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L’action humanitaire dans les conflits armés actuels : contexte et besoins

25-01-2001 Déclarationde Jakob Kellenberger

Réunion « Dolder-Meetings » organisée par le Tages-Anzeiger à l'Hôtel Dolder, Zurich, 25 janvier 2001

  Introduction
    Le contexte
    Comment agir dans ce contexte
    Les besoins humanitaires
    Qui fait quoi, et quel doit être le rôle de chacun ?
    À propos de l’écoute    

 

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est une institution humanitaire indépendante. Il a pour mandat de protéger la vie et la dignité des victimes de conflits armés et de troubles internes, et de leur porter assistance. Les activités de protection et d’assistance sont souvent indissociables. Chargé de veiller au respect du droit international humanitaire, le CICR s’efforce de faire observer les règles de ce droit et contribue à son développement.

Les petits drapeaux dont le CICR se sert pour marquer la présence de ses délégations sur la carte du monde correspondent à des régions où se déroulent des conflits armés et où règnent des situations de tension susceptibles de déboucher sur des conflits. Le CICR compte aujourd’hui 6 5 délégations principales. Si l'on ajoute à ce chiffre les sous-délégations et les bureaux, le nombre des représentations de l'institution dépasse les 200. Dans les zones où les conflits sont particulièrement complexes, le nombre de ces représentations peut être important. Il y en a par exemple 16 en Colombie et neuf en Afghanistan. Ces chiffres n'incluent pas les centres d'appareillage orthopédique ni les hôpitaux que le CICR gère, ou auxquels il apporte son soutien en personnel, en moyens financiers, et par la fourniture de matériel et de médicaments.

Les quelque 12000 collaborateurs actuels travaillent donc principalement dans des régions où des conflits armés sont en cours ou menacent d’éclater : il s’agit, dans le monde entier, d’être aussi près que possible des victimes des conflits, et aussi longtemps qu’elles ont besoin de protection et d’assistance. Cette proximité permet au CICR de connaître le contexte sous tous ses aspects et de manière approfondie, ce qui est également très important en ce qui concerne la sécurité. Cette importante présence physique, ainsi que les contacts avec toutes les parties au conflit, sont une caractéristique et une force de l’institution.

Les appels de fonds pour l’année 2001 prévoient des dépenses totales d’un montant de près d’un milliard de francs suisses (844,7 millions pour le terrain et 150,2 millions pour le siège à Genève). On ne peut malheureusement envisager aucune amélioration de la situation des conflits dans le monde. Les conflits armés qui durent depuis longtemps se poursuivent sans que l'on puisse entrevoir de solutions prochaines et une aggravation d'autres conflits se dessine dans plusieurs régions. Nous sommes particulièrement préoccupés par la potentialité de nouveaux conflits en Afrique de l’Ouest, ainsi que dans la région de l’Indonésie et des Philippines. En outre, les conséquences transfrontalières de certains conflits, comme en Angola ou en Colombie, menacent également de s’aggraver.

Et je dois constater malheureusement, en cette période de l'année particulièrement propice aux prévisions d’avenir, que d’autres parviennent, avec quelques nuances, à des conclusions identiques. 

Le terme « protéger » signifie pour le CICR : la visite régulière de personnes arrêtées en relation avec des conflits armés ou d’autres situations de tension, le rétablissement des liens entre les membres de familles dispersées, la recherche des personnes portées disparues, les regroupements familiaux, la libération et le rapatriement des prisonniers de guerre, ainsi que des démarches auprès de toutes les parties à un conflit lorsque les règles du droit international humanitaire sont violées. La diffusion des règles de ce droit, en particulier auprès des forces armées régulières et irrégulières, demeure une activité essentielle du CICR. La simple présence physique sur le terrain peut, à elle seule, avoir un important effet de prévention et de protection.

  L’assistance englobe l’aide matérielle et technique dans les domaines de la médecine préventive et curative (surtout en matière de chirurgie de guerre et d’appareillage orthopédique), la production et la distribution d’eau potable, la remise en état des infrastructures dans le secteur hospitalier et dans le domaine sanitaire, le rétablissement des capacités de production agricole ainsi que l’aide à la survie, grâce à la distribution de vivres, de vêtements, de bâches et d’autres secours.

Voici maintenant un bref aperçu des activités concrètes du CICR:

  • Il vient en aide dans le monde entier – souvent conjointement avec les Sociétés nationales de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge – à quelque cinq millions de personnes dépl acées à l’intérieur même de leur pays par suite d’un conflit armé.

