Le programme de soutien psychologique des intervenants humanitaires du Comité International de la Croix-Rouge (CICR)

28-02-2002de Dr. B. Bierens de Haan [1], H. Van Beerendonk [2], N. Michel [3], J.-C. Mulli [4]

Extract from Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie Médicale

  Cet article est paru dans la "Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie Médicale" (février 2002 - Tome VI - No 53) et est reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.  

  Résumé  

Les intervenants humanitaires sont perturbés, lors de leur engagement sur le terrain, par des réactions émotionnelles de plus en plus fortes. Au point qu’il faut les soutenir pour qu'ils puissent accroître leur résistance au stress et leur efficacité sur le terrain en faveur des victimes.
 
Un programme de soutien a été mis sur pied pour le personnel terrain, reposant sur une formation avant la mission, un soutien pendant et un suivi, avec offre de prise en charge spécialisée, au retour. Un effort particulier a été mis sur la formation des cadres, responsables, lors de la mission, de reconnaître, d'identifier et de prendre en charge le stress des collaborateurs.
 
L’évaluation effectuée a montré que ce programme était bien reçu par le personnel mais qu'il fallait l’améliorer.

  Mots-clés : Croix-Rouge, debriefing, intervenants humanitaires, programme de soutien, psycho-traumatisme, stress
 

 
   
 

  I. INTRODUCTION  

     

   

  I.1. Le stress de l'action humanitaire  

Il est aujourd'hui reconnu que les intervenants humanitaires peuvent présenter, lors d’un engagement dans l’urgence, des réactions émotionnelles qui vont les empêcher d’accomplir leur mission (Smith et al, 1996).
 
Ces réactions ont aussi été décrites chez des volontaires actifs dans des programmes de développement (Lovell, 1999) et chez les militaires, engagés dans des opérations des Nations-Unies (Doutheau et al, 1994 ; Raingard et Lebigot, 1994).
 
Ce sont toutefois les sauveteurs et les soignants, engagés dans des catastrophes naturelles ou industrielles, qui, affectés de la même manière (Nivet et al, 1989), ont contribué à populariser en Europe une prise en charge standard et simplificatrice, le debriefing psychologique (Dyregrov, 1989) déjà proposé aux sauveteurs américains, par Mitchell en 1983.
 
A cet égard, les   délégués du CICR ne se différencient pas des autres intervenants. Bien au contraire. Proches des victimes et présents sur le terrain pendant toute la durée du conflit, ils subissent tous les risques liés à la guerre en plus de ceux liés au banditisme et à la criminalité, fréquemment associés aux nouveaux conflits (Bierens de Haan, 1998).
 
L’institution est victime de 2.8 incidents de sécurité graves par semaine et tous les efforts entrepris pour maîtriser la sécurité du terrain ne parviennent pas à réduire ces risques.
 
Ajoutés aux autres épreuves du travail humanitaire, les incidents de sécurité peuvent entraîner des troubles psychiques, plus ou moins intenses et durables, regroupés sous le terme de stress , vocable commode, à usage didactique, que les intervenants humanitaires et les soignants revendiquent parce qu’il ne suggère pas une pathologie psychiatrique.

   

  I.2. Faut-il soutenir les humanitaires ?  

La question reste ouverte : Faut-il " soigner les soignants " et les engager à " s’occuper d’eux-mêmes avant de s’occuper des autres“ (Smith et al), dans l'intérêt des victimes qu’ils veulent secourir, ou n'est-ce pas de la responsabilité de l'employeur de prendre des mesures préventives (Deahl, 1998) ?

A ne pas les soutenir, on risque deux types de complications.
 
Au plan individuel d’abord, on observe des altérations du comportement, des troubles somatiques, des décompensations psychiques, des départs anticipés ou des démissions.
 
Et au plan institutionnel, le bon fonctionnement même des équipes et la réalisation des objectifs opérationnels, sont empêchés (Bierens de Haan, 1995).
 
