La galaxie humanitaire : « le politique, le militaire, l'humanitaire : un difficile mariage à trois »

31-12-1998de Christophe Girod; Angelo Gnaedinger

Prenant la Bosnie-Herzégovine comme exemple particulièrement significatif, cette brochure montre que les mesures prises par la communauté internationale dans les situations de conflit armé perdent leur efficacité lorsque les différents acteurs impliqués - politiques, militaires et humanitaires - ne s'en tiennent pas à leurs mandats spécifiques respectifs. En effet, cela limite le champ d'action des organismes internationaux concernés ainsi que les moyens d'atteindre les objectifs fixés par la Charte des Nations Unies. Par contre, l'influence que peut exercer la communauté internationale s'accroît lorsque chacun agit dans le cadre du mandat qui lui a été clairement et spécifiquement confié et qu'il respecte les domaines de compétence des autres intervenants.

 

L’action humanitaire 
 

  Qu’est-ce que «l’humanitaire» ?  

  L’affaiblissement du protecteur «naturel» (étatique)  

Lors de la Guerre froide, les maîtres mots qui régissaient les modes de pensées de l’Occident s’épelaient: marxisme – économie de marché, démocratie populaire – démocratie libérale, guerres de libération nationale – colonialisme, développement – impérialisme économique, etc. Un monde où la bipolarité géopolitique servait de schéma à la dialectique intellectuelle.

Aujourd’hui, c’est le mot déstructuration qui affleure sur toutes les lèvres, un mot qui cache mal l’absence de concept analytique pouvant appréhender la réalité de la communauté internationale, un constat d’impuissance. Plus de pôles, plus de repères: les économies nationales et locales se désagrègent, les structures étatiques s’affaiblissent, voire sombrent carrément. Les pays en voie de développement constituent bien entendu les champs d’observation privilégiés de ces phénomènes: Somalie, Liberia, et tant d’autres encore.

Si la disparition de la bipolarité internationale a effectivement affecté les pays en voie de développement, cette géopolitique finissante était également porteuse de chaos au cœur même de l’Europe. La question des nationalités, et donc des identités, que chacun croyait enfouie sous les couches de la civilisation, s’est brutalement – à nouveau – posée. Dotés de systèmes politiques désormais obsolètes et d’économies trop faibles pour supporter ce brusque changement, les pays d’Europe orientale durent entamer un difficile chemin vers le modèle occidental. Certains, peut-être plus fragiles, comme la Yougoslavie, se sont désagrégés dans la violence.

Dans tous ces cas de figure, bipolarité ou chaos, dès lors qu’ils génèrent des conflits, la nécessité se fait pressante en faveur de l’intervention d’un acteur extérieur, indépendant et neutre. Tout conflit armé entraîne une certaine déstructuration: l’Etat s’affaiblit et concentre ses ressources sur l’effort de guerre, des pans de territoire peuvent lui échapper et être occupées par des forces rebelles ou étrangères, la sécurité des gens n’est plus assurée. Non seulement du fait de la guerre mais aussi parce qu’en pareilles circonstances les institutions étatiques ou para-étatiques ne peuvent plus fonctionner et assumer leur rôle protecteur. Plus de sécurité, plus de dignité. C’est la longue et trop souvent silencieuse cohorte des victimes qui cherchent abri et nourriture, et tentent de se protéger des abus dont elles sont la cible: vols, viols, arrestations, exécutions.

L’action humanitaire prend justement la force de son engagement aux côtés des victimes dans la compassion que tout un chacun éprouve à la vue ou à l’idée des misères encourues par ses frères en humanité. L’action humanitaire, c’est tenter de pourvoir les victimes des conflits avec un minimum de protection, c’est les assister si elles sont dans le besoin, c’est encore engager un dialogue avec les belligérants pour qu’ils respectent toutes celles et tous ceux qui ne jouissent plus de la liberté minimale à laquelle chaque être humain a droit afin qu’il puisse vivre dignement.

C’est pourquoi les Etats, à la fin du siècle dernier, se dotèrent d’un droit international humanitaire qui vise à protéger tous ceux qui ne participent pas ou plus aux hostilité s: civils, blessés et malades, prisonniers. Un droit depuis lors plusieurs fois révisé qui se compose aujourd’hui des quatre Conventions de Genève de 1949 et de leurs deux Protocoles additionne ls de 1977. Plus de 185 Etats les ont signées. Mais ce droit, normatif, n’a de valeur que dès lors qu’il est respecté par les acteurs de la communauté internationale, les Etats eux-mêmes, en l’absence de toute police internationale chargée de poursuivre les récalcitrants. Toutefois, les Etats ont également voulu doter une organisation indépendante du double rôle de gardien de ce droit et de protecteur des victimes des conflits armés: le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), une institution privée, neutre et impartiale, qui a très activement participé à la révision du droit international humanitaire et qui envoie des délégués sur le théâtre des hostilités afin d’apporter protection et assistance aux personnes affectées.

  Le conflit en ex-Yougoslavie  

Depuis la fondation de la Yougoslavie après la Première Guerre mondiale, ses peuples constitutifs n’ont eu de cesse de se poser la question de leur identités respectives et de se demander comment ils pouvaient vivre ensembles. Les Slaves qui émigrèrent dans les Balkans il y a des siècles furent envahi et occupés soit par les Austro-Hongrois (Croatie et Slovénie), soit par les Ottomans (Serbie, Monténégro, Macédoine). La Bosnie-Herzégovine, elle, le fut successivement par les deux. Les Croates et les Slovènes se convertirent au catholicisme, les Serbes, les Monténégrins et les Macédoniens suivirent le Patriarcat orthodoxe tandis que les Bosniaques, en plus du catholicisme et de la chrétienté orthodoxe, se convertirent pour certains à l’islam. Successivement royaliste entre les deux Guerres mondiales puis socialiste après la Seconde, la Yougoslavie se désagrégea dans la violence dès 1991.

Ainsi, au-delà d es déclarations d’indépendance des uns ou des autres, les combats qui éclatèrent entre ces différents peuples ont eu la violence et la haine trop souvent propres aux guerres civiles. L’élimination de l’«étranger» de la terre que l’on considère comme sienne engendre les actions les plus atroces. L’existence même de l’autre sur «sa» terre sert, en négatif, à définir la nouvelle identité nationale que chaque peuple tente de définir pour lui-même. Il faut dès lors que l’autre disparaisse, afin que la population majoritaire puisse vivre en toute sécurité. Les propagandes nationalistes des différents belligérants ont beaucoup insisté sur ces aspects afin de galvaniser leurs troupes. Mais un tel «nettoyage» se révèle nécessairement violent car il n’est pas facile d’arracher au coin de terre où ils ont vécu depuis des siècles des gens qui se retrouvent soudainement minoritaires et minorisés: partir, c’est tout perdre.

Près de trois millions de personnes se sont ou ont été déplacées du fait des combats en ex-Yougoslavie. Réfugiés ou déplacés à l’intérieur de leur pays, tous ces gens doivent aujourd’hui se construire une nouvelle vie.

Des Krajina serbes en Croatie à la mosaïque ethnique et religieuse de la Bosnie-Herzégovine, tous les moyens furent bons pour faire partir les gens, les «autres». Il y a tout d’abord le langage des armes, et tout un chacun a encore en mémoire les images du bombardement de Vukovar en 1991. Mais la confrontation armée débouche tôt ou tard sur la création de lignes de front qui laissent derrière elles des minorités qui sont autant d’indésirables. Les trop fameux camps de détention dans le nord ouest de la Bosnie-Herzégovine en été 1992 n’ont pas permis de faire en sorte que tous les ressortissants musulmans et croates quittent la région. Pour parfaire l’ouvrage, il a fallu trois ans de conflit latent, de basse intensité, durant lequel les forces locales ont utilisé tous les moyens à leur disposition: violence contre des individus, harcè lements administratifs, lois iniques. Sans protection, sans plus de dignité, sans futur, les minorités musulmanes et croates ont fini par partir, acculées – en payant leurs bourreaux en pièces sonnantes et trébuchantes – ou forcées. Un scénario qui s’est répété en divers endroits de la Bosnie-Herzégovine.

Présents lors des combats qui prennent rapidement fin en Slovénie en 1991, les délégués du CICR se rendent en Croatie dès les premiers affrontements entre Croates et Serbes. Il leur apparaît très vite que la manière dont se déroulent les violences inter-ethniques constitue la négation même des valeurs qu’entend défendre et promouvoir le droit international humanitaire. Dès lors, leur travail de protection en faveur de minorités emprisonnées, expulsées ou exécutées, s’avère relever de la quadrature du cercle. Car les belligérants ont précisément pour stratégie de nier toute existence digne aux minorités qu’elles veulent voir partir. Des stratégies de terreur, d’exactions, de négation de l’humanité de l’autre.