  • En Afghanistan, le CICR soutient pratiquement l’ensemble de l’infrastructure hospitalière grâce à des moyens financiers et du personnel.

  • Des amputés sont équipés de prothèses ou d'orthèses dans plus de 30 centres d'appareillage orthopédique du CICR situés dans le monde entier.

  • Plus de cinq millions de personnes vivant dans des zones de conflit bénéficient de l’activité du CICR dans le domaine de la production et de la distribution d’eau potable.

  • Les délégués du CICR ont visité, rien qu'au cours des neufs premiers mois de l’année 2000, 202 000 prisonniers dans 68 pays.

  • Le CICR joue un rôle déterminant dans la recherche des quelque 20000 personnes portées disparues sur le territoire de l’ex-Yougoslavie.

  • Depuis le début de la guerre entre l’Érythrée et l’Éthiopie, plus de 58000 civils des deux parties ont été rapatriés sous les auspices du CICR. Peu après la signature de l’Accord d’Alger, le 12 décembre 2000, 410 prisonniers de guerre Éthiopiens ont été transférés d’Érythrée en Éthiopie, et 633 prisonniers de guerre Érythréens ont été rapatriés à partir de l’Éthiopie.

Lorsqu'on se fixe la défense de la dignité humaine comme objectif, il est en général très difficile de dissocier les activités de protection de celles d’assistance. Le CICR ne prétend pas à un monopole pour ses activités et il est parfaitement conscient qu’il ne peut répondre à tous les besoins humanitaires. Il attache par conséquent une grande importance à la coopération et à une coordination efficace avec d’autres organisations. Le cadre privilégié de coopération est celui que constitue le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. 

Le CICR est sans doute l’organisation dont la connaissance de l’ origine, du développement et des conséquences des conflits armés est la plus complète et la plus directe. Il constate aussi, au premier plan, comment les éléments essentiels des conflits ont évolué au cours des dernières années et décennies, et comment la nature des conflits armés ainsi que la manière dont ils sont menés ont changé.

 
 

  Le contexte  

Quelles sont les principales caractéristiques du contexte dans lequel une organisation telle que le CICR déploie aujourd’hui ses activités ?

Les conflits armés internes , ou guerres civiles, sont aujourd’hui la règle, les conflits internationaux constituant l’exception. Les conflits internes internationalisés, comme en République démocratique du Congo ou en Sierra Leone, appartiennent à une catégorie particulière. Parmi les 25 conflits armés les plus importants dans le monde, 11 se déroulent en Afrique, qui est l’unique région où l’on enregistre une forte augmentation du nombre des conflits depuis 1995. Les conditions économiques et sociales qui règnent dans la plus grande partie de ce continent constituent sans aucun doute une explication – voire même l’unique explication – de l’instabilité qui y prévaut. Davantage de solidarité entre les diverses couches de la population et entre les régions serait plus que souhaitable dans de nombreux pays.

  Les parties non étatiques aux conflits jouent par conséquent un rôle toujours plus important. Elles sont dans bien des cas difficile à identifier, sont structurées de manière confuse et ne disposent pas d’une chaîne de commandement claire. Elles poursuivent des objectifs très différents entre lesquels il est souvent très difficile d'établir une distinction. Souvent, leurs membres ignorent les règles du droit international humanitaire ou les violent purement et simplement. Ils font aussi valoir parfois qu’ils ne se sentent pas liés par ces règles car ils n’ont pas participé à leur élaboration. Il faut préciser également que les règles du droit international humanitaire qui s'appliquent aux conflits internes sont de toute manière moins complètes que celles qui s'appliquent dans des conflits internationaux.

Les facilités de transport et de communication dans le monde, ainsi que l’accès facile à des armes bon marché et toujours plus efficaces, favorisent les conflits armés et permettent également à des groupes relativement petits de tenir bon pendant des conflits de longue durée.

La population civile , qui représente 90% des victimes des conflits armés, est la plus touchée. Les civils sont de plus en plus la véritable cible des parties à un conflit qui, pour des raisons différentes, tantôt les terrorisent, tantôt les déportent ou les assujettissent de diverses manières, le plus souvent des plus révoltantes. La population civile est souvent utilisée par les parties à un conflit comme source d’approvisionnement en nourriture et comme source de recrutement de combattants. Le manque de protection, qui fait que la population civile est livrée à l’arbitraire des parties au conflit dans de nombreuses régions de conflit, est l’une des choses les plus choquantes dans le contexte actuel. Les autorités gouvernementales ne sont très rapidement plus en mesure d’assurer cette protection et acceptent cette situation avec une certaine indifférence.