Enfin du point de vue de l'employeur, méconnaître le stress professionnel peut mettre en danger la santé ou la vie des personnes et engager sa responsabilité juridique. 

Pour d’autres toutefois, trop de soutien dénature la fraîcheur de l'idéal associatif fondé sur l’engagement volontaire. Dans certaines ONG, on signe une charte de volontariat avant le départ et on rappelle que chacun peut, à tout moment, sous la pression des événements et la violence des émotions, remettre en cause sa motivation et retirer son engagement volontaire (Biberson, 1996).

On pourrait donc responsabiliser les volontaires et renoncer à les soutenir ou identifier et traiter la névrose traumatique, l'état dépressif ou la crise d'angoisse par une approche psychiatrique ?

Entre ces deux extrêmes, le CICR, par nécessité opérationnelle, a choisi une position intermédiaire.

Il ne peut ni compter sur la responsabilisation de son personnel (souvent jeune et inexpérimenté) ni accepter de mettre sa santé et sa sécurité en danger, ni doter chacune de ses soixante-douze délégations d’un psychiatre ou d’un psychologue.

Il propose donc à son personnel terrain, dans un but préventif, un soutien simple et modeste, résolument démédicalisé, dans le cadre d'un programme en trois phases : une formation avant la mission, un soutien durant la mission et un suivi après l’engagement ou entre les missions.

Ce soutien est offert par des personnes non expertes, mais préalablement formées. Il ne s'agit pas d'un traitement - toujours effectué par des spécialistes à l’extérieur de l’institution - mais de mesures préventives.

Un expert (psychiatre ou psychologue) est responsable d'un programme de soutien psychologique pour le personnel terrain. Il est conseiller du directeur des opérations en matière de stress du terrain.

Il intervient dans des situations particulières (voir plus loin) et dirige, en cas de nécessité, le personnel vers des thérapeutes à l'extérieur pour recevoir des soins adéquats et confidentiels. Il offre, en direct, un soutien aux responsables opérationnels. Il enseigne aussi aux cadres des mesures de gestion du stress, pratiques et faciles à mettre en oeuvre.

  Figure 1  

  Nombre d'entretiens-santé effectués (avec pourcentage de tous les départs / retours du siège)
 

           

     

   

  II. LES PARTICULARITÉS DU STRESS DE L’ENGAGEMENT HUMANITAIRE  

   

  II.1. L'incidence du stress  

Le nom bre des collaborateurs vus lors d'un entretien " santé " a progressivement augmenté avec les années (Fig.1). Il apparaît maintenant que le stress constitue le problème de santé [5 ] le plus fréquemment observé lors du debriefing , avant le paludisme et les maladies liées à l'eau ou à l'hygiène de l'environnement (Fig.2 ). Une personne sur quatre (26 %) a donc vu sa capacité professionnelle sévèrement réduite par ce stress des humanitaires .

Un second constat s’impose : dans l'action humanitaire, l'essentiel du stress du terrain n’est pas d’ordre traumatique. En mission, la situation d'expatrié, la séparation des siens et les frictions qui surgissent au sein des équipes entraîne une souffrance plus difficile à maîtriser que le psycho-traumatisme.

Que l'on songe au jeune expatrié, partant pour la première fois, seul, loin des siens, privé du soutien de sa famille, dans un pays inconnu, à la nature et au climat hostile, pour découvrir un travail qu’il n’a jamais fait, une équipe qu'il ne connaît pas et un chef parfois incompétent. Il est en état de stress avant même d'avoir été en contact avec les victimes d'un conflit souvent cruel, pour lesquelles, souvent, il ne pourra pas grand chose. Lorsqu'à cela s'ajoutent la fatigue du travail humanitaire, les petites et grandes maladies tropicales, le spectacle ou l'écoute de la souffrance d'autrui et les menaces permanentes de combattants indisciplinés ou ivres et de criminels ou bandits qui cherchent à dépouiller les organisations humanitaires, on comprend qu'il va bientôt y laisser sa résistance.