  L’action humanitaire de la Croix-Rouge  

Afin de pouvoir s’acquitter de sa tâche en faveur de toutes les victimes, le CICR s’est pourvu d’un modus operandi assez particulier. Lorsqu’éclate un conflit armé, ses délégués s’attellent à visiter les prisonniers dans leurs lieux de détention afin de s’assurer de leur présence et de leurs conditions, à échanger des nouvelles entre les détenus et leurs familles ainsi qu’entre membres de familles séparées, à réunir ces derniers, à apporter de l’assistance nutritionnelle et matérielle aux civils dans le besoin et de l’assistance médicale aux structures hospitalières mal approvisionnées, ou encore à maintenir un minimum d’hygiène publique. Autant d’activités que le CICR entend mener à bien en instituant un dialogue soutenu et perm anent avec les autorités belligérantes auxquelles ses délégués rapportent les abus qu’ils constatent afin qu’ils cessent. Une coopération qui constitue la pierre angulaire du travail du CICR sur le terrain, sans laquelle une action humanitaire digne de ce nom n’est pas possible. On ne secoure pas par la force, dont l’action humanitaire cherche précisément à limiter l’arbitraire.

En outre, le CICR entend rester indépendant parce que c’est selon lui l’unique façon de mettre en application l’idée de la Croix-Rouge qui est de porter protection et assistance en faveur de tous sans aucune discrimination de race, de sexe, d’âge, de religion ou encore de nationalité. A contrario, la communauté internationale a de plus en plus tendance à désigner, dans chaque nouveau conflit, les bons et les méchants, et à ne canaliser son aide qu’en faveur des «bonnes» victimes. Or chacun sait qu’un conflit engendre des victimes de tous les côtés des lignes de front. La neutralité et l’impartialité du CICR viennent dès lors renforcer son indépendance et lui permettent d’agir en faveur de tous, de tous les côtés.

Mais le CICR n’est pas le seul acteur humanitaire qui arbore l’emblème de la croix rouge. Henri Dunant, au sortir de l’expérience traumatisante que fut pour lui la bataille de Solferino, en 1859, imagina que les armées devaient se doter d’un organisme d’aide de soins aux blessés sur les champs de bataille. C’est ainsi que naquirent les Sociétés nationales de Croix-Rouge et de Croissant-Rouge, auxiliaires de leurs forces armées nationales en cas de conflit mais également organismes engagés dans de nombreuses activités sociales dans leurs pays respectifs. A la fin de la Première Guerre mondiale, ces Sociétés nationales se fédérèrent au sein de la Ligue des Sociétés de Croix-Rouge et de Croissant-Rouge [1 ] , plus spécifiquement chargée de coordonner les activités des Sociétés nationales lors de catastrophes naturelles.

Fondé en 1863 par Henri Dunant et quatre autres personnalités genevoises, le CICR a pour sa part re çu le mandat d’intervenir dans les zones de conflits en faveur des personnes privées de protection ou d’assistance. Depuis sa création, il n’a eu de cesse de voir ses activités croître: ses quelque 800 délégués sont aujourd’hui présents dans plus de cinquante pays à travers le monde, assistés par plus de 5000 employés locaux, sans compter l’aide des membres des Sociétés nationales. Son budget opérationnel pour 1995 s’élevait à environ 600 millions de francs suisses (plus de 2,5 milliards de francs français).

 
L’action humanitaire en ex-Yougoslavie 
 

  La Croix-Rouge en ex-Yougoslavie  

En 1989, le CICR reçut des autorités de la République Fédérale Socialiste de Yougoslavie l’autorisation de visiter les personnes arrêtées suite aux violents incidents qui avaient secoué le Kosovo, au sud de la Serbie, quelques années auparavant. Lorsqu’éclatèrent les combats en Slovénie, qui se déclara indépendante en 1991, les délégués étaient déjà sur place. Mais les hostilités ne durèrent pas et les prisonniers furent rapidement libérés. Cependant, de la Slovénie désormais souveraine, le conflit s’étendit à la Croatie voisine. Le drame prit de l’ampleur. Le CICR ouvrit des délégations à Zagreb et Belgrade.

Selon qu’un conflit est international, comme le prétendent alors les Croates, ou interne, comme l’affirment les Serbes [2 ] , ce n’est pas le même corpus de règles du droit international humanitaire qui s’applique. Afin de contourner cet obstacle politique, qui peut dans certaines circonstances complètement bloquer l’action de la Croix-Rouge, le CICR convoqua, à deux reprises à la fin 1991, des plénipotentiaires des parties au conflit à Genève, où ils s’engagèrent à respecter de nombreuses dispositions du droit humanitaire, notamment celles relati ves au traitement des prisonniers de guerre. Sans déterminer la nature juridique du conflit, ces Accords donnèrent un cadre global dans lequel l’action humanitaire pouvait cependant se dérouler. Ainsi des prisonniers, visités à de nombreuses reprises en 1991, dont la quasi totalité ont été libérés l’année suivante sous les auspices du CICR. En revanche, et en dépit de ces mêmes Accords, les tentatives du CICR visant à protéger les hôpitaux n’ont pas rencontré le même succès. Hôpitaux bombardés, blessés et malades maltraités ou liquidés, les exemples, malheureusement, abondent.

Les peuples d’ex-Yougoslavie n’avaient cependant pas encore fini de souffrir. La guerre s’est propagée en Bosnie-Herzégovine. Placé face au même dilemme politique de la qualification juridique du conflit afin de déterminer quelles règles du droit international humanitaire les belligérants devaient respecter, le CICR convoqua à nouveau des plénipotentiaires des parties au conflit à Genève, en mai 1992. Les Accords alors paraphés reprennent des pans entiers des dispositions des Conventions de Genève, que les belligérants s’engagèrent à respecter.

En été 1992, tandis que des milliers de Musulmans et de Croates croupissaient dans des camps de détention en Bosnie-Herzégovine, le CICR, par la voix de son président, a été parmi les premiers à dénoncer ce qui était en train de se passer. Mais le monde n’était pas encore disposé à écouter, il n’avait pas encore clairement fait son choix entre bourreaux et victimes.

Les autorités des différents belligérants, occupées à mettre sur pied une politique de terreur ou à organiser leur défense, canalisaient toutes leurs ressources vers l’effort de guerre. Les délégués du CICR visitaient et enregistraient nominalement ces milliers de détenus afin de les suivre individuellement jusqu’à la fin de leur détention. Ils leurs ont apporté des vivres, de l’eau, des couvertures, des habits – le minimum indispensable à la survie.

La majorité de ces prisonniers – environ 5500 – sera libérée suite à la Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie, tenue à Londres en août 1992, et aux Accords passés entre les parties au conflit, réunies début octobre à Genève sous les auspices du CICR. La plupart choisira l’exil. Le CICR assistera à l’évacuation des camps et le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) s’occupera de les réinstaller dans des pays d’accueil.

Sur le plan politique, il faudra que des journalistes se rendent dans les camps pour que cet épisode tragique de la guerre en Bosnie place définitivement les Serbes dans la catégorie des bourreaux et les Musulmans dans celles des victimes. Mais plutôt que de se donner les moyens politiques de faire cesser les atrocités dont elle était le témoin, la communauté internationale va se presser au portillon de l’assistance humanitaire. Plutôt que de tenter de mettre fin à la guerre, les Etats vont envoyer troupes et volontaires pour protéger et assister les victimes. La spirale était alors enclenchée: elle durera trois longues années au cours desquelles la cohorte des humiliés ne cessera d’augmenter, tout comme le volume de l’aide. En poursuivant cette politique la communauté internationale n’a eu de cesse de mettre en avant la bonne conscience humanitaire pour masquer son impuissance politique – pour ne rien dire des désaccords européens et transatlantiques lourds de conséquences. Les politiques se sont ainsi mis à prodiguer soins et assistance, créant, d’une part, une compétition humanitaire malsaine et dépensière mais entraînant, d’autre part, une prolongation du conflit.

