratégique Avenir , dont il a fait part à toutes les Sociétés nationales (lettre du 16 décembre 1997) : « Membre du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge dont il est le fondateur, le CICR veille au respect des Principes fondamentaux et coopère en priorité (nous soulignons) avec les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et leur Fédération.»

Une partie importante du présent numéro de la Revue est consacrée à la coopération entre les Sociétés nationales et le CICR. Nous chercherons dans le présent article à mieux cerner le pourquoi et les exigences de cette coopération. Nous ne traiterons qu’indirectement l’aspect spécifique de la contribution du CICR au développement des Sociétés nationales, thème auquel la Revue avait consacré son numéro de mai-juin 1988, et dont de nombreuses considérations restent valables aujourd’hui. Par ailleurs, la responsabilité du soutien extérieur au développement des Sociétés nationales relève premièrement du mandat de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (ci-après la Fédération). Cette dernière a adopté sur ce point nombre d’importantes décisions et publié de nombreux documents. Le CICR, qui agit là comme auxiliaire, n’a pas élaboré de doctrine propre dans ce domaine, mais s’efforce de suivre les orientations définies par la Fédération. En revanche, sa façon de concevoir ses relations de travail avec les Sociétés nationales, dans les domaines qui ressortent de son mandat, méritent quelques éclaircissements. Tel est le but des réflexions qui suivent.

  La coopération : à la base même du Mouvement  

Dès son origine, le Mouvement a privilégié la réponse humanitaire d’urgence, l’action immédiate et efficace en faveur des victimes de conflits, puis d’autres événements destructeurs. Au fil des ans, les Sociétés nationales et leur Fédération ont développé de nouvelles activités, capables de répondre aux nouvelles souffrances et menaces qui affectent les individus et les populations, même en dehors des conflits ou d’autres situations d’urgence. Pour sa part, le CICR a conservé sa « spécialisation » dans les deux domaines principaux suivants (chacun comportant au demeurant d’importantes ramifications) :

  • la préparation et la conduite d’une action internationale humanitaire, impartiale et indépendante en faveur des victimes d e conflits et de la violence armée ;

  • l’élaboration, la mise en œuvre et la diffusion du droit international humanitaire, ainsi qu’une participation créative à l’élaboration d’instruments juridiques et de mécanismes capables de mieux protéger la personne et la dignité humaines.

Les statuts du Mouvement et diverses résolutions des Conférences internationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, voire d’enceintes extérieures au Mouvement, ont à plusieurs reprises mis en exergue ce double rôle dévolu au CICR. L’Accord sur l’organisation des activités internationales des composantes du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, adopté le 26 novembre 1997 par

le Conseil des Délégués réuni à Séville, a également confirmé ces orientations.

Ces responsabilités spécifiques du CICR n’excluent en aucune manière une association avec les Sociétés nationales, qu’elles soient affectées par un conflit armé requérant une action du CICR ou, plus généralement, qu’elles désirent apporter leur contribution au respect du droit humanitaire ou à l’action en faveur des victimes de conflits. Au contraire : dès ses débuts, le CICR a cherché, au travers de la création des Sociétés nationales, la mise en œuvre des Principes fondamentaux, en particulier ceux d’humanité, d’impartialité et d’indépendance, et le développement d’actions d’assistance aux victimes de conflits. La volonté de coopération du CICR avec ces Sociétés nationales réside ainsi dans l’origine même de l’œuvre. C’est illustré de manière essentielle par le fait que le CICR a la responsabi lité de reconnaître les Sociétés nationales et de veiller en tout temps au respect des Principes fondamentaux et de l’emblème de la croix rouge et du croissant rouge, signes distinctifs de l’identité du Mouvement. Il est juste de remarquer que cette intention originelle ne s’est pas toujours manifestée avec la même vigueur et constance ; elle a cependant su, peu à peu, prendre force et cohérence.

Les démarches du CICR pour la protection de l’intégrité des Sociétés nationales (par exemple face à de possibles ingérences politiques extérieures) et le respect des Principes fondamentaux constituent donc un élément essentiel de sa stratégie pour un renforcement de ces Sociétés. Ces éléments contribuent à faire du Mouvement une force autonome essentielle de l’action humanitaire à l’échelle mondiale. Dans son action au sein du Mouvement pour le respect des Principes fondamentaux, et marquant en cela également sa volonté de coopération, le CICR privilégie le dialogue et la persuasion. Ceci, tant par des conseils pour l’élaboration des statuts d’une Société nationale ou leur mise en œuvre que par telle ou telle intervention à propos du fonctionnement des organes d’une Société. D’une manière générale, ce ne sont pas par des sanctions (qu’on ne saurait cependant exclure dans des cas exceptionnels) que le CICR ou la Fédération aideront le mieux une Société nationale en difficulté, mais, à moyen ou long terme, par un soutien aux capacités opérationnelles et au développement institutionnel de celle-ci. Il n’en demeure pas moins que les Sociétés nationales ont en permanence l’obligation de connaître, diffuser et mettre en œuvre les Principes fondamentaux aussi bien dans leur organisation interne que dans leurs activités.

  Une coopération opérationnelle en constant développement  

Si l’on considère tout d’abord les Sociétés nationales auprès desquelles le CICR conduit des activités en faveur des victimes d’un conflit, l’objectif général des efforts conjoints peut être défini de la manière suivante : apporter aux victimes l’aide dont elles ont besoin, de manière impartiale, avec efficacité et rapidité. Le degré d’association entre le CICR et la Société nationale opérant avec lui variera nécessairement en fonction principalement de deux facteurs :

  • la capacité propre de la Société au départ (avant le conflit) et sa volonté d’engager des ressources dans son développement ;

  • les contraintes politiques et matérielles propres à toute situation de conflit qui peuvent, à des degrés divers, limiter le champ d’action propre de la Société nationale.

La qualité d’intermédiaire neutre et indépendant du CICR, ancrée dans les Conventions de Genève et les statuts du Mouvement, amène ce dernier à agir parfois seul dans certaines circonstances, et la mission d’une Société nationale ne se réduit pas aux activités qu’implique son association avec le CICR. Elle aura souvent des activités propres et pour certaines d’entre elles au moins, les poursuivra dans ces moments difficiles. C’est donc dans les domaines où s’exerce une action commune que le CICR et la Société nationale chercheront à établir et à consolider leur partenariat.

Les domaines de la coopération opérationnelle sont connus et il nous suffira simplement de les rappeler ici :

  • conception et réalisation de plans, ou d’activités dans les domaines de la diffusion du droit international humanitaire et des Principes fondamentaux, de la mise en œuvre du droit international humanitaire ou de la protection de l’emblème ;

  • organisation et fonctionnement efficaces d’un service de recherches (informations sur des personnes disparues, échange de messages entre familles dispersées, organisation de regroupements familiaux) ;

  • préparation à une action de secours en cas de conflit armé et, le cas échéant, conduite d’une action conjointe en faveur des victimes d’un conflit armé ou de violence armée.

Dans tous ces domaines, la formation est un élément-clé du succès, et le CICR, en collaboration avec la Fédération le cas échéant, tient à intensifier ses efforts de soutien aux volontaires et aux collaborateurs des Sociétés nationales. C’est aussi, et avec une énergie renouvelée, en son sein que le CICR doit poursuivre son travail de formation à « l’esprit de coopération » entre les composantes du Mouvement.

Un séminaire interne au CICR a eu lieu en juin 1997. Il réunissait l’ensemble des collaborateurs (une bonne partie d’entre eux, d’ailleurs, venant d’une Société nationale) travaillant sur le terrain dans le cadre de programmes conjoints entre le CICR et des Sociétés nationales. On y a fait état des « plus » et des « moins » dans la coopération entre les composantes du Mouvement. Parmi les expériences négatives, il faut mentionner :

  • la dépendance excessive de certaines Sociétés nationales de l’aide extérieure, ou l’orientation d’un programme fixée davantage en fonction des intérêts du donateur (CICR ou Société nationale dite participante) qu’au profit du développement à long terme de la Société opératrice ;

  • le manque de continuité parmi les cadres de Sociétés nationales, ou des variations excessives quant à la détermination à poursuivre les objectifs fixés en commun avec leurs prédécesseurs (dans une certaine mesure, cette difficulté apparaît aussi da ns la succession des chefs de délégation du CICR ou de certains de leurs collaborateurs) ;

  • le lancement de programmes d’action limités, sans orientation vers l’avenir, en l’absence d’un plan de développement, voire simplement d’un travail, même sommaire, d’évaluation des besoins et de planification ;

  • un manque de formation des délégués du CICR, ou la réticence de certains cadres à approfondir leurs relations de travail avec les Sociétés nationales ;

  • une concertation insuffisante entre les différentes composantes du Mouvement, y compris entre les Sociétés nationales participant à une opération de secours ou de développement.

Parmi les facteurs qui ont conduit au succès dans la coopération, il convient de relever en particulier :

  • l’évaluation des besoins et l’ampleur de l’appui externe nécessaire, définis par la communauté elle-même (le soutien externe appuyant une activité déjà existante plutôt qu’en en suscitant une nouvelle) ;

  • le renforcement prioritaire des branches d’une Société nationale (et non de la seule infrastructure centrale) et le développement des capacités des volontaires, par une formation précise et suivie ;

  • l’engagement à long terme des acteurs, que l’action prenne naissance au moment ou en prévision d’un conflit ou dans d’autres circonstances ;

  • le respect mutuel entre partenaires et la recherche de synergies entre la Société nationale opératrice, le CICR, et d’autres Sociétés nationales participantes, dans le cadre, ou non, d’un programme de la Fédération.
     

Ces constatations ne reflètent pas l’ensemble des facteurs de difficulté ou de succès de programmes établis entre le CICR et une Société nationale, mais représentent d’utiles avertissements pour leur travail futur.

Quant à la collaboration avec les Sociétés nationales qui soutiennent concrète ment les opérations du CICR (Sociétés dites participantes), par l’envoi de délégués, par une aide financière ou en assumant la responsabilité de certains programmes, il convient de poursuivre la recherche de synergies sur la base des expériences récentes. Cela notamment en matière de « délégations de projets » ou, dans une moindre mesure, de « projets bilatéraux ».

Reconnaissant le rôle moteur de la Fédération en matière de développement des Sociétés nationales, le CICR voit donc sa responsabilité de la manière suivante :

  • contribuer activement à une harmonisation des interventions des différents acteurs du Mouvement, en visant un renforcement durable des capacités opérationnelles des Sociétés nationales ;

  • mener un travail de soutien cohérent et efficace au développement des Sociétés nationales par une coordination effective avec la Fédération, en particulier dans l’établissement des priorités régionales.

Les dispositions de l’Accord sur l’organisation des activités internationales des composantes du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, du 26 novembre 1997, et l’esprit dans lequel il a été reçu et approuvé, laissent augurer une meilleure concertation et de nouveaux mécanismes de coopération au sein du Mouvement. Le CICR tient à y contribuer activement.

     

  « Coopérer, c’est savoir écouter »  

Cette devise, que nous reprenons de l’association suisse de coopération au développement Helvetas, pourrait figurer en bonne place dans les politiques du Mouvement. En effet, en son sein, le dialogue est une dimension essentielle de la recherche de stratégies communes et d’équilibre entre les intérêts légitimes de chacun. Nous avons déjà utilisé les concepts de partenariat et de partenaires ; il nous faut les définir maintenant un peu plus précisément.

Être partenaire, c’est, dans une acception simple du terme, accomplir chacun sa part et se sentir solidaire de l’autre dans une entreprise commune. C’est bien ainsi qu’il faut le comprendre au sein du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge : chacun a un mandat, des capacités et des activités propres. La spécificité des responsabilités de chacun n’est pas un handicap à la coopération ; elle en est bien plutôt la condition : distincts, les rôles peuvent — et doivent ! — être complémentaires. La diversité est une force. L’ampleur de certaines tâches appelle naturellement à des actions conjointes ; d’autres, dans l’espace ou le temps, demandent à être conduites par une seule organisation, mais toutes doivent manifester l’unité du Mouvement : unis parce que différents. Ou, pour reprendre une expression de la présidente de la Fédération internationale, Astrid Heiberg, « séparés — mais inséparables ».

Les dimensions du partenariat entre les Sociétés nationales et le CICR nous semblent ainsi être les suivantes :

  • équilibre des intérêts, recherche de la complémentarité et mise en commun des ressources ;

  • volonté de travailler ensemble dans la durée , sur la base d’objectifs concertés ;

  • formalisation de cet engagement par des mécanismes clairs de concertation et par des accords , des contrats de travail, formes visibles de la coresponsablité dans l’accomplissement de la mission humanitaire ;

  • reconnaissance et valorisation de l’autre comme partenaire face à des tiers (autres organisations, autorités)
     

et dans la communication externe ;

  •   formation des collaborateurs et dirigeants des institutions à un plein esprit de coopération, et à l’exercice d’une solidarité empreinte d’ouverture et de partage.

La coopération représente un processus exigeant au cours duquel s’établissent — parfois rapidement, parfois avec difficulté — la connaissance et la confiance mutuelles. Dans sa stratégie pour son avenir, le CICR veut se rapprocher encore plus des victimes, postulant que sa présence à leur côté est le meilleur moyen d’assurer leur protection. Pour ce faire, il entend prendre davantage en compte l’ensemble du contexte dans lequel il opère, il veut mieux comprendre et anticiper les logiques des différents acteurs avec lesquels il doit être en contact pour accomplir sa mission. Dans cette optique d’un renforcement durable du Mouvement, la coopération avec les Sociétés nationales devient un axe central de la stratégie humanitaire du CICR, et un élément indispensable de l’efficacité et de la cohérence de son action. Le CICR entend également développer avec ces partenaires privilégiés des mécanismes de concertation et d’échanges susceptibles de faciliter les approches et les actions conjointes et de promouvoir, sur la scène internationale, le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge comme une force majeure de l’action humanitaire impartiale et indépendante.