  Figure 2  

  Nombre de briefings / debriefings / entretiens effectués en 1999 et nombre de cas stress observés
 

           

   

  II. 2. Les manifestations du stress  

Fréquemment observées sur le terrain, les manifestations du stress paraissent, dans leur singularité individuelle, spécifiques aux intervenants humanitaires.

a. les réactions de fuite

La personne stressée fuit le groupe pour se réfugier dans le travail (hyperactivité), dans la solitude de sa chambre (isolement du groupe) ou dans un espace et un passé, laissés derrière au pays d'origine (fixation sur la communication avec les proches par Internet et/ou par téléphone).

b. les troubles du comportement

Ce sont les signes les plus faciles à observer allant de l’abus d’alcool, de stupéfiants ou de nicotine, en passant par la conduite automobile dangereuse, le comportement provocateur lors des loisirs jusqu'aux prises de risques, l'indiscipline et le non respect des règles de sécurité.

c. les problèmes relationnels

Les disputes et autres conflits au sein des équipes sont fréquents. Le caractère se modifie, les intervenants deviennent impatients, intolérants et difficiles à intégrer dans les équipes. Des clans se forment qui s'observent, et bientôt s'affrontent, dans un contexte de rumeurs et de fausses informations.

  Figure 3  

  Incidence des différentes réactions de stress (N = 300, 1999)
 

   

   

  II. 3. Les différentes formes de stress  

On distingue trois différentes réactions de stress, qui se différencient moins par leurs manifestations, individuelles, que par les causes qui les déclenchent :

  • le stress traumatique , associé au psycho-traumatisme de l'incident de sécurité, 

  • le stress cumulatif , induit par les microtraumatismes répétitifs du travail au contact des victimes et

  • le stress de base , interne aux équipes, lié à la gestion des ressources humaines et aux relations interpersonnelles (Bierens de Haan, 1995).

Durant une mission, le stress de base s'observe davantage au début et en fin de période d’affectation, le stress cumulatif fluctue au gré des périodes de repos proposées alors que le stress traumatique, imprévisible, peut survenir n'importe quand (Fig.4).

En matière d'incidence, le stress lié au traumatisme dans sa phase aiguë, ou dans sa phase différée (état de stress post traumatique ou PTSD), n'est pas du tout au premier plan. C’est le stress interne aux équipes, le stress de base, dont l'incidence est de 13,5 % qui prédomine (Fig. 3).

Au retour, parmi les 300 cas de stress identifiés en 1999, la moitié sont des personnes ayant présenté un stress de base (Fig. 5), celles ayant présenté un stress traumatique et un stress cumulatif formant l'autre moitié du collectif. Seul deux cas de PTSD ont été identifiés durant l'année.

     

     

 
 

  Table I  

     

  LE CONTROLE DU STRESS EN MISSION : PRINCIPES DE BASE  

 

  • Les réactions émotionnelles de stress sont des réactions normales à des situations anormales.

  • Chacun réagit au stress selon un mode personnel et particulier. 

  • Chacun est responsable de la bonne maîtrise de ses émotions.

  • Le contrôle et la prise en charge des réactions de stress sont de la responsabilité du chef de délégation.

  • Après un incident critique, l'aide doit être offerte immédiatement, sur place, dans la simplicité et dans l'espoir d'une restitution rapide.

  • Il faut recourir à un debriefing de groupe chaque fois que cela est possible. 

 
 

     

a. Le stress de base

Sans lien direct avec le travail humanitaire, ces réactions émotionnelles sont liées à des difficultés d'adaptation au nouvel environnement culturel, social et politique du pays.

Le style et l'organisation du travail, le profil d'activités et de responsabilités pour lesquelles la personne ne se sent pas préparée, comptent également. Mais les difficultés relationnelles, avec les collègues ou le c hef, et la mauvaise atmosphère qui règne parfois au bureau ou au lieu de résidence sont au premier plan.