Tandis que les belligérants, tout occupés à se battre, mobilisent leurs ressources, celles des individus se tarissent. Avec les hommes au front et les usines fermées ou détruites, sous embargo commercial et financier, les pays de l’ex-Yougoslavie s’effondrent. Souvent sans gaz, sans électricité et sans carburant, des villes entières s’enfo ncent dans la guerre et la souffrance. Les hôpitaux sont bientôt à cours de médicaments tandis que le nombre de blessés augmente, les réseaux de distribution d’eau potable restent sans maintenance et sont souvent coupés par des lignes de front ou par les autorités elles-mêmes. Les lignes téléphoniques ne fonctionnent qu’aléatoirement et les liens postaux restent paralysés, des régions entières se retrouvent isolées parce que des routes sont minées ou coupées, des ponts détruits. Des villes, comme Sarajevo, sont encerclées et commencent à manquer de tout. Dès lors, ce sont les civils qui payent le prix de la guerre, un prix monstrueux: deuils, membres de familles séparés et restant sans nouvelles, vieillards abandonnés ou malades, prisonniers maltraités, populations civiles expulsées, rançonnées, extorquées.

Dès les premiers jours du conflit, le CICR a tenté de déployer l’ensemble de ses activités traditionnelles en pareilles circonstances.

  La protection des personnes détenues  

En près de cinq ans de conflit, le CICR a enregistré nominalement plus de 44000 détenus, combattants capturés lors de combats comme civils arrêtés en raison de leur appartenance ethnique. Plus de 500 lieux de détentions ont été utilisés par les belligérants, dans lesquels les délégués du CICR ont régulièrement répétés leurs visites afin de suivre individuellement chaque détenu à des fins de protection, mais aussi pour leur apporter une assistance nutritionnelle, matérielle (habits, couvertures, etc.), hygiénique (installation de conduites d’eau courante, de sanitaires, produits corporels, etc.) ou encore médicale (le CICR ne soigne pas lui-même les détenus mais insiste, lorsque ses délégués-médecins constatent qu’un prisonnier manque de soins, pour qu’il soit traité de manière appropriée). Les détenus peuvent en outre écrire des messages Croix-Rouge à leurs familles ou amis, lettres que le CICR achemine aux destinataires, avec l’aide des Croix-Rouge nationales si ceux-ci sont réfugiés dans des pays tiers. Ce travail de protection et d’assistance vise à assurer aux prisonniers des conditions décentes de détention et à leur permettre de garder une certaine dignité. Afin d’y parvenir, le CICR doit pouvoir travailler en étroite collaboration avec tous les belligérants: non seulement pour que ses délégués aillent régulièrement accès à tous les lieux d’internement mais aussi pour que les autorités détentrices se montrent coopérantes et tiennent compte des remarques des délégués quant au traitement des détenus ou à leurs conditions matérielles. Une tâche que le CICR mène habituellement de manière discrète, privilégiant ainsi l’accès aux prisons plutôt que la dénonciation publique, dont d’autres organismes se chargent et qui peuvent, en ce sens, être considérés comme complémentaires. Ce n’est que lorsque la situation est intolérable de l’avis du CICR que celui-ci prend la parole publiquement, comme il l’a fait en été 1992 par exemple.

Par ailleurs, afin de suivre tous ces prisonniers pour s’assurer qu’aucun ne disparaît, tous ces noms sont saisis dans une banque de données qui permet de contrôler régulièrement les effectifs. Lorsqu’un détenu manque à l’appel, les délégués n’ont de cesse de demander aux autorités détentrices où il se trouve jusqu’à ce qu’une réponse soit fournie.

En ex-Yougoslavie toutefois, les parties au conflit ont pris l’habitude de s’échanger leurs détenus. Lorsqu’il s’agit de civils arrêtés sur le territoire qu’elles contrôlent, cela procède du nettoyage ethnique. Lorsqu’il s’agit de combattants capturés, u n véritable jeu de poker se déroule entre les parties qui se cachent – et cachent également au CICR – de nombreux détenus afin de mieux négocier leur échange. Les familles doivent souvent payer leurs autorités afin que celles-ci incluent leur proche dans les opérations d’échanges qui, outre les détenus et l’argent, com prennent souvent d’autres marchandises comme du carburant, de la munitions, etc., voire même des cadavres.

Le CICR a donc très rapidement été confronté à un dilemme: fallait-il ou non qu’il participe à de tels échanges? Répondre oui, c’était prendre le risque de cautionner le nettoyage ethnique du fait de l’inclusion de civils dans ces procédés. Répondre par la négative, c’était faire peu cas de la protection que le CICR entend apporter à chaque détenu. Finalement, l’institution s’est décidée à fixer les conditions de sa participation. Le CICR ne négociera pas lui-même les échanges et insistera sur des libérations unilatérales et inconditionnelles. En revanche, une fois un tel échange acquis entre les parties, le CICR entend pouvoir rencontrer tous les détenus concernés au minimum 48 heures avant leur libération afin de s’assurer que leur transfert ne se fera pas contre leur volonté. Trois choix sont ainsi laissés aux prisonniers: être libérés sur place (si par exemple leur famille vit encore dans la région), être transférés de l’autre côté de la ligne de confrontation (soldats capturés rejoignant leurs familles), ou être transférés dans un pays tiers (un accord dans ce sens a été passé entre le CICR et le HCR, ce dernier s’occupant de la réinstallation en pays tiers une fois le détenu sorti de Bosnie-Herzégovine par le CICR).

Lors des différents conflits ex-yougoslaves, plus de 21000 prisonniers ont ainsi été libérés sous les auspices du CICR. Mais beaucoup d’autres ont été échangés sans que le CICR en soit même informé, les délégués ayant ensuite toutes les peines du monde à obtenir des autorités détentrices des informations sur les détenus manquant soudainement à l’appel.

Dans l’Accord de Paix signé à Paris le 14 décembre 1995, les trois parties au conflit bosniaque se sont engagées à libérer tous leurs détenus dans les 30 jours. En dépit du fait qu’elles aient elles-mêmes négocié cette clause à Dayton (Etats-Unis), les m entalités ne changèrent pas. Les Bosniaques, notamment, ne voulaient pas libérer leurs quelque 500 détenus avant que les Serbes ne fournissent des informations sur le sort de milliers de personnes portées disparues – entre autres sur les quelque 3000 hommes dont des témoins ont rapporté l’arrestation par des soldats serbes lors de la chute de l’enclave de Srebrenica en juillet 1995. Un lien que l’Accord de Paix ne prévoit pas et auquel le CICR s’est opposé. S’il est primordial que la lumière soit faite sur le sort de toutes les personnes disparues lors du conflit, conditionner la libération de détenus vivants à l’obtention d’information sur des gens dont personne n’a plus entendu parler revient à prolonger l’attente de ces centaines de prisonniers et de leurs familles.

Finalement, la presque totalité des quelque 900 prisonniers enregistrés ont été libérés par les parties sous les auspices du CICR, bien qu’après l’échéance des 30 jours.

  La recherche des personnes disparues  

Répondre à l’angoisse des milliers de familles depuis longtemps sans nouvelle de leurs proches portés disparus est un défi humanitaire majeur auquel le CICR se retrouve malheureusement confronté lors de chaque conflit, notamment lors de guerres civiles. Dans le contexte de l’ex-Yougoslavie, et avec l’aide des Croix-Rouge locales et des Sociétés nationales étrangères, le CICR a échangé plus de 17 millions de messages entre membres de familles séparées ou avec leurs proches détenus, et a réuni près de 8000 familles. Le réseau de messages Croix-Rouge constitue un excellent moyen pour les personnes déplacées ou réfugiées de renouer le contact. Toutefois, il arrive que des lettres ne trouvent pas leurs destinataires – autant de gens portés disparus pour lesquels l’obtention d’information peut prendre des années. Une tâche primordiale car ce n’est souvent qu’une fois le sort d’un proche éclairci qu’une famille peut véritablement commencer un processus de deuil et régler sa situation auprès de l’état civil. Dans le conflit chypriote par exemple, plus de vingt ans après le cessez-le-feu, pratiquement aucune information substantielle n’a encore été fournie par les parties. C’est pourquoi en Bosnie le CICR a tenté de s’attaquer à cette question dès l’hiver 1994, en réunissant à plusieurs reprises les trois parties au conflit sur l’aéroport de Sarajevo. Toutefois, aucun progrès tangible n’a pu être enregistré. L’Accord de Paix prévoit qu’un tel échange d’informations se déroule sous les auspices du CICR mais le succès d’une telle entreprise dépend avant tout de la volonté politique des parties de coopérer. De fait, les informations concernant des personnes disparues sont d’une particulière sensibilité – ne serait-ce que parce que, fournies, en particulier parce qu’elles peuvent désigner les responsables des atrocités commises.