Il n'est certes pas nouveau que, lorsque les circonstances le permettent, les êtres humains sont prêts à avilir leurs semblables , mais cela reste tout aussi révoltant qu’effrayant lorsque l’on se penche sur certains conflits. Au d ébut d’un nouveau millénaire, je tiens à recommander tout particulièrement à tous ceux qui établissent des prévisions pour les siècles à venir à leur table de travail, de ne pas oublier la perversité et la cruauté inimaginable dont les êtres humains sont capables entre eux. Le fait d’en être conscient me semble plus important pour préparer un avenir meilleur que certaines théories, comme celle du choc des civilisations.

Dans les zones de conflits et de crises , la réalité ne correspond pas aux distinctions classiques entre la phase qui précède le conflit, le conflit lui-même et l’après-conflit. Les nombreux accords récents de cessez-le-feu ou de paix qui sont restés lettre morte, nous rappellent comment certains développements, qui semblaient annoncer la phase postconflictuelle, se sont en fait révélés n’être que des phases intermédiaires d’un conflit. Je rappelle, dans cet ordre d'idées, les accords de Lusaka et de Lomé, et j'espère qu'au moins les Accords d’Alger du 12 décembre 2000 seront respectés. 

Une question souvent abordée dans les débats consacrés à l'action humanitaire – à savoir celle de la présence simultanée dans une zone de conflit d'acteurs politico-militaires et d'organisations humanitaires – fait également partie du contexte actuel. Les discussions approfondies sur les problèmes qui y sont liés font presque oublier que l’intervention simultanée des deux acteurs demeure une exception si l’on considère les 25 conflits les plus importants qui se déroulent actuellement dans le monde. Le contexte actuel est également caractérisé par la forte augmentation du nombre des organisations humanitaires dans les régions en crise ou de conflit. Ce phénomène est surtout frappant dans les régions qui retiennent particulièrement l’attention des médias. Il existe cependant des différences notables en tre le statut juridique, le champ d’activité et la manière d’agir des divers acteurs. Ceux-ci sont nombreux : ils vont des troupes de maintien de la paix des Nations Unies qui ont également un mandat humanitaire partiel (comme la MINUSIL en Sierra Leone), aux organisations humanitaires des Nations-Unies (comme le HCR, l’UNICEF ou le PAM), et aux organisations non gouvernementales (comme MSF et OXFAM), en passant par le CICR. De nombreuses organisations ne sont en fait présentes que dans quelques pays ou régions et limitent leurs activités à des groupes spécifiques de personnes, comme par exemple les enfants. En outre, le mode d'action des divers acteurs peut être très différent. L’environnement humanitaire est en tout cas peuplé et complexe.

Le personnel des organisations humanitaires est de plus en plus souvent la cible délibérée des parties à un conflit, le but étant en général de parvenir à ce que les derniers témoins qui trouvent encore dans des régions déterminées se retirent. C'est que l’on appelle les incidents de sécurité – au cours desquels les collaborateurs du CICR et d’autres organisations humanitaires sont visés intentionnellement – et ils ont considérablement augmenté ces dernières années. Dans le cas du CICR, ils s’élèvent à deux ou trois par semaine, sachant que la notion d’incident de sécurité va des menaces aux assassinats. C’est surtout dans les conflits d'origine religieuse ou ethnique – dans lesquels il s'agit de dominer ou de déplacer les personnes appartenant à une religion ou à une ethnie –, que les principes d’action, l'indépendance, l’impartialité et la neutralité d’une organisation telle que le CICR ne sont souvent pas compris, pour employer un euphémisme.

 
 

  Comment agir dans ce contexte    

  Quelle attitude une organisation telle que le CICR doit-elle adopter dans un tel contexte ? Le plus simple est parfois le plus important... et n'est pas toujours aussi simple que cela. Étant donné le grand nombre d'acteurs dont les principes d’intervention sont très différents, nous ne devons jamais relâcher nos efforts pour expliquer la nature, les objectifs et les principes d’intervention du CICR, et pour les expliquer en utilisant un langage compréhensible. Dans un contexte où des notions telles que «impartialité », notamment, font l’objet d’interprétations différentes, ce n'est pas un luxe pour le CICR d’expliquer sans relâche ce qu’il entend par indépendant , impartial et neutre . Face à l'opinion publique, précisément, nous devons aussi expliquer constamment pourquoi la confidentialité joue un rôle aussi important dans le travail du CICR. L’importance qui est accordée à ce principe ne signifie pas que nous dédaignons d'informer l'opinion publique ou que nous aimons cultiver le secret. Si le CICR travaille dans la confidentialité, c'est pour lui une question de crédibilité et cela constitue tout simplement la condition préalable qui lui permet d'atteindre pleinement les victimes, à savoir en ayant accès à elles. Il est évident que cette confidentialité ne signifie pas que nous ne parlons pas ouvertement et franchement aux autorités concernées. Si une situation est insupportable, nous le disons sans ménagement et nous demandons avec fermeté que les mesures nécessaires soient prises. 