En recherchant, dans 155 cas, les causes déclenchantes du stress de base, nous avons isolé 76 fois un conflit avec le chef, 44 fois un conflit avec l'équipe et 42 fois des difficultés d'adaptation à l'organisation du travail . Dans 44 cas sur 155, les causes de ce stress étaient mixtes.

Il paraît important de prévenir ce stress car, en 1999, dans 40 % des cas, il a conduit à une fin de mission anticipée. 

  Figure 4  

  Evolution des différentes réactions de stress durant la mission
 

   

  En voici un exemple :  

     

  Une jeune-femme de 27 ans fait sa première mission. Formée aux relations publiques, elle a atteint un poste élevé dans une grande entreprise. Elle veut pourtant réaliser un rêve et devenir déléguée du CICR. Elle suit un cours d’intégration puis est affectée à une petite sous-délégation dans la région des Grands Lacs en Afrique centrale. Dès les premiers jours, elle perd le sommeil et l’appétit. Elle tombe malade. Elle ne parvient pas à se lever le matin. Elle manque souvent le départ de l’équipe sur le terrain. Le soir, elle s’isole dans sa chambre. Finalement, elle demande à changer de résidence. Puis requiert un entretien avec le chef de délégation pour se plaindre de l'infirmière avec qui elle fait équipe. Elle en profite pour critiquer l’absence de plan d’évacuation et émettre des doutes sur la solidité de l’abri. Ses collègues refusent de travailler avec elle. Au bout de trois semaines elle se confie, en larmes, à un employé africain. Ce dernier alerte le chef de la sous-délégation. Il la reçoit, l’écoute et lui propose une autre activité. Sa situation ne s’améliore guère. Elle accepte d’être changée de sous-délégation, tente de s’intégrer à une autre équipe. Ceci échoue aussi. Elle retourne à la délégation principale et décide finalement de démissionner. Elle rentre dans son pays, estimant qu’elle s’est trompée en choisissant de travailler pour une organisation humanitaire.  

     

b. Le stress cumulatif

Résultat d'une succession de traumatismes de basse intensité, prévisibles et répétitifs, le stress cumulatif s'installe progressivement au cours de la mission.

Associé à une surcharge de travail, à une surcharge émotionnelle au contact des victimes ou des deux ensemble, cette réaction s'observe particulièrement dans les opérations qui démarrent, lorsque les besoins humanitaires et la désorganisation des secours se conjuguent pour aboutir à un manque d'efficacité et de résultats.

L'environnement conflictuel avec les menaces, le bruit des combats, les contacts avec des combattants indisciplinés, ivres ou drogués, les privations, les rumeurs, l'impossibilité de se nourrir, de se reposer ou de se détendre, tout cela dans un contexte de promiscuité et de confinement avec impossibilité de s'éloigner de la zone de tension contribuent au phénomène de traumatisation secondaire, qualifié à juste titre par les auteurs anglophones de compassion fatigue (Figley, 1995).

La phase ultime du stress cumulatif est le     burn-out , un état d'épuisement physique, émotionnel et mental causé par un engagement prolongé dans un contexte à haute charge émotionnel. Ces personnes, victimes à la fois d'une fatigue dépassée, d'une hyperactivité stérile et d'une anosognosie, cèdent au découragement et au cynisme (Selder, 1989).

Cette réaction, observée trois fois en 1999, est bien connue des intervenants humanitaires, souvent confrontés à des tâches épuisantes et à des objectifs impossibles à atteindre.

  Figure 5  

   Pourcentage des réactions de stress observées ( N = 300, 1999)
 

           

c. Le stress traumatique

Mieux connu et plus souvent décrit, il accompagne, dans sa forme aiguë, l'effroi du traumatisme. Il peut aussi être associé à un incident de sécurité sans effraction psychique.

Si un tiers des collaborateurs disent, au debriefing, avoir été victimes ou témoins d'un tel incident au cours de leur mission, l'incidence du stress traumatique au debriefing est faible, puisqu'elle est de 4,9 % , donc presque trois fois moindre que le stress de base.

Certains reconnaissent avoir eu un incident de sécurité et n’en avoir été aucunement affecté.