  La protection des populations civiles  

En cherchant à obtenir des territoires ethniquement purs, les nationalistes de chaque camp ont mis sur pied des polit iques d’expulsion des minorités. Des politiques parfois brutales mais aussi, souvent, plus insidieuses: harcèlement administratifs, discriminations, etc. Les vagues d’expulsions violentes dont les régions de Banja Luka, Bijeljina ou encore Mostar ont été le théâtre, sont encore dans toutes les mémoires. Tout comme le cycle vicieux des personnes déplacées par le conflit chassant à leur tour du territoire où elles avaient trouvé refuge les minorités dont elles s’appropriaient les maisons.

En 1992, tandis que la région de Banja Luka connaissait de nombreuses violences, le CICR, se basant sur les dispositions du droit international humanitaire, proposa la création de «zones neutralisées», libres de tout combattant, dans lesquelles les civils pourraient trouver refuge et protection. Mais la communauté internationale avait alors d’autres idées afin d’enrayer le processus d’homogénéisation ethnique, notamment celle de «zones de sécurité». Après plusieurs mois de discussions, le Conseil de sécurité des Nations Unies opta pour cette seconde solution. Ainsi, en avril 1993, lorsque le général Morillon, alors commandant de la Force de Protection des Nations Unies (FORPRONU) en Bosnie, pénétra dans Srebrenica, petite ville du nord-est dans laquelle s’étaient réfugiés près de trente mille Musulmans auxquels il promit que la communauté internationale ne les abandonnerait jamais, le Conseil de sécurité vota une résolution instaurant Srebrenica en «zone de sécurité» [3 ] . Les assaillants devaient en retirer armes et combattants. Un accord passé entre les parties au conflit et la FORPRONU le lendemain prévoyait la démilitarisation de l’enclave. Le président en exercice du Conseil de sécurité des Nations Unies effectua une mission à Srebrenica et dans la région, suite à laquelle il recommanda d’instaurer, outre Srebrenica, Sarajevo, Tuzla, Zepa, Bihac et Gorazde en «zones de sécurité». C’est la résolution 824 du Conseil de sécurité [4 ] , qui interdit les attaques hostiles contre ces zones, demande aux forces serbes de se retirer à une distance qui ne soit plus militairement menaçante et exige le libre accès pour les convois humanitaires. Nous y reviendrons plus loin.

Le harcèlement continu des populations minoritaires par les différentes autorités belligérantes a confronté la communauté internationale à un dilemme impossible à trancher. Aider les minorités à quitter des régions où elles avaient toujours vécu mais où leur sécurité et leur futur n’étaient désormais plus assurés, cela revenait à réaliser le principal but de guerre des belligérants. Se contenter de dénoncer ces exactions au nom du respect de la multi-ethnicité et de l’intangibilité des frontières, c’était abandonner ces gens à eux-mêmes, le plus souvent dans la misère et le désespoir le plus sombre. Outre les libér ations de l’automne 1992, dans lesquelles étaient inclus les hommes de Prijedor alors rassemblés sur un terrain vague que le CICR imaginait pouvoir être transformé en «zone neutralisée», l’institution genevoise fit un autre pas en avant en été 1993. Il entreprit d’évacuer hors de Bosnie-Herzégovine les individus minoritaires les plus vulnérables directement en danger de mort. Plus de 5000 personnes ont ainsi été transférées, pour la plupart de la région de Banja Luka vers la Croatie, où le HCR les prenait en charge et cherchait à les réinstaller en pays tiers.

A Pâques 1994 cependant, suite à un accrochage sanglant sur la ligne de front voisine, plus de vingt Musulmans de la ville de Prijedor furent tués en représailles dans le courant d’une seule nuit. La terreur s’installa dans la population minoritaire qui ne pensait plus qu’à partir. Le CICR était alors prêt à évacuer toutes ces personnes – plus de 10000 – mais les autorités de Pale conditionnèrent leur départ à celui de Serbes de la Bosnie centrale. En bref, elles proposaient un échange – massif – de populations civiles, allant dans le sens de leur politique. Le CICR refusa d’entrer en matière et, à travers négociations et dénonciations publiques, réussit à obtenir des autorités locales qu’elles rétablissent l’ordre et la sécurité, qui se sont temporairement améliorés au cours des mois suivants.

Suite à la prise d’assaut des Krajina, en Croatie, par les troupes du président Franjo Tudjman en mai et août 1995, des dizaines de milliers de réfugiées serbes fuirent vers Banja Luka. Conséquemment, une nouvelle flambée de violence s’alluma contre, cette fois notamment, la minorité croate. Près de 10000 personnes s’enfuyèrent vers la Croatie et furent réinstallées en Herzégovine, dans des villages récemment conquis par ailleurs par les troupes bosno-croates et croates. Puis, tandis que ces dernières poursuivaient leur avance en direction de Banja Luka, provoquant l’exode de milliers de Serbes bosniaques ve rs le chef-lieu régional, ce fut le tour de la minorité musulmane de payer le prix de la spirale infernale des représailles. Des milliers de personnes ont ainsi été contraintes de partir en direction de la Bosnie centrale.

Interpellé par la situation dramatique de ces minorités, le CICR décida de s’impliquer plus avant dans le transfert de populations minoritaires et entreprit de faire en sorte que leur départ se déroulât dans des conditions décentes de sécurité et de dignité. En outre, l’institution entendait préserver l’unité des familles – ces événements survenaient juste après ceux, tragiques, de Srebrenica – et faire respecter la volonté des gens concernés. Si les autorités serbes furent en principe d’accord avec ces propositions, leur désorganisation, dans une région qui avait alors vu passer près de 200000 réfugiés au cours des derniers mois, n’a pas permis que les choses se passent ainsi. Et les minorités ont du partir comme elles ont pu.

Tous ces événements, qui recèlent autant de drames individuels, ont cependant aidé à parfaire l’homogénéisation ethnique d’une Bosnie plus déchiquetée que jamais. En amenant les belligérants à la table des négociations deux mois plus tard, la communauté internationale ne pourra qu’en prendre acte.

  L’assistance: de l’urgence à la réhabilitation  

La purification ethnique des territoires de la Bosnie s’est déroulée au détriment de la sécurité et de la dignité des minorités. Mais l’ensemble des populations civiles ont payé un lourd tribut à la guerre, du fait de la paralysie, voire de l’effondrement, des systèmes étatiques de santé, de la perturbation des réseaux d’approvisionnement, ou encore de la rapide dégradation de l’hygiène publique. Le CICR – avec le Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge dans son ensemble – s’est efforcé de répondre au mieux de ses capacités aux besoins a uxquels les populations avaient à faire face.

Convois de nourriture à travers l’ensemble de la Bosnie-Herzégovine, dont le passage à travers les lignes de front a nécessité souvent de longues et laborieuses négociations avec les différentes parties au conflit [5 ] . Distribution de matériel chirurgical et de médicaments à tous les hôpitaux qui recevaient et traitaient des blessés de guerre. Comme les pays de l’ex-Yougoslavie étaient sous embargo commercial, le CICR a aussi distribué des médicaments destinés à traiter les maladies chroniques dans différentes structures médicales de la région. Afin d’éviter que ne se développent des épidémies dues à la dégradation de l’hygiène publique, le CICR a livré des milliers de tonnes de chlorine destiné à purifier l’eau. Un programme de maintenance des réseaux d’approvisionnement en eau potable a également été mis sur pied. Ces réseaux étant par ailleurs souvent

coupés – soit du fait des combats soit par les autorités elles-mêmes – les ingénieurs sanitaires de la Croix-Rouge les réparèrent, les détournèrent, captèrent de nouvelles sources, installèrent des pompes à main, etc.

Tous ces programmes d’assistance matérielle ont avant tout visé à répondre à l’urgence de la situation découlant du conflit. Mais dans le même temps, ils ont empêché que les système de distribution du pays, déjà passablement perturbés, ne se paralysent ou ne s’effondrent complètement. La réalisation de ces projets faisant appel à de nombreux collaborateurs locaux – Croix-Rouge, autorités communales, services des eaux – elle facilite la réhabilitation des réseaux et des structures ainsi que la reconstruction du pays une fois le calme revenu.