Nous pouvons d’ailleurs certainement nous améliorer en matière de communication en présentant nos principes d’action et notre activité d’une manière compréhensible.

Nous devons non seulement insister sur l’indépendance de l ’action humanitaire par rapport à d'autres activités, mais aussi sur l’indépendance du CICR vis-à-vis de tous ceux qui ont un rôle à jouer dans ce contexte. Et cela ne suffit pas. Nous devons aussi nous opposer à tout ce qui tend à donner une perception floue du rôle des divers acteurs. En outre, le contexte actuel exige une attitude de coopération ouverte et dynamique avec les autres acteurs afin d’améliorer l’efficacité du travail humanitaire en se complétant. Pour y parvenir, il faut bien évidemment être d’abord pleinement conscient de sa propre identité. Le CICR estime, comme d’autres organisations humanitaires, que les unités militaires ne devraient pas mener simultanément des actions militaires et des missions humanitaires. Cela ne signifie pas que les missions dévolues aux acteurs politico-militaires – comme la lutte contre les causes d’un conflit ou la mise en place d'un environnement sûr – ne sont pas importantes aussi sur le plan humanitaire. La diplomatie de la prévention mise en œuvre par des États ou des troupes de maintien de la paix des Nations Unies a pour but, par ses activités, d'éviter ou de soulager des souffrances. Elle a donc également une dimension humanitaire.

Grâce à un dialogue avec toutes les parties à un conflit, sans vouloir porter de jugement (ce qui n’est pas si facile dans ce monde moderne très enclin à juger) et sans vouloir diaboliser les choses, le CICR doit veiller constamment à ce que sa présence sur le terrain soit acceptée par toutes les parties au conflit. C’est en effet la condition pour que nous puissions avoir accès à toutes les victimes. Avant mon entrée en fonction, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’implique ce travail. J’ai cependant appris un certain nombre de choses au cours des tournées que j'ai effectuées depuis sur le terrain en Afghanistan, en Colombie, en Ouganda, au Rwanda, en Angola et au Sahara occidental. Et, compte tenu de la complexité actuelle des conflits et de l’autonomie des commandants de secteurs, il ne suffit absolument pas de limiter ces contacts à l'échelon national. L’établissement d’un réseau de contacts sur le plan local est déterminant pour la sécurité et l’accès aux victimes. En outre, la complexité des conflits et de leurs causes exigent aujourd’hui un travail d’analyse beaucoup plus important qu’il y a quelques années.

Comme vous pouvez l’imaginer, le contact permanent avec toutes les parties à un conflit constitue également un facteur de sécurité déterminant. Une bonne formation en matière de sécurité et une discipline stricte sur le terrain sont une nécessité absolue pour la sécurité. La responsabilité des dispositions pratiques concernant la sécurité sur le terrain incombe aux chefs de délégation du CICR. Seules les décisions d’évacuation sont prises au siège à Genève. Bien qu'il n’existe aucune garantie de sécurité absolue, je considère que ma responsabilité la plus importante consiste à faire tout ce qui est possible pour assurer la sécurité des collaborateurs.