L'état de stress post traumatique (PTSD) , que l'on voudrait prévenir en debriefant systématiquement les états de stress traumatique, n'est que rarement observé lors de l'entretien de fin de mission, car il se déclenche plus tard, lorsque le collaborateur a quitté l'institution.

     

   

  III. 1. Les décompensations psychiques       graves      

C'est une rareté qu'il faut signaler, car la gestion de ces décompensations est lourde et déstabilisante pour les équipes.

Pour une population moyenne de 1200 intervenants expatriés, nous en observons en moyenne deux à trois chaque année. Il peut s'agir de bouffées délirantes, d'accès maniaques, de troubles graves du caractère (immaturité affective, toxicomanie, anorexie mentale), de tentatives de suicide, de réactions dépressives ou d'attaques de panique.

Ces troubles traduisent une fragilité préexistante qui n'avait pas été reconnue, ou qui avait été dissimulée lors de l’engagement.

     

   

  III. 2 . L'association entre stress et autres problèmes de santé  

     

Le stress   est un facteur de risques pour d'autres maladies. L'incidence de la malaria par exemple et celle des accidents - notamment du trafic routier - est plus élevée chez les personnes souffrant de stress que chez celles qui n'en souffrent pas.

La plus forte incidence d'autres problèmes de santé est observée en association avec le stress cumulatif, synonyme de fatigue : une personne qui en souffre a deux fois plus de risques qu'une personne non stressée de présenter, lors de sa mission, un autre problème de santé.

     

     

   

  IV. LE PROGRAMME DE SOUTIEN DU PERSONNEL  

     

En 1992, le CICR, sensibilisé aux réactions émotionnelles de son personnel revenant d’Afrique de l'Ouest (Liberia et Sierra-Leone), de Somalie et d’ex-Yougoslavie, constitue un groupe de travail pour proposer des mesures à prendre en faveur des collaborateurs exposés à des situations de stress extrême.

Dès 1994, un programme de soutien psychologique du personnel terrain , plus communément appelé programme stress , est mis sur pied par trois personnes, un médecin psychiatre-psychothérapeute et deux infirmiers, conseillers en santé, qui constituent ce qu'on appelle familièrement  la cellule stress .

Ce programme repose sur trois piliers : une information et une formation des collaborateurs et des cadres avant le départ, un soutien sur le terrain pendant la mission et au retour, des mesures administratives de gestion des ressources humaines propres à limiter le stress et ses effets (temps de repos durant la mission et entre les missions, alternance d'affectation en zone plus ou moins exigeantes, octroi de congés non payés, etc...)

Pour définir les grandes lignes de ce programme de soutien, six principes (Table I) sont proposés.

L'aide n'est pas de nature spécialisée ou experte. Elle est fondée sur l'empathie du camarade et la sollicitude du chef, la réalité de l'engagement du CICR sur le terrain empêchant souvent la venue rapide d’un expert pour debriefer les victimes à la suite d’un incident de sécurité.

Les principes de prise en charge établis par l'armée américaine durant le premier conflit mondial (Salmon, 1917) restent d'actualité. Comme ceux d'ailleurs préconisés par les services psychiatriques de cette même armée (Field Manual 22-51, 1994 ) proposant que la gestion du stress du terrain soit assurée, pour des motifs opérationnels, par le commandant de la petite unité : le chef est res ponsable de prévenir l’émergence du stress, ou de reconnaître et de prendre en charge le stress de ses collaborateurs en renforçant la cohésion de l’équipe.

     

   

  IV. 1. SENSIBILISER ET SOUTENIR LES INTERVENANTS  

     

  IV.1.1. La sélection et le recrutement  

Pour évaluer la capacité de résistance au stress du terrain, et tester la résilience et la maturité des candidats, des entretiens sont conduits non par des experts en psychologie mais par des collaborateurs expérimentés, au courant du travail humanitaire en zone de conflits. Des exercices simples sont utilisés, comme accomplir des tâches collectives en situation de stress (mais ce stress est bien différent de celui du terrain !) tout en filmant les candidats.