En plus de ses propres programmes, le CICR supervise de nombreux projets mis en œuvre par les Sociétés nationales de Croix-Rouge de différents pays. Des projets qui couvrent des domaines aussi différents que l’assistance nutritionnelle (nourriture pour les plus n écessiteux) ou médicale (programme de dialyse, réparation d’équipements), l’hygiène publique (eau, gaz) ou individuelle (articles pour nourrissons, articles de toilette), ou encore la réhabilitation (réparation de bâtiments hospitaliers, de homes, d’institutions sociales, etc.). La Croix-Rouge française est ainsi impliquée dans un projet de réhabilitation de l’hôpital de Tuzla. La Croix-Rouge suisse distribue des rations alimentaires aux cas sociaux les plus vulnérables de la même ville. Un programme de distribution de nourriture des deux côtés de Sarajevo est géré par la Croix-Rouge allemande: soupes populaires quotidiennes dans les quartiers les plus pauvres et casse-croûtes vitaminés dans les écoles primaires. La Société nationale néerlandaise restaure le réseau de distribution de gaz à Sarajevo afin que les logements individuels puissent être chauffés, tandis que la britannique travaille sur plusieurs projets de maintenance et de réhabilitation de réseaux d’eau potable dans les territoires serbes. Britanniques, Suédois, Norvégiens, Danois, Belges, Italiens et Américains sont tous impliqués dans une trentaine de projets mis en œuvre sous la coordination du CICR en ex-Yougoslavie.

Dans les zones non conflictuelles (Croatie moins les Secteurs serbes, République Fédérale de Yougoslavie), où des centaines de milliers de réfugiés et de déplacés ont échoué, la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge – qui de plus en plus entend développer ses activités dans les endroits conflictuels de la planète, là où coule l’argent des donateurs – a mis sur pied des programmes d’assistance complémentaires à ceux du HCR, en collaboration avec les Croix-Rouge croate et yougoslave.

 
Les Nations Unies et les ONG en ex-Yougoslavie 
 

  Le Haut-Commissariat pour les Réfugiés  

L’ampleur des besoins est toutefois telle que le Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge ne saurait, seul, y répondre. Les Nations Unies, plutôt absentes de la scène ex-yougoslave durant les premiers mois du conflit, vont arriver en force. Lors de la Conférence de Londres en août 1992, le HCR est désigné comme «lead agency» de l’ONU pour assister les populations civiles.

Traditionnellement, selon les termes de la Convention de 1951, le HCR a pour tâche de protéger les réfugiés. Dans le cadre du conflit en ex-Yougoslavie, la communauté internationale a substantiellement élargi le mandat de cette Agence onusienne. Et, dès lors, le HCR sera présent sur tous les fronts.

Il réinstalle les réfugiés dans des pays tiers, avec lesquels il faut négocier les places d’accueil et sensibilise les opinions publiques à l’hospitalité. Après consultation avec le CICR, déjà impliqué dans des activités d’assistance en Bosnie qui toutefois ne sont pas suffisantes, le HCR lance un gigantesque programme de distribution de nourriture et de matériel en ex-Yougoslavie, qui vise réfugiés, déplacés et personnes vulnérables. Dès la réouverture de l’aéroport de Sarajevo par la FORPRONU [6 ] , le HCR met sur pied un pont aérien humanitaire d’une ampleur peu commune. Ses convois sillonnent toute l’ex-Yougoslavie. En Bosnie-Herzégovine, l’Agence onusienne approvisionne les enclaves musulmanes. Lorsque cela n’est pas possible et que le CICR est également bloqué, l’assistance est parachutée de nuit par des avions militaires occidentaux.

L’assistance distribuée par le HCR – de la nourriture en vrac fournie par le Programme Alimentaire Mondial (PAM) – poussera le CICR à revoir le contenu de ses propres distributions, qui deviendront complémentaires à celles du HCR.

En outre, le HCR se voit confié la responsabilité de gérer le Groupe de Travail et de Coordination Humanitaire [7 ] par la Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie. Plus régulièrement, le HCR réunit les représentants des pays donateurs, à Genève ou sur le terrain, afin de renforcer la coordination et d’assurer le flux d’information sur la situation humanitaire dans la région.

D’autres organismes humanitaires des Nations Unies sont également actifs aux côtés des victimes. La Commission de l’ONU pour les Droits de l’Homme nomme, dès 1992, un Rapporteur Spécial pour l’ex-Yougoslavie. L’ancien premier ministre polonais Tadeusz Mazowiecki accepte le poste: jusqu’à la chute des enclaves de Srebrenica et Zepa en juillet 1995, ses rapports décrivant la situation des droits de l’homme dans les différents pays de l’ex-Yougoslavie se succédèrent [8 ] . Simultanément, le Centre des Droits de l’Homme des Nations Unies devient opérationnel. Enfin, suite à la nomination d’un Haut-Commissaire pour les Droits de l’Homme par le Secrétaire général, des observateurs supplémentaires sont envoyés sur le terrain.

  Les escortes armées  

Les difficultés rencontrées par les convois d’assistance pour se frayer un chemin à travers les nombreux barrages routiers que les différents belligérants érigent sur le terrain décidèrent la communauté internationale à réagir. L’expérience somalienne était alors dans tous les esprits; le secrétaire général des Nations Unies avait alors estimé qu’une grande partie de l’assistance était détournée par les factions à leur profit.

Début 1992, le Conseil des sécurité de l’ONU vota l’envoi de Casques bleus en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Dans les Krajina croates alors contrôlées par les Serbes, les cessez-le-feu successifs n’ont pas tenu en dépit de l’acceptation du plan Vance [9 ] par Zagreb, Knin et Belgrade. En Bosnie, sauf quelques accalmies autant dues à l a diplomatie qu’aux conditions hivernales, les combats ont continué de faire rage jusqu’à l’automne 1995.

D’emblée, les mandats donnés par le Conseil de sécurité à la FORPRONU se révélèrent presqu’impossible à remplir du fait du mélange des genres [10 ] . Une fois encore, des militaires étaient envoyés sur le théâtre d’hostilités pour, à la fois, y maintenir la paix, intervenir militairement et aider les organisations humanitaires. Or, en Bosnie-Herzégovine, il n’y avait même pas de cessez-le-feu à maintenir. De plus, comment protéger des convois humanitaires sans tirer de coups de feu sauf en cas de légitime défense? L’action humanitaire, qui doit être impartiale et répondre équitablement aux besoins constatés, ne peut s’effectuer par la force. Se frayer par les armes un chemin jusqu’aux victimes ne relève pas de l’humanitaire mais du militaire. C’est un acte de sauvetage qui procède d’une décision politique car pour ce faire il faut décider d’engager la force, et courir le risque de se ranger du côté de l’un des belligérants, contre l’autre. Notre propos n’est pas d’affirmer qu’il ne faut pas le faire mais qu’un tel acte est guerrier, eut-il comme but de sauver des populations en danger. Car, une fois que cet acteur «humanitaire» s’est mis à dos l’un des belligérants, il se retrouve dans l’incapacité de s’acquitter de l’ensemble des tâches que requiert une action humanitaire impartiale. Nous y reviendrons plus loin.

Le HCR, pour mettre en œuvre son gigantesque programme d’assistance, s’est très largement appuyé sur la logistique et les escortes de la FORPRONU. Mais cette dernière, qui n’a pas reçu l’autorisation de Pale de se déployer pleinement dans les territoires contrôlés par les Serbes, ne pouvait prodiguer sa protection armée qu’en Bosnie centrale. Or comment, depuis Belgrade ou Pale, distinguer un HCR d’une FORPRONU qui tous deux utilisent le même drapeau et répondent, en dernière instance, au même Secrétaire général? De plus, dès lors que l’essen tiel du dispositif onusien était déployé en Bosnie centrale et dans les enclaves musulmanes, alors encerclées par les Serbes et/ou les Croates, comment assurer une assistance humanitaire véritablement équitable, bien que ces régions aient incontestablement connu les besoins les plus criants?

Encore une fois, notre propos n’est pas d’ergoter sur l’ampleur des souffrances des uns comparée à celles des autres m ais de poser la question de la pondération. Loin de nous l’idée de nier l’extrême souffrance des populations musulmanes mais leur sort – le projecteur braqué sur leur sort – ainsi que la réponse de la communauté internationale ont pu faire oublier que les autres populations civiles de Bosnie-Herzégovine ont, elles aussi, rencontré des problèmes graves.

C’est donc pour ne pas tomber dans le piège de la partialité – c’est-à-dire le danger d’être perçu comme tel par une ou plusieurs parties au conflit – que le CICR refusa de bénéficier des escortes armées de la FORPRONU. Ses convois ont continué de passer les lignes de front avec pour unique protection l’emblème de la croix rouge et pour seule arme la négociation. Le CICR a depuis toujours été d’avis que c’est uniquement avec la collaboration de tous les belligérants qu’un travail humanitaire véritablement global peut être effectué. Forcer le passage ne mène jamais, à la longue, à des résultats souhaitables ou satisfaisants. Ce n’est pas faire preuve de naïveté que de penser ainsi, cela est inhérent à l’action humanitaire: si l’on veut panser toutes les victimes sans discrimination, seule l’impartialité le permet. Et l’impartialité ne se proclame pas, elle se démontre: indépendance de tout pouvoir politique – étatique ou supra-étatique – et contacts suivis avec tous les belligérants afin d’avoir accès à toutes les victimes.