Le contexte, caractérisé par sa complexité et par des changements rapides, exige une plus grande mobilité , afin de permettre de répondre rapidement aux défis pratiques. Le réseau du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge permet une certaine flexibilité. Prenons l’exemple de la Tchétchénie au printemps 2000. Les visites de prisonniers et l’assistance humanitaire étaient toutes deux aussi urgentes. Rappelons toutefois que six collaborateurs du CICR ont été assassinés en Tchétchénie il y a quatre ans et que ces meurtres restent toujours inexpliqués à ce jour. Pour des raisons que vous connaissez, le CICR renonce à des escortes armées, sauf dans les situations absolument exceptionnelles. Il était cependant hors de question de ne rien entreprendre. La décision qui a finalement été prise est la suivante : visite des prisons par des délégués expatriés disposant d’une escorte armée en raison du degré particulièrement élevé des risques de sécurité (enlèvements et chantage) et assistance humanitaire sans escorte en Tchétchénie, assurée par des employés locaux du CICR et par des collaborateurs de la branche tchétchène de la Croix-Rouge russe, tous moins menacés. Les collaborateurs expatriés du CICR assurent le contact avec les autorités et supervisent les activités d’assistance. Depuis le mois de mai 2000, nos délégués ont visité plus de 40 prisons en Tchétchénie ainsi que dans d’autres parties du sud de la Fédération de Russie. Les activités d’assistance en Tchétchénie et dans les régions avoisinantes seront considérablement développées cette année. Avec 54 millions de francs suisses de dépenses prévues, la Fédération de Russie occupe cette année la troisième place après la République fédérale de Yougoslavie (82 millions) et le Congo-Kinshasa (55 millions), et la situation en matière de sécurité est toujours extrêmement précaire dans le Nord-Caucase.

Le nombre effrayant de situations dans lesquelles les règles du droit international humanitaire ne sont pas respectées ne doit pas nous empêcher de continuer à nous engager énergiquement pour sa diffusion et particulièrement pour son enseignement auprès des forces armées. Nous devons également nous efforcer davantage encore d'adopter un langage adapté aux différents contextes culturels. Le développement du droit international humanitaire demeure une tâche importante du CICR, mais nous devons avant tout faire en sorte que le droit existant soit mieux appliqué. Or, cette application n’est guère satisfaisante, surtout dans les conflits internes pour lesquels, malheureusement, les règles juridiques existantes sont plus limitées. Il ne faut pas oublier la responsabilité essentielle des États parties aux Conventions de Genève. Si les États parties prenaient vraiment au s érieux l’article 1 commun aux quatre Conventions et que les milieux qui ne respectent pas les dispositions du droit devaient en tirer les conséquences, nous ferions des progrès en matière d'application réelle du droit international humanitaire. Cet article I commun aux Conventions stipule que: « Les Hautes Parties contractantes s’engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention en toutes circonstances. » Si j'insiste pour que des mesures susceptibles de faire mieux appliquer les dispositions en vigueur soient prises, cela ne signifie pas que je n’attache pas d’importance au développement du droit humanitaire. Le CICR s’efforce par exemple d’obtenir que les dispositions de la Convention des Nations Unies de 1980 sur les armes classiques soient étendues aux conflits internes. En outre, il souhaite que les règles et les responsabilités à l’égard des munitions non explosées soient précisées dans un nouveau protocole additionnel à cette Convention.

 
 

  Les besoins humanitaires  

La question des besoins humanitaires englobe également celle des responsabilités dans le domaine humanitaire. Lorsque j’observe les conflits dans certaines régions et ce qui en découle, je pense aux besoins de protection avant de penser aux besoins d’assistance . On ne peut s’imaginer combien les besoins d'assistance diminueraient si, par exemple, les règles du droit international humanitaire relatives à la protection de la population civile , étaient respectées, même de manière élémentaire, par les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux. 

Cependant, le non-respect des règles n’entraîne en général aucune sanction . De nombreux États sont trop faibles pour imposer eux-mêmes ce respect dans leur propre pays. Et ils savent également qu’il en faut vraiment beaucoup pour que des États prennent des mesures contre un État tiers en raison de violations du droit international humanitaire. Une meilleure protection de la population civile constitue un besoin humanitaire urgent dans les conflits internes. La présence physique du CICR dans de telles régions, ainsi que ses démarches acharnées auprès des parties au conflit si elles violent les règles, ont certainement un effet de protection, mais cela ne suffit pas. Il faut qu'il soit plus clair au sein de la communauté des États que la violation du droit international humanitaire aura des conséquences. La création d’une Cour pénale internationale pour les criminels de guerre donne un certain espoir en ce sens.

Les besoins en assistance humanitaire ont augmenté plus fortement que l’évolution des conflits dans le monde entier ne le laissait prévoir à première vue. J'estime que cela s'explique surtout par la manière dont les nouveaux conflits sont menés, en utilisant la population civile comme instrument et en la prenant pour cible. Ainsi, il est possible qu’un conflit qui aura causé la mort d'un millier de personnes en une année, aura provoqué le déplacement d'un million de personnes. Et les personnes déplacées en raison des conflits internes constituent aujourd’hui une catégorie particulièrement vulnérables de victimes.

La nature des conflits actuels et la manière dont ils sont menés font aussi que les besoins spécifiques des femmes en matière de protection et d’assistance retiennent davantage l’attention. Les femmes sont en effet de plus en plus spécifiquement les victimes des conflits. Leur rôle social déterminant, précisément dans les zones de conflit, ainsi que les nombreuses tâches qu’elles assument, leur font de plu s courir un risque accru.

La perception de ce que l’on appelle les besoins humanitaires s’est également fortement développée au cours des ans. La notion d’aide humanitaire n’a en effet pas toujours englobé des mesures de sécurité économique (comme la distribution de semences et d’outils agricoles pour que la population ne dépende pas exclusivement de l’aide alimentaire) ou le traitement psychosocial apporté aux victimes d’un conflit et à leurs proches, comme en Algérie ou dans les Balkans. Le CICR mène par exemple aujourd’hui d'importants programmes en matière de sécurité économique en Afghanistan et dans de nombreux pays africains.

 
 

  Qui fait quoi, et quel doit être le rôle de chacun ?  

On peut et on doit attendre des organisations humanitaires que, lorsqu'elles mènent leurs activités, leur unique critère soit d’apporter aux victimes la meilleure protection possible et l’assistance la plus efficace. Cela exige qu'elles soient disposées à coordonner leurs actions et à coopérer. 

On peut constater que les efforts de coordination et de coopération entre les grandes organisations humanitaires augmentent. Les consultations régulières entre le CICR et les agences humanitaires des Nations Unies en sont un exemple. Une coordination renforcée fait aussi partie des exigences justifiées formulées par les pays donateurs, même si certains sont parfois animés de sentiments contradictoires. Pour des raisons politiques ou autres, ils ne dédaignent en effet pas toujours, selon le contexte, de pouvoir s’appuyer sur plusieurs acteurs. Et une délimitation très claire n’est pas toujours souhaitée, non seulement par les organisations humanitaires mais aussi par les donateurs. On rencontre aussi ce phénomène dans d’autres domaines de la vie. Pour ma part, j’insiste sur le fait qu’une coordination efficace implique que chacun a le courage de définir ses compétences essentielles, et ce sur la base de ses activités et de son expérience et non pas en fonction de ses prétentions. Dans ces conditions, la coordination peut alors se concentrer sur les inévitables zones grises.

Si l’on considère l’ampleur des activités du CICR et le développement de ses opérations sur le terrain, on peut se demander si une organisation telle que le CICR doit vraiment faire tout ce qu’elle fait . N'exécutons-nous pas en partie des tâches qui devraient, en fait, être accomplies par d’autres – les ministères des Affaires étrangères ou des agences de développement ? Il faut considérer le rôle d’une organisation humanitaire avant un conflit et après celui-ci, c'est-à-dire, en fonction (et dans cet ordre) de l’urgence , de la réhabilitation et du développement . La question fait l’objet de nombreuses discussions, tout comme la question de la manière dont les acteurs humanitaires peuvent préserver leur indépendance par rapport aux stratégies générales en matière de prévention des conflits, de résolution des crises et de maintien de la paix.

Après m'être rendu à plusieurs reprises dans des zones de conflit et après avoir examiné des situations de conflit concrètes, il m'est assez difficile de discerner comment il sera possible de donner à ces questions générales des réponses utiles et applicables sur le terrain. Seul le champ d’action concret permet d’apporter une réponse valable à la question : jusqu'où les activités d’une organisation telle que le CICR doivent-elles aller ? Il se peut qu'il ne s'agisse ni d'une situ ation classique d'avant-conflit ou d'après-conflit, ou que l’acteur qui, idéalement, devrait exécuter des activités qui sont en fait réalisées par le CICR (comme la remise en état d’un hôpital ou celle d'un système d'approvisionnement en eau potable), n’est tout simplement pas présent, n'est pas prêt à intervenir, ou n’en reçoit pas l’autorisation. Le CICR agit évidemment surtout dans les situations de nécessité et d’urgence . Il n’est pas une agence de développement ni un institut de diplomatie préventive. Mais lorsque des conflits se prolongent pendant des années et que le CICR est l’unique acteur humanitaire important, comme par exemple en Afghanistan, il peut arriver qu’un programme prenne réellement une ampleur substantielle. L’action d’une organisation aussi impliquée dans des régions de conflit et de tensions que l’est le CICR sur le terrain, s’étend inévitablement à des phases qui ne correspondent plus au modèle du besoin et de l’urgence humanitaires. Une activité aussi vaste ne peut se justifier que lorsque les autres acteurs ne sont pas en mesure de l’accomplir aussi efficacement, voire mieux. Et, (point tout aussi important), le CICR doit renoncer aux activités qui pourraient porter préjudice à son image d’organisation indépendante, impartiale et neutre dans une situation de conflit. Cela impose, par exemple, des limites étroites aux activités de prévention des conflits. Dans certaines circonstances, le CICR peut faciliter des négociations mais il ne peut pas y participer. Tandis qu'une partie importante de la communauté des États semble vouloir investir davantage de ressources humaines et de moyens financiers dans la prévention des conflits, nous allons aussi devoir examiner avec soin les possibilités et les limites de notre institution dans ce domaine et renforcer notre dialogue avec les acteurs concernés.

Dans un contexte aussi mouvementé que l’humanitaire, la répartition des responsabilités est particulièrement importante. Sinon, chacun s'estime finalement responsable de tout mais personne n’assume réellement la responsabilité dans certaines phases des crises ou du conflit. Il incombe aux acteurs politico-militaires de lutter contre les causes des conflits et de prévenir les conflits. De leur côté, les organisations humanitaires se consacrent aux conséquences humanitaires des conflits qui n'ont pu être évités. Enfin, c’est à l’État affecté par un conflit que revient la responsabilité principale en matière de reconstruction avec le soutien, notamment, des agences de développement. Certes, les transitions doivent être assurées dans ce monde où les choses sont tellement interconnectées mais les responsabilités essentielles doivent cependant être clairement définies. L’action humanitaire ne doit surtout pas servir de succédané pour d’autres activités urgentes comme les stratégies destinées à prévenir les conflits.

 
 

  À propos de l’écoute  

Les débats sur les rapports entre les civilisations qui se dérouleront pendant l'«Année des Nations Unies pour le dialogue entre les civilisations»   , auront l’avantage non négligeable d’attirer l’attention sur l’importance du dialogue. Bien que l’on se préoccupe assez rarement, dans ce débat, de définir les caractéristiques de l’identité des civilisations et de leurs différences, force est de constater que, dans le passé aussi bien qu’aujourd'hui, de nombreux conflits se sont déroulés et se déroulent toujours au sein d’une même civilisation. Du point de vue humanitaire, mais pas uniquement, le dialogue entre les civilisations devrait absolument être complété par un dialogue au sein m ême des civilisations. Un véritable dialogue suppose cependant une disponibilité et une capacité d’écoute au sein d’une civilisation ainsi qu’entre les civilisations. Hans-Georg Gadamer, qui dans une étude parle de l’importance de la compréhension dans le monde politique mondial, mérite d’être cité à ce propos : « Comprendre signifie toujours en premier lieu : « Ah oui, j’ai compris maintenant ce que tu veux ! Mais je n'ai pas dit que tu as raison ou que tu auras raison ! Toutefois, c’est seulement si nous parvenons à comprendre une autre personne, dans une situation politique ou sur la base d’un écrit que nous pourrons nous entendre ». (Traduction non officielle)

     

Le CICR s’est consacré récemment à deux projets d’écoute importants dont les résultats méritent d’être mentionnés.

Dans le projet « Les voix de la guerre », le CICR s'est entretenu avec 20000 personnes originaires de 12 régions de conflit pour découvrir ce qu'elles pensaient de la guerre, de la manière de la faire, ainsi que de ses limites. Les réponses à des questions fondamentales sur le plan humanitaire comme : « Peut-on attaquer la population civile ? » ou « Faut-il autoriser l’emploi des mines antipersonnel ? » ont fait apparaître une concordance étonnamment forte avec les règles existantes, ainsi qu’une conception de la valeur de la vie et de la dignité humaine commune aux différentes civilisations. Les personnes qui sont quelque peu familiarisées avec les écrits consacrés à ce sujet par des philosophes et des chefs religieux issus de diverses civilisations ne semblent pas étonnées outre mesure par cette constatation. À priori, le résultat ne constitue cependant pas une invitation à se rallier trop rapidement à la doctrine du «choc des civilisations », mais bien plutôt à celle qui consiste à rechercher l'éc oute.

Une autre étude, consacrée à la protection et aux besoins particuliers des femmes dans les conflits armés, fait prendre conscience d’un autre avantage de l’écoute. Ce sont les victimes des conflits armés qui connaissent le mieux leurs besoins et elles pourront les exprimer bien mieux à l’avenir grâce aux moyens modernes de communication. Ces besoins sont souvent aussi simples qu’évidents et seraient certainement restés encore cachés longtemps sans l’écoute attentive et systématique apportée aussi par une organisation humanitaire telle que le CICR, dont les programmes concernent des millions de femmes.

J’en arrive maintenant à la partie de mon exposé dont l’annonce est en général accueillie par le public avec un soulagement empreint de reconnaissance. Les zones d’intervention pour lesquelles le CICR a prévu les dépenses les plus importantes sont les suivantes, par ordre décroissant des dépenses :

  • la République fédérale de Yougoslavie (83 millions de francs suisses)

  • la République démocratique du Congo (55,5 millions)

  • la Fédération de Russie (54 millions)

  • l’Afghanistan (49,5 millions)

  • l’Angola (47,7 millions)

  • le Soudan (43,6 millions)

  • le Rwanda (34 millions)

  • la Sierra Leone (31,8 millions)

  • la Somalie (30 millions)

  • la Colombie (28,6 millions).

Les plus fortes augmentations des dépenses par rapport à l’an dernier concernent la Fédération de Russie et la Sierra Leone.

La mission fondamentale du CICR reste bien évidemment inchangée. Cette année, nous mettrons particulièrement l'accent sur:

  • La mise en œuvre pratique des premières conclusions de l’étude sur les mesures supplémentaires susceptibles d'être prises pour protéger les femmes et les jeunes filles victimes de conflits armés, et leur venir en aide. Des objectifs spécifiques ont déjà été fixés cette année dans 11 contextes différents.

  • L’entière application de notre mandat de protection et d’assistance en faveur des personnes déplacées à l'intérieur de leur pays à la suite d’un conflit armé. Des objectifs spécifiques ont été fixés dans 34 contextes.

  • Un programme d’action visant à une meilleure application du droit international humanitaire, notamment par les acteurs non gouvernementaux.

Bien des choses changent (au sens étroit et au sens large) également dans le monde humanitaire. De plus, le nombre des acteurs est élevé et pourrait encore augmenter. Deux attitudes s'imposent pour une organisation humanitaire telle que le CICR : se montrer ouverte à une coopération avec d’autres (et pas uniquement avec des organisations humanitaires) et avoir toujours pour objectif de rendre plus efficaces les activités de protection et d’assistance grâce à une complémentarité aussi bonne que possible. La prise en compte, au moment opportun, des changements importants fait partie de cette ouverture. Par exemple, l’Union européenne et ses États membres, qui jouent déjà un rôle très important en matière de politique de la paix et sur le plan humanitaire, sont résolus à renforcer leurs activités dans le domaine de la prévention des conflits et de l’action humanitaire. Il est donc urgent de resserrer rapidement notre coopération déjà étroite avec Bruxelles, tout en maintenant totalement l’indépendance du CICR, comme c'est le cas envers l ’ensemble des États et des organisations. 

En matière de conflits dans le monde, les perspectives ne sont guère encourageantes et les besoins humanitaires demeurent importants. Les organisations humanitaires, tout particulièrement, ne doivent pas s’adonner à un catastrophisme annonciateur de tensions, qui est en général populaire parce légèrement excitant. La diffusion de scénarios catastrophes contribue notamment à sous-évaluer la capacité de résistance et de rétablissement des personnes affectées par un conflit. Elles ne sont pas seulement des victimes passives et elles sont entièrement capables d’exprimer elles-même leurs besoins (même si ce n'est que par étapes) et d’assumer des responsabilités. Il existe en outre des évolutions encourageantes, même si bien des choses ne sont encore ni résolues ni achevées. Parmi ces évolutions, notons:

  • la conviction, partagée par les États les plus influents et leurs populations, que la sécurité et la dignité de chaque être humain doivent être mises au premier plan, et non la sécurité des institutions gouvernementales. La souveraineté érigée en mur épais derrière lequel ont peut harceler et humilier systématiquement un peuple est de moins en moins acceptée. Je sais parfaitement que cela soulève également de nombreuses questions mais l'impulsion qui consiste à mettre l’être humain au premier plan est bonne;

  • la reconnaissance, qui fait finalement son chemin au sein des Nations Unies, que les opérations de maintien de la paix de l’ONU doivent bénéficier des moyens financiers et humains nécessaires et être basées sur un mandat précis;

  • la disponibilité toujours plus grande de nombreux États et organisations à soutenir efficacement, sur le plan diplomatique, les demandes du CICR. J’ai été le témoin, l’année dernière, d’exemples encourageants dans ce domaine et je suis convaincu (des projets en ce sens ont déjà été élaborés) que nous devons renforcer la diplomatie humani taire au CICR et la rendre plus systématique.

Réf. LG 2001-012-FRE