Une attention particulière est donnée aux dimensions " résistance au stress " et " motivation " , le recruteur n'hésitant pas à interroger le candidat sur les moments difficiles qu'il a vécu et les ressources d'adaptation mises en oeuvre pour les surmonter. Les événements de l'histoire de vie de la personne, pouvant expliquer sa motivation humanitaire, sont aussi discutés En principe le doute ne profite pas au candidat et si la résistance au stress ou la motivation paraissent fragiles, on préférera renoncer.

  IV.1.2. La formation avant le départ  

Elle est la même pour tous et comprend un cours d'intégration de trois semaines, en résidentiel durant les de ux premières semaines.

La résistance au stress est analysée lors d'un exercice terrain avec jeu de rôles, au cours duquel le candidat joue le rôle du délégué qu'il sera bientôt et affronte des " incidents de sécurité " et des situations simulées (passage de postes de contrôle militaires, évacuation de blessés sous la menace, visites d'un camp de réfugiés, évaluation des besoins d’un hôpital).

Un debriefing par équipe fait suite à l'exercice. Il permet d'analyser en groupe les émotions et les comportements déclenchés par ces exercices.

Lors d'un second module qui s'intitule Vie, santé et stress en délégation les différentes formes de stress du terrain sont évoquées et les moyens d'y faire face discutés en petits groupes. Toutes les violences potentielles d’une mission sont traitées, sans cacher les risques de violences exercées sur les femmes.

Une brochure ( Bierens de Haan, 1997) résumant ces points est remise à ce moment là.

  IV.1.3. Un briefing complet et véridique  

Un briefing " stress et santé " permet d'aborder la situation spécifique régnant dans le pays d'affectation, notamment l'atmosphère de la délégation, les problèmes qui s'y posent (stress de base), la situation humanitaire et les programmes (stress cumulatif) et finalement la situation sécuritaire (stress traumatique), afin de permettre au collaborateur d'anticiper les difficultés et de s'y préparer.

  IV.1.4. Le soutien durant la mission  

En principe, l’écoute est assurée par le chef de délégation ou par le coordinateur responsable des programmes afin d'aplanir des problèmes de stress qui n'auraient pas été réglés au préalable soit par la personne elle-même soit avec le soutien d'un camarade.
 

S'il survient un incident de sécurité, un debriefing émotionnel individuel ou collectif sera proposé.
 

Le chef l'organise sans forcément l'assumer lui-même (Bierens de Haan, 1998). Il peut avoir recours à un collaborateur mieux formé et plus à l'aise pour le conduire.
 

Tout incident de sécurité entraînant la mort ou des blessures graves, comme un viol par exemple, motivera le déplacement du siège genevois d'un membre de la cellule stress, ayant l'habitude de conduire un debriefing de groupe.
 

Il en va de même pour un incident de sécurité collectif, comme l'expulsion sous la menace d'un bureau ou d'une délégation et la prise d’otages (Table II).

 
 
 
 

  Table II  

     

  SITUATIONS NECESSITANT UN DEBRIEFING EMOTIONNEL COLLECTIF  

 

  • incident de sécurité avec décès ou blessures graves d'un ou de plusieurs collaborateurs,

  • incident de sécurité avec grave menace sur plusieurs collaborateurs ( expulsion d'un bureau ou d'une sous-délégation, acte de banditisme, kidnapping, vol à main armée, pillage, viol) ,  

  • prise d'otages (collaborateurs retenus ou agissants comme intermédiaires neutres),

  • témoins de massacres sur une large échelle, 

  • surcharge professionnelle grave dans un contexte menaçant ou émotionnellement éprouvant ( ex. : visites de prisons, contacts avec détenus ou familles de personnes disparues )

 
 

  IV.1.5. Un debriefing systématique au retour  

Chaque collaborateur est vu à son retour par un membre de la cellule stress. A l'issue de l'entretien, une fiche statistique est établie, répertoriant la durée et le lieu de la mission, les maladies contractées et les accidents, éventuellement les types de stress subis et leurs causes.

  IV.1.6. Le suivi au retour et avant la nouvelle affectation  

De cas en cas, des éléments recueillis par la cellule stress sont transmis, avec l'accord de l'intéressé, au département des ressources humaines chargé de la planification de la prochaine mission.

Des " éléments stress " sont parfois pris en compte pour déterminer la durée d'interruption entre les missions, pour décider de l'octroi d'un congé non payé, pour fixer le nouveau lieu d'affectation, pour décider d'une mission conjointe avec un partenaire travaillant aussi au CICR, pour décider si le poste permet ou non une affectation en

famille.

   

  IV. 2. FORMER ET SOUTENIR LES CADRES  

     

En mission, les cadres sont souvent seuls à gérer le stress du personnel. Il importe donc de leur proposer des concepts simples d'analyse et de compréhension des réactions émotionnelles de leur personnel et des mesures de management.

Il ne s’agit pas d’en faire des psychologue-amateurs, mais des leaders qui, par leur sensibilité et leur comportement et grâce aux techniques dont ils disposent, peuvent prévenir l’émergence du stress, éventuellement le reconnaître, identifier ses causes et proposer des mesures de management.

Il est une constante qu’un bon gestionnaire des ressources humaines et un manager compétent, maîtrisera, avec l'aide d'une équipe soudée, le stress de ses subordonnés.

Un cours de formation est donc réservé aux responsables opérationnels. Il comprend différents modules, qui   peuvent être suivis séparément, les uns après les autres, selon la disponibilité de la personne.

L’un de ces modules Sécurité / Stress dure quatre jours et demi. Un jour est réservé à l’étude du stress, à son identification et à sa gestion. Les élèves, répartis en groupe apprennent à reconnaître un collaborateur stressé, à identifier de quel type de stress il souffre et à proposer des mesures de prise en charge simples (Fig.6.) pour pré venir les deux complications que sont le Burn-out et l'état de stress post-traumatique ( PTSD ). L’apprentissage de la conduite d’un debriefing émotionnel collectif leur est aussi proposé à l’aide de vidéo.

     

  Figure 6  

   Prise en charge des différentes formes de stress
 

   

     

     

     

   

  IV. 3. AGIR SUR L'INSTITUTION  

     

Le médecin de la cellule stress est rattaché à la direction des opérations. Avec tr ois responsables de la sécurité, il constitue une cellule   sécurité-stress , dont la tâche est de réunir les informations concernant l’environnement sécurité et stress d’une opération, à l’aide de messages du terrain, de debriefings au siège et de missions d'évaluation sur place, pour en faire régulièrement l’analyse et en informer le directeur des opérations.

La cellule stress a un rôle plus spécifique à jouer :

  IV.3.1. Sur le terrain  

Elle doit se faire connaître des collaborateurs du terrain et pour cela effectuer des missions d’évaluation de la santé et du stress qui règnent dans l’une ou l’autre des délégations du CICR. Un maximum de collaborateurs sont alors debriefés ou interviewés. Au retour, un rapport circonstancié sur la situation de santé et de stress du personnel est rédigé.

  IV.3.2. Au siège de l’institution  

Il importe de parler du stress et des émotions du personnel terrain au sein de l’institution et au sommet de la direction, afin qu’augmente la sensibilisation à cette problématique. Les émotions du personnel ne doivent pas constituer un sujet tabou et personne ne doit penser qu’il va être sanctionné ou freiné dans sa carrière parce qu’il a été victime de stress.

On n’insistera donc jamais assez sur la normalité des réactions émotionnelles des intervenants humanitaires et sur la nécessité qu’elles soient reconnues et prises en compte par la ligne hiérarchique. 

     

   

  V. EVALUATION DU PROGRAMME  

L'évaluation de ce programme a été effectuée en 1998, avec le triple objectif d’apprécier la sensibilisation du personnel terrain à ce soutien, d’évaluer son utilité telle que perçue par les collaborateurs et les collaboratrices et de réunir remarques et suggestions pour l'améliorer ou le réorienter.