  Les organisations non gouvernementales  

Les activités de l’immense majorité des organisations non gouvernementales (ONG) démontrent à l’envi le propos ci-dessus. En tant que «lead agency» , le HCR a coordonné les ONG en ex-Yougoslavie, dans le cadre d’un programme baptisé PARINAC (Partnership in Action – Partenariat dans l’Action). Les populations et les gouvernements européens et américains, sources de financement des ONG, ont hésité, pour des raisons essentiellement politiques, à payer pour des projets d’assistance dans les zones serbes. En conséquence, les ONG, dont les convois devaient de surcroît toujours être immatriculés avec des plaques minéralogiques du HCR et escortés par la FORPRONU, ont déversé l’essentiel de leur assistance dans la seule Bosnie centrale, à l’exception remarquable de Médecins Sans Frontières (MSF) et d’une ou deux autres organisations.

Malheureusement, au regard de l’éthique Croix-Rouge, la même distorsion doit être relevée à propos des projets réalisés par les différentes Sociétés nationales de Croix-Rouge en ex-Yougoslavie. La majorité de ces dernières, pour des raisons de politiques internes à leur pays d’origine et donc de financement, a également œuvré dans la seule Bosnie centrale.

Le HCR, agence des Nations Unies, reste donc onusien, notamment dans la perception qu’ont de lui les belligérants. Dès lors que l’ONU est prise à partie – par exemple lorsque la FORPRONU appelle les avions de l’OTAN à la rescousse, ou lorsque le Conseil de sécurité adopte une résolution condamnant l’une des parties au conflit – le HCR est entraîné, malgré lui, dans la tourmente. Il diminuera son dispositif à plusieurs reprises dans les territoires contrôlés par les Serbes de Bosnie tandis que les délégués du CICR resteront. Lorsque, en mai 1995, les Serbes prennent des soldats de la FORPRONU en otages afin de faire cesser les bombardements de l’OTAN qui les visent, le CICR se retrouvera pratiquement seul en République serbe. Quelques mois plus tard, t andis que des dizaines de milliers de Serbes fuient les Krajina croates ou l’avancée des troupes croates en Bosnie, le CICR sera la seule organisation, avec MSF, à pouvoir réagir rapidement et efficacement. Heureusement, le HCR a rapidement repris ses activités dans ces régions.

 
Le concept d’«ingérence humanitaire» 
 

  Les «zones de sécurité»  

On l’a vu, le débat entre CICR et communauté internationale à propos des concepts de «zones neutralisées» et de «zones de sécurité» bat son plein en 1992. De l’avis général, et notamment de Lord Owen, alors nommé co-président de la Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie suite à la réunion de Londres, les «zones neutralisées» telles que conçues par le droit international humanitaire ne sauraient retenir l’attention parce que le consensus nécessaire à leur mise sur pied est jugé impossible à obtenir. C’est à l’occasion de l’entrée du général Morillon à Srebrenica que le Conseil de sécurité des Nations Unies se résolut à lui octroyer le statut de «zones de sécurité».

Ainsi, tandis que la mise en place de «zones neutralisées» doit se faire sur une base consensuelle, les «zones de sécurité» sont l’émanation d’une décision unilatérale à laquelle les belligérants ne sont pas associés. Or qui, dans ce cas, fera en sorte que soit respectée une décision du plus haut organe politique international? Quelle armée va imposer aux belligérants un concept sur lequel ils n’ont pas eu leur mot à dire ? Le risque n’était-il pas trop grand de voir cette décision bafouée par les parties au conflit et la communauté internationale humiliée par l’étalage de son impuissance? L’un des mandats de la FORPRONU, on le sait, était de protéger ces «zones de sécurité» [11 ] . Mais celles-ci n’ont jamais été complèteme nt désarmées, tout au plus les assaillants devaient-ils retirer leurs armes à une distance non menaçante. Les forces serbes ont toujours tenu les poches musulmanes sous leurs canons et les soldats bosniaques y ont toujours été actifs (Bihac, Gorazde, Srebrenica, etc.). Le concept était trop flou, sa mise en œuvre branlante, et toutes les parties au conflit joueront avec lui.

L’échec du concept de «zones de sécurité» fut pleinement avéré lors de la chute des enclaves de Srebrenica et Zepa en juillet 1995. Quelques jours ont suffi aux forces serbes bosniaques pour s’emparer de ces deux poches, pourtant formellement désignées comme «zones de sécurité» par le Conseil de sécurité depuis 1993 et dans lesquelles des Casques bleus étaient déployés. Ni la force du concept ni le mandat des soldats de l’ONU n’ont rien empêché. L’OTAN, appelée à la rescousse, bombardera – mollement – plusieurs cibles serbes avant de s’arrêter net, à cause de la sécurité... des Casques bleus, alors retenus comme otages. A cet échec dramatique s’est ajouté un crime monstrueux: sans doute des milliers de personnes ont-elles été tuées, massacrées, enterrées dans des fosses communes. Quelques semaines après la chute de Srebrenica, le rapporteur spécial de l’ONU pour les droits de l’homme dans l’ex-Yougoslavie, T. Mazowiecki, concluait un rapport accablant pour la communauté internationale et démissionnait de ses fonctions avec fracas. Cette même communauté internationale, parce qu’elle avait mis sur pied un dispositif qui ne pouvait rien garantir et parce que ce dispositif lui liait les mains, a assisté, impuissante, à la chute des deux enclaves et au cortège d’horreurs qu’elle a entraîné.

Mais le CICR, à dire vrai, n’a rien pu faire non plus pour éviter ces drames. Ses délégués, pas présents de façon permanente dans ces deux enclaves, n’y étaient pas lors de leur chute. Le CICR n’a été qu’un spectateur, condamné à être passif. Il serait aujourd’hui mal venu de condamner les autres ou le urs idées. Tout au plus la communauté internationale peut-elle dresser un constat d’échec et en tirer des leçons, sans que le CICR puisse par ailleurs garantir que le concept de «zones neutralisées» aurait, lui, changé le cours tragique des événements.

 
La confusion entre militaire et humanitaire 
 

  Le mélange des genres  

Convois humanitaires affublés d’escortes armées, «zones de sécurité»: deux moyens avec lesquels la communauté internationale a voulu faire de l’humanitaire. On l’a vu, les deux concepts présentent de multiples inconvénients dans leur mise en œuvre, essentiellement du fait de leur composante militaire ou coercitive. L’institution militaire, si elle peut certes rendre des services humanitaires inestimables – dans les domaines du génie civil, de la logistique, etc. – ne saurait, par définition et par nature, se transformer en entreprise humanitaire.

En effet, une armée, même lorsqu’elle est envoyée sur un théâtre d’opérations avec les meilleures intentions du monde, reste politiquement marquée. Elle arbore son drapeau national, parfois en plus du drapeau de l’ONU. Elle reste soumise, dans la hiérarchie politique, à sa capitale ou à New York. Or le travail des chancelleries est précisément de prendre des positions et des décisions politiques qui auront fatalement des répercussions sur cette armée, au minimum sur la perception qu’auront d’elle des factions belligérantes entre lesquelles elle est cependant censée rester neutre. Le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte des résolutions à caractère politique: souvent, lors de l’éclatement d’un conflit, il désigne l’agresseur. Il montre du doigt le bourreau et la victime. Les Casques bleus, subordonnés au secrétaire général, ne peuvent dès lors que payer le prix d e telles prises de position, au minimum en termes de perception. Or c’est de celle-ci que dépendra la capacité d’un acteur humanitaire de remplir sa mission en faveur de toutes les victimes, de tous les côtés des lignes de front. Sans indépendance des pouvoirs politiques l’impartialité devient un principe impossible à pratiquer. L’ONU ne peut être à la fois juge (le Conseil de sécurité) et neutre: ses forces militaires et ses organisations humanitaires deviennent alors parties car elles seront perçues comme étant du côté du «bon» belligérant.

Mais il y a plus. Un soldat, fut-il casqué de bleu, du seul fait qu’il porte un fusil, ne peut être neutre aux yeux des parties à un conflit. Or souvent c’est lorsque les combats font rage que les besoins humanitaires sont les plus pressants. Si la communauté internationale envoie alors des troupes soutenir les organisations humanitaires, le mélange des genres est assuré. Si, de surcroît, ces troupes reçoivent le mandat de maintenir la paix là où n’existe même pas un cessez-le-feu digne de ce nom, elles sont poussées à négocier des trêves et tentent de s’interposer entre les belligérants afin de les préserver, courant ainsi le danger de glisser dans des opérations de rétablissement de la paix. Du mélange, on passe à la confusion. Or de telles trêves ne vont pas nécessairement dans le sens de l’intérêt des combattants: geler un conflit sous un prétexte humanitaire ne règle rien. Ce n’est qu’en s’attaquant aux causes d’une guerre – terrain hautement politique – que la communauté internationale peut espérer y mettre fin. Et pour ce faire, il existe seulement deux moyens: négocier en termes politiques ou imposer la paix en faisant la guerre à la guerre.

L’action humanitaire ne saurait être instrumentalisée afin d’influencer le cours d’un conflit. Pervertie par la politique (empêcher que des gens fuyant les combats se réfugient en masse dans un pays voisin, cacher une impuissance politique tout en montrant que «quelque c hose» est néanmoins entrepris, etc.), elle peut même prolonger un conflit.

  La trappe bosniaque  

Désignées comme les victime d’une agression serbe par la communauté internationale, les autorités bosniaques n’auront de cesse, tout au long du conflit, d’attirer celle-ci à s’engager à leurs côtés. Initialement déployé sur le terrain pour aider les organisations humanitaires, le dispositif international a vu ses tâches évoluer. Suite à l’adoption des résolutions instaurant les «zones de sécurité» par le Conseil de sécurité, les Casques bleus reçurent le mandat de les protéger, toujours sans tirer de coup de feu. Cette mission s’avérant impossible sans impliquer les soldats déployés sur le terrain dans des combats, l’OTAN fut appelée à la rescousse. Cette dernière avait déjà le mandat de s’assurer que le ciel bosniaque n’était pas utilisé par les belligérants. Elle se vit alors octroyer la tâche d’assurer la protection des «zones de sécurité» en bombardant les assaillants.

Toutefois, comme le Représentant Spécial du secrétaire général en ex-Yougoslavie était à la fois chargé de gérer les Casques bleus au sol et d’appeler les avions de l’OTAN à la rescousse, la confusion était assurée. Les autorités serbes ne pouvaient dès lors pas faire autrement que percevoir les Casques bleus comme de potentiels ennemis. Empêtrées dans l’ambiguïté de leur mandat et l’imbroglio de la situation, les troupes des Nations Unies ne pouvaient qu’être mal à l’aise et, parfois, mises à mal. En été 1995, les responsables de la FORPRONU ont clairement posé le dilemme devant la communauté internationale: ou la FORPRONU poursuit dans la voie qui est désormais la sienne et fait la guerre aux côtés du gouvernement bosniaque, ou elle se retire.

A l’époque, Srebrenica était tombée aux mains des Serbes sans que l’OTAN ne puisse l’empêcher, les Casques bleus au sol éta nt par trop exposés aux représailles. Zepa fut de même sacrifié sur l’autel de la Real Politik , le temps pour la communauté internationale de mettre en place un dispositif qui lui permette véritablement d’agir.

La Conférence de Londres, réunie à la fin juillet 1995, marque un tournant de politique et prône la confrontation. Il est clairement signifié aux Serbes que l’enclave de Gorazde est inviolable. La communauté internationale songe à une campagne aérienne soutenue – par opposition aux raids menés jusqu’alors – pour faire entendre sa détermination. Parallèlement, les Casques bleus devront être retirés des zones exposées dans lesquelles ils sont potentiellement la cible d’actes de représailles.

A la fin août, le bombardement du marché de Sarajevo précipitera le début de cette campagne. L’OTAN bombarda alors sévèrement plusieurs positions des Serbes bosniaques et força ces derniers à lever le siège de la capitale. Dans la foulée, l’Administration américaine reprit le flambeau des négociations avec les parties, poussant celles-ci à élaborer et parapher un Accord de Paix à Dayton (Etats-Unis) trois mois plus tard.

Depuis lors, les chancelleries ont fait de la politique, les armées ont répondu aux demandes des politiques avec des moyens militaires, et les humanitaires ont été laissés à leurs tâches. Une complémentarité bienvenue qui se reflète d’ailleurs dans les Accords de Paix. L’OTAN a été dépêchée en Bosnie-Herzégovine pour assurer, par des moyens militaires si nécessaires, le silence des armes, tandis que les dossiers humanitaires ont été dévolus aux organisations compétentes: le retour des réfugiés et des déplacés au HCR, la libération des détenus et la recherche des personnes disparues au CICR. Lorsque le mandat de chacun des acteurs est clairement défini dans le respect de leurs spécificités propres, la communauté internationale gagne en efficacité. Elle peut alors faire ce qu’elle doit faire: de la politique.

  Une clarification nécessaire  

De la guerre du Golfe à Srebrenica, que de chemin parcouru. Fin 1991, après que les armées de la coalition avaient débarqués au nord de l’Irak pour protéger et assister les populations kurdes, le nouveau secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, publiait son «Agenda pour la paix» . L’ONU, en tant qu’organisme mondial, devrait désormais avoir une «approche intégrée» des conflits. Tandis que le Conseil de sécurité adopterait des résolutions à caractère politique désignant les bourreaux et les victimes, les Nations Unies enverraient des Casques bleus maintenir la paix et faciliter la distribution de l’assistance. Mais les termes de la confusion sont tout entier dans cette définition. On se souvient du glissement des troupes américaines en Somalie, de l’intervention plus politique qu’humanitaire des troupes françaises au Rwanda et, enfin, de l’impossible mandat de la FORPRONU en Bosnie. Des demis échecs qui sont autant d’humiliations pour la communauté internationale. Dans la foulée, le secrétaire général révisait donc son «Agenda pour la Paix» et remodelait «l’approche intégrée» . Les différents aspects d’un conflit – politique, militaire, humanitaire – sont certes interdépendants mais leur mise en œuvre répond à des logiques et à des impératifs différents.

La communauté internationale doit tirer les leçons des expériences de ces dernières années. Ce n’est pas en multipliant les organismes et les mandats – qui de plus souvent se recoupent, créant une malsaine compétition pour le prestige et le s finances – qu’elle se donne les moyens d’atteindre les buts de la Charte des Nations Unies. Ce n’est pas non plus en mettant t outes ses énergies et ses ressources dans la résolution des conflits: il y a beaucoup de travail à faire dans le domaine de la prévention, qui signifie également développement économique, aplanissement des inégalités criantes et justice sociale.

 
Réfugiés et personnes déplacées 
 

     

En plus de quatre ans de conflit, près de 3 millions de personnes ont fui les combats en ex-Yougoslavie. Déplacées à l’intérieur du pays où réfugiées à l’étranger, la question de leur retour dans leurs foyers a toujours été lancinante. A l’heure où la paix revient, elle devient d’autant plus pertinente.

En déversant des milliers de tonnes d’assistance en Bosnie, à travers le HCR essentiellement mais aussi le CICR et les nombreuses ONG, la communauté internationale, incapable de mettre un terme aux combats, s’est dotée d’un gigantesque mécanisme visant à contenir le conflit dans les limites géographiques de l’ex-Yougoslavie. L’envoi de dizaines de milliers de Casques bleus servait, indirectement, le même but. Ce faisant, elle voulait éviter que des centaines de milliers de personnes se réfugient dans les pays d’Europe occidentale, opulents mais refermés sur eux-mêmes. Les chancelleries ont préféré acheminer l’aide sur place, montrant du même coup à leurs propres populations horrifiées par les tragédies qui chaque soir défilaient sur leurs écrans de télévision qu’elles ne restaient pas les bras croisés. L’aide humanitaire «feuille de vigne», prétexte, succédané d’une politique.

  La victoire des nationalistes  

Après avoir proposé sans succès des plans de paix aux trois parties bosniaques, la communauté internationale, alors menée tambour ba ttant par la diplomatie américaine, prenant acte de la victoire des nationalistes de tous bords, de Belgrade à Zagreb mais aussi à Sarajevo, Pale ou Mostar, entérinera la partition et l’homogénéisation ethnique de la Bosnie dans un Accord de Paix négocié sous ses auspices. Un véritable acte de Real Politik , qui assène un coup sévère au concept jusqu’alors prôné de multi-ethnicité. Parler de la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, c’est reconnaître ce qui précède.

Qu’en est-il, dès lors, des millions de réfugiés et de déplacés ? Les nationalistes restant au pouvoir, leur retour dans leurs foyers semble compromis. Certes, l’Accord restaure la liberté de circulation et prévoit le retour des déplacés et des réfugiés, mais ces clauses cachent mal la brutale réalité. En Bosnie aujourd’hui, personne n’est prêt à traverser les anciennes lignes de front érigées en «frontières» intercommunautaires et rares sont ceux qui, ayant tout perdu, songent de manière réaliste à retrouver leurs maisons sises chez «les autres». Les Serbes sont en République serbe, les Musulmans et les Croates son réunis au sein d’une Fédération fragile qui n’a pas beaucoup plus de réalité que le nom: on pourrait dire que les Musulmans sont en Bosnie centrale et les Croates en Herzégovine. L’impossible gestion de la ville de Mostar par un maire désigné par l’Union européenne le montre assez. Ainsi, le retour des réfugiés subira cette logique. Réaliste, l’Accord de Paix prévoit d’ailleurs l’instauration d’une Commission chargée de compenser les particuliers qui ne seront pas en mesure de recouvrer leurs propriétés. Nul doute que cette Commission a beaucoup de travail devant elle.

L’exemple libanais, pays déchiré par quinze ans de conflit au cours duquel les différentes communautés se sont séparées et réfugiées dans des «cantons» ethniquement (ou religieusement) purs, montre assez combien il est illusoire de fonder une paix sur une réconciliation des populations qui permettrait aux gens de retourner chez eux et de vivre harmonieusement mélangés à d’autres communautés.

En Bosnie-Herzégovine, la haine, la peur et, pour certains, le désir de revanche, sont trop présents. La première étape de la paix passera par la digestion de ces sentiments. Si la relève de la garde nationaliste ne les attise pas de nouveau en faisant appel aux blessures du passé pour galvaniser leurs populations dans de futurs combats.

Le HCR a été chargé, par l’Accord de Paix, de mettre au point un plan de retour et de rapatriement. Mais auparavant, plusieurs questions demandent réponses. Les conditions de sécurité seront-elles suffisantes pour permettre à des familles entières de rentrer et recommencer une vie? S’ils ne retournent pas dans leur région d’origine, les gens pourront-ils au moins choisir où ils désirent refaire leur vie? Les infrastructures sociales fonctionneront-elles? Y aura-t-il un embryon d’économie qui permette aux gens de se prendre en charge et de ne plus dépendre de l’assistance humanitaire?

Les nationalistes ont gagné. On peut le regretter mais il faut s’en accommoder. Durant le conflit, les déplacés fuyant les combats chassaient les minorités dont ils voulaient s’approprier les logements, minorités expulsées qui à leur tour etc.: un cercle vicieux qui a fait le jeu d’autorités désireuses de se débarrasser de ces éléments minoritaires. Mais le silence des armes n’assurera pas à lui seul la fin de la manipulation des populations. Sur les territoires qui leur ont été octroyés par l’Accord de Paix, les différentes autorités peuplent villes et villages avec des déplacés de leur propre ethnie. Des Serbes s’installent à Srebrenica et Zepa, des Croates à Glamoc et des Musulmans à Sanski Most. Une véritable ingénierie ethnique, une occupation non équivoque des régions, qui visent à pérenniser la «cantonalisation» communautaire obtenue par les armes.

    Un nouveau début ?  

A nouveaux pays, nouvelles identités. Fonder et construire la paix passe par le reconnaissance – positive – des nouvelles identités nationales et culturelles dans les Balkans. Il y a un peuple serbe, un peuple croate et un peuple bosniaque. Les ruptures engendrées par la guerre ont aidé à façonner ces identités. C’est sans doute la fin du rêve d’un Etat-Nation balkanique pluri-ethnique, A chaque peuple son pays, son identité ethnique, son identité culturelle. Un pays s’est désintégré, il s’agit dorénavant d’intégrer plusieurs pays – dans une région d’abord, dans l’Europe ensuite.

C’est la seule manière de dépasser les réflexes de repli sur soi que les peuples de la région ont effectué ces dernières années. Ils ont désormais ce qu’ils voulaient: un pays, une région à eux. Afin de transcender les clivages locaux, ces peuples doivent s’intégrer dans une Europe qui respecte les diversités culturelles.

Dans les pays de l’ex-Yougoslavie, le défi reste à relever. Les autorités aujourd’hui au pouvoir sont toutes issues de l’ancien système titiste: économies centralisées et dirigées, systèmes de parti unique. De profondes réformes politiques et économiques sont nécessaires afin de pouvoir préparer ces nouveaux Etats à entrer dans le concert des nations européennes. La paix ne durera qu’au prix de la construction et de la mise en œuvre effective d’institutions étatiques démocratiques qui tiennent compte des identités culturelles et des entités politiques issues du conflit.

Le retour des réfugiés s’effectuera-t-il avant? Initialement, le plan du HCR prévoyait un retour en plusieurs phases: d’abord les personnes déplacées à l’intérieur de la Bosnie, puis les personnes réfugiées dans les pays voisins de l’ex-Yougoslavie (essentiellement Croatie et République Fédérale de Yougoslavie), ensuite les réfugiés dans les pays tiers. Une a pproche séquentielle qui n’a pas vraiment rencontré l’assentiment de tous les pays hébergeants des réfugiés bosniaques, les capitales étant plus pressées de les voir tourner les talons que ne le prévoyait le plan. Si les chancelleries ont donné leur accord pour retarder le retour massif jusqu’à l’été 1996, les conditions hivernales au sortir des hostilités étant par trop épouvantables, elles ne repousseront cependant pas indéfiniment l’échéance. Car la xénophobie et le racisme, dont les violents sursauts sont de plus en plus fréquents à travers l’Europe, ne laissent que peu de marge de manœuvre aux gouvernements hôtes. Une véritable intégration des réfugiés Bosniaques dans leurs pays d’accueil apparaît extrêmement difficile et leur rapatriement dans une région aujourd’hui déchirée inévitable.

Il n’y aura donc pas de retour au statu quo ante . Au-delà du processus de retour des réfugiés, mais tout en le prenant en compte car il met en jeu de nombreuses vies et destinées individuelles et familiales, se profile le défi de structurer une société démocratique, civile et politique, afin de consolider – de construire – la paix et, partant, l’Europe.

La multi-ethnicité nouvelle reposera sur la réalité d’aujourd’hui et sur ce qu’en feront demain tant les peuples de l’ex-Yougoslavie que la communauté internationale.

  Notes :  

* Ce texte a été publié dans l’ouvrage: Dernière guerre balkanique? Ex-Yougoslavie: témoignages, analyses, perspectives. L’Harmattan, Paris, 1996.

** Ce text a aussi été publié par le CICR : CICR, Genève, 1998, 29 p., 16 x 23 cm, français et anglais épuisé, réf. 0709

1. Aujourd’hui rebaptisée Fédération internationale des Sociétés de Croix-Rouge et de Croissants-Rouge.

2. Alors la République Fédérale Socialiste de Yougoslavie.

3. S/RES/819 du 16 avril 1993.

4. S/RES/824 du 6 mai 1993.

5. Un délégué du CICR perdra la vie en mai 1992 tandis que le convoi sur lequel il se trouvait fut pris sous le feu de tireurs embusqués à l’entrée de Sarajevo.

6. Réouverture qui fait suite à la mission du président français François Mitterrand à Sarajevo, mi-1992.

7. Humanitarian Issues Working Group.

8. Il sera remplacé par l’ancienne ministre finlandaise de la Défense, Elisabeth Rehn.

9. En octobre 1991, Cyrus Vance, ancien secrétaire d’Etat américain, avait été nommé Envoyé Spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour la Yougoslavie par ce dernier.

10. La protection des convois humanitaires à la demande du HCR, des convois de prisonniers libérés à la demande du CICR, avec des règles d’engagement traditionnellement données aux troupes de maintien de la paix (autodéfense seulement, y compris dans les cas où des éléments armés s’opposent à l’accomplissement du mandat des Casques bleus) – S/RES/776 du 14 septembre 1992. Le contrôle du respect de l’interdiction faite aux belligérants de voler dans le ciel bosniaque – S/RES/781 du 9 octobre 1992. Mandat élargi avec l’autorisation octroyée aux Etats membres de prendre, à titre individuel ou collectif, «toutes les mesures nécessaires» pour faire respecter cette interdiction – S/RES/816 du 31 mars 1993. (Dès lors, l’OTAN aidera la FORPRONU dans cette tâche). Enfin, la protection des «zones de sécurité» (l’OTAN appuiera également les Casques bleus dans cette mission) – S/RES/836 du 4 juin 1993.

11. S/RES/836 du 4 juin 1993.



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