Pour les otages retenus à Gaza, la Croix-Rouge est neutre – mais cette neutralité n’est pas synonyme de passivité

Cet article d’opinion, signé Julien Lerisson, a été publié pour la première fois (en anglais) le 9 mars 2025, sur le site d’Haaretz.
La première phase de l’accord de cessez-le-feu conclu entre Israël et le Hamas est arrivée à son terme. Ces six semaines ont été particulièrement tendues, difficiles et épuisantes ; si elles ont donné lieu à d’intenses moments de joie, elles ont aussi engendré d’immenses souffrances. Au total, 30 otages ont été rapatriés vivants en Israël, les corps de huit otages décédés ont été restitués en vue d’être inhumés dignement, et 1510 détenus palestiniens ont été libérés.
Je n’étais pas en Israël le 7 octobre 2023. Mais dès mon arrivée dans le pays, j’ai ressenti, presque dans ma chair, le traumatisme qu’avait provoqué cette journée d’horreur tant il était palpable à chaque coin de rue, chez chaque personne que je croisais. J’ai alors compris que cette tragédie humanitaire avait radicalement transformé la société israélienne.
En sa qualité d’organisation humanitaire, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a pour mission de venir en aide à toutes les personnes touchées par les conflits armés, souvent dans des endroits parmi les plus dangereux du globe. Certaines fois, nous y parvenons avec succès, d’autres fois, nous nous heurtons à des difficultés. Pour mener à bien notre action, nous appliquons un principe fondamental que la plupart des gens comprennent mal : la neutralité. Le CICR ne prend pas parti dans les conflits armés et se tient à l’écart des controverses d’ordre politique, racial, religieux ou idéologique. Il s’efforce de jouer le rôle d’intermédiaire entre les belligérants et agit dans le seul intérêt des personnes affectées de part et d’autre des lignes de front.
Cette approche nous vaut de nombreuses critiques. Beaucoup considèrent que la neutralité est une fin en soi. Certains vont même jusqu’à déclarer, par conviction ou par malveillance, que la neutralité est une forme de partialité. C’est bien mal connaître notre manière de travailler.
S’il est vrai que nous nous exprimons rarement publiquement, nous ne gardons pas le silence pour autant et faisons entendre notre voix là où elle a le plus de chance d’avoir une influence. Dès le premier jour de cette guerre, nous avons condamné la prise d’otages en rappelant sans détour qu’il s’agissait d’un acte illégal et inacceptable, et avons demandé leur libération immédiate.
C’est grâce à notre neutralité que nous sommes en mesure de dialoguer avec les deux camps pour tâcher de les convaincre d’appliquer les règles de la guerre. Ce sont ces initiatives diplomatiques confidentielles – dans le cadre desquelles nous pouvons parler en toute franchise, à l’abri des regards, sans dénoncer ni soutenir publiquement l’une ou l’autre partie – qui rendent notre action humanitaire possible. Si nous prenions position sans aucune réflexion stratégique préalable, nous risquerions de mettre en danger les personnes mêmes que nous nous employons à aider.
C’est grâce à notre neutralité que nous pouvons nous rendre dans des endroits qui restent inaccessibles à d’autres organisations. C’est aussi grâce à notre neutralité que nous avons pu mettre en œuvre les accords ayant conduit à la libération d’une partie des otages retenus à Gaza. Et c’est cette même neutralité qui devrait nous garantir l’accès à ceux qui s’y trouvent encore.
Mais cette approche ne donne pas toujours les résultats escomptés. Ainsi, à ce jour, nous n’avons toujours pas pu visiter les otages à Gaza. C’est une immense déception, non seulement pour nous, mais aussi pour la société israélienne et les opinions publiques d’autres pays à travers le monde. Toutefois, et contrairement aux accusations mensongères et malveillantes proférées par certains, cet échec n’est en rien le résultat d’un manque de volonté, d’une profonde indifférence, d’une absence d’initiative ou de sinistres manœuvres de la part du CICR.
Depuis le 7-Octobre, nous avons organisé des dizaines de rencontres – en Israël, à Gaza, au Qatar, au Liban, en Europe et aux États-Unis – dans le but d’obtenir enfin l’accès aux otages. Nous nous sommes entretenus avec le Hamas, avec Israël, ainsi qu’avec les médiateurs et d’autres acteurs dont nous pensions qu’ils pourraient contribuer à débloquer la situation.
À chacune de ces réunions, nous avons exprimé notre position sans équivoque, rappelant que la prise d’otages constituait une violation du droit international humanitaire et que tous les otages devaient être libérés immédiatement et sans condition. Nous avons également demandé à pouvoir visiter les otages jusqu’au moment de leur libération, et avons prié les parties au conflit de se conformer aux règles de la guerre. Nