Hommage prononcé à la cathédrale Saint-Pierre à Genève (20 décembre 1996)

30-04-1997 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 824

  Fernanda Calado — Ingeborg Foss — Nancy Malloy — Gunnhild Myklebust — Sheryl Thayer — Hans Elkerbout  

  Marion Harroff-Tavel, ex-déléguée générale adjointe pour l'Europe orientale et l'Asie centrale  

Ils étaient six. Six être humains qui, forts de leurs compétences, de leurs mains, avec leur cœur, apportaient à des blessés du conflit tchétchène un toit, des soins, un sourire, un réconfort. Ils venaient du Canada, d'Espagne, de Nouvelle-Zélande, de Norvège et des Pays-Bas, tous sous le signe de la croix rouge. Ils travaillaient dans l'hôpital du CICR à Novy Atagi. Ils ne sont plus. Le septième a été blessé d'une balle qui aurait dû le tuer. Et tous les autres, qui ont été témoins de ce carnage, sont l'incarnation d'une douleur solidaire.

Au-delà du choc, de la révolte, des questions, il y a la souffrance, notre souffrance. Celle d'avoir perdu des êtres chers, des êtres qui n'auraient jamais dû mourir, pas si vite, pas comme cela. La souffrance des familles, celle de leurs collègues et amis, celle de tout le monde de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, celle des gens qui nous entourent, au quotidien. « Même la Croix-Rouge », disent-ils. Même la Croix-Rouge. Ce signe qui appartient à l'humanité victime, ce signe qui est celui de la vie et de l'espoir, ce signe qui devait protéger...

Cette souf france qui est en nous, elle est aussi faite de colère. C'était un meurtre brutal, cruel, implacable, de sang-froid. Nous permet-il de continuer à croire en la dignité de l'être humain, de tout être humain ? Faut-il voir en l'homme ce qu'il est, ou ce que nous voulons qu'il soit ?

Et puis, il y a le doute. Ce doute lancinant : jusqu'où doit aller la mission humanitaire, la mission médicale ? Où commence l'engagement et où se termine-t-il ? À quel moment faut-il renoncer ? À quel prix et avec quelles conséquences pour ceux que nous aidons ?

Dans cette heure cruelle où nous nous réunissons pour honorer la mémoire des disparus, pour partager notre peine et celle de leurs familles, oublions quelques instants où nous sommes. Oublions le confort, la sécurité, la douce approche de Noël dans une ville illuminée.

Nous sommes quelque part en Tchétchénie. Les montagnes enneigées du Caucase dominent la plaine. Les habitants de Grozny, ceux des villages et des hameaux, essaient de reconstruire leurs maisons réduites en gravats, de soigner leurs blessés, de recoller les morceaux de leur vie, car il y en a tant de vies brisées, tchétchènes ou russes. Mais tout manque. Les conduites d'eau sont endommagées, les pompes ne fonctionnent plus, le système d'égouts est engorgé. Les maladies guettent. Les médicaments sont introuvables, chers ou insuffisants. Les structures médicales ont été en grande partie détruites.

L'alimentation disponible sur le marché n'est pas à la portée de toutes les bourses. Les vieillards les plus vulnérables vont dans les cantines de la Croix-Rouge, y mangent un repas chaud et emballent précautionneusement un morceau de pain qui fera leur dîner.

Les familles sont séparées. Nombre de ceux qui ont fui n'osent pas rentrer. Certains qui sont restés ont peur et s'en vont.

Les enfants sautent sur des mines.

Nos six collègues ont perdu leur vie alors qu'ils étaient venus apporter ce souffle de vie dans un hôpital. Comme tous les délégués du CICR, ils croyaient dans un idéal humanitaire. Cet idéal qui est un geste, un geste vers l'autre.

La vie des délégués est faite d'enthousiasme. Elle est aussi imprégnée de peur, dans les moments durs, et de ce qui est au-delà de la peur, l'acceptation d'une certaine fatalité. Mais pas la fatalité du crime. La vie des délégués est tissée de courage, de grandes joies lorsqu'un acte humanitaire apporte du réconfort, de peines profondes chaque fois qu'il faut remettre l'ouvrage sur le métier. Cette vie est faite de travail, d'abnégation, de maîtrise de soi, de tensions parfois, mais aussi de fous rires, d'entraide, d'amitié. C'est une vie d'équipe. Pour beaucoup, c'est LA VIE, au milieu des ruines, certes, mais aussi au milieu des plus démunis et au cœur de la solidarité qui les unit.

Alors, pour nous, au CICR, la mort qui a fauché six vies en a atteint des milliers d'autres au passage, celles de tous les collaborateurs locaux et expatriés du CICR, qu'ils viennent de Suisse ou de Sociétés nationales, celles de toutes les victimes du conflit tchétchène qui paient le prix de ce meurtre. Ce deuil, loin de nous abattre, doit nous unir dans le refus de l'intolérable, de l'insupportable. Il doit nous unir pour faire du CICR une institution encore plus forte au service des victimes.

Ce deuil doit aussi nous amener à réfléchir. La vie ne pourra pas reprendre demain comme si de rien n'était. Il y avait l'avant, il y aura l'après Novy Atagi, dont nous ne savons pas ce qu'il sera, mais qui devrait être autre. Les limites de l'horreur ont été franchies. Pour sortir mûris de cette épreuve, nous devons en tirer des enseignements. Ce n'est pas seulement le CICR qu i est en cause, c'est la mission humanitaire, dans le monde entier.

Ce deuil, ce n'est pas seulement le nôtre, au CICR, c'est celui de vous tous présents ici, représentants d'États comme d'organisations humanitaires, journalistes, collègues et amis. Non pas seulement parce que vous vous recueillez avec nous, mais parce que, si vous ne réagissez pas, ce deuil sera la meurtrissure d'un idéal qui est un bien commun de l'humanité.

Réagir, oui, mais réagir comment ? En exprimant, comme nous le faisons ici, votre désespoir et votre indignation. Les volontaires de l'humanitaire sont de plus en plus souvent en danger. Mais quel est ce monde, où dans certains pays ni la Croix-Rouge ni le Croissant-Rouge ne peuvent offrir leurs services ? Où ils sont réduits à observer de l'extérieur, impuissants, les méfaits de conflits à huis clos. Quel est ce monde où les belles paroles, les engagements, ne sont souvent suivis d'aucun effet ? Où l'inaction, voire le silence de certains de ceux qui peuvent agir sur la scène politique pour mettre fin à des violations du droit international humanitaire, quel que soit le continent, peuvent être si proches de la compromission. Où le CICR n'identifie plus, ne trouve plus les acteurs de la violence avec qui dialoguer, tant la situation est chaotique. Où l'humanitaire devient un enjeu politique, où les espoirs de paix peuvent être mis en danger par la lâcheté. Oui, quel est ce monde ?
 

Ce monde, c'est le nôtre. Ne nous leurrons pas. Vous devez réagir. Encore, toujours et mieux, pour faire en sorte que ce monde ne soit pas celui de nos enfants. Vous le devez aussi par respect pour nos collègues de Novy Atagi et tous les autres, qui, ailleurs, ont perdu la vie alors qu'ils étaient engagés dans l'action humanitaire.
 

Alors que conclure ? Les mots ne suffisent pas. Mais peut-être ne doit-il pas y avoir de conclusio n. Laissons nos pensées voler là-bas, vers les familles de nos collègues décédés en Tchétchénie comme au Burundi, vers l'équipe de nos délégués dans le monde entier, en particulier en Europe orientale et Asie centrale, qui continuent leur mission au cœur de leur détresse. Laissons nos pensées voler vers la population civile de Tchétchénie, qu'elle soit russe ou tchétchène, qui a tant souffert — vers les blessés, en particulier ceux de l'hôpital de Novy Atagi que nous avons eu le chagrin de quitter, vers les prisonniers, ceux qui sont malades, qui ont faim, froid ou peur.