Un questionnaire comprenant une partie générale et une autre réservée aux cadres a été élaboré et distribué. 417 questionnaires représentant 38 % de la population expatriée ont été recueillis. Le taux de réponse des cadres était particulièrement élevé puisqu'il atteignait 83%.

Les résultats de l'analyse des questionnaires a montré qu'après quatre ans de mise en oeuvre le programme, largement diffusé au sein de la population expatriée, est considéré comme utile et nécessaire par la majorité des collaborateurs et que les trois-quarts des cadres sont satisfaits de la manière dont il est conçu et appliqué, qu'une majorité des collaborateurs trouvent le soutien moral dont ils ont besoin dans leur entourage professionnel immédiat, que les cadres demandent un meilleure formation en gestion du stress et qu'un grand nombre de délégués présentent un stress de base qui les perturbe dans l'accomplissement de leur travail et de leur vie quotidienne.

Enfin, l'analyse des questionnaires a montré qu’il fallait, à l'avenir, améliorer l'information au sujet du stress et du rôle de la cellule stress, qu’il importait de poursuivre la sensibilisation et la formation des cadres aux techniques de gestion et de prévention du stress, que l'identification et la prise en charge du stress traumatique sur le terrain laissait à désirer et qu'il importait de tenter de diminuer le stress de base sur le terrain.

   

  VI. L'AVENIR DU SOUTIEN DES HUMANITAIRES  

En résumé, il semble que la violence des nouveaux conflits ne permette plus d’abandonner les intervenants humanitaires (qui s'engagent parfois au péril de leur vie et souvent de leur équilibre mental) à leur sort, prétextant qu’ils l’ont choisi. 

L'employeur, responsable du bien être des personnes qu'il emploie, leur doit un soutien pour deux raisons. Pour protéger les intervenants et pour mieux porter secours aux victimes.

Il apparaît que chaque organisation humanitaire devrait se doter d'un programme de soutien du personnel, qui lui soit propre et spécifique.

La prévention du stress du terrain et la maîtrise des réactions émotionnelles relèvent d'abord d’une bonne gestion des ressources humaines. Des équipes soudées, conduites par des chefs compétents, constituent la meilleure des protections contre les complications du stress.

Pour surmonter les souffrances psychiques de la guerre, les intervenants humanitaires ont avant tout besoin, à l'instar des victimes, de compassion, d'écoute et de partage. Non pas à l'extérieur de leur groupe social ou professionnel, par des thérapeutes spécialisés, mais bien à l'intérieur, au sein même de leurs collectivités, par des personnes formées qui comprennent ce qu'ils ont enduré.

Dans ce contexte, le rôle des psychiatres et des psychologues est, avant tout, en retrait, de formation et de soutien des intervenants du terrain.

     

     

  Note  

     

1. Dr. B. Bierens de Haan : médecin-psychiatre.

2. H. Van Beerendonk : infirmière, conseillère-santé.

3. N. Michel : infirmier, conseiller-santé.

4. J.-C. Mulli : médecin (en charge de la santé des collaborateurs)

5. Ce dernier est pris en compte s'il a eu, clairement, un retentissement sur l'activité professionnelle de façon prolongée et gênante par des troubles du sommeil durable, une maladie psychosomatique, d’autres maladies associées, une fatigue chronique, une perturbation de l'humeur, un changement de caractère ou des troubles cognitifs.

     

  REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES  

Biberson Ph. (1996). Introduction d'un séminaire de formation Soutien psychologique et debriefing des collaborateurs, Chatenay-Malabry (21-24.02.96)

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Bierens de Haan B. (1997). Engagement humanitaire et conflits armés : Le facteur stress . CICR Publications, Genève.

Bierens de Haan B. (1998). Le debriefing émotionnel collectif des intervenants humanitaires : l’expérience du CICR. Archives suisses de neurologie et de psychiatrie 149/5, 218-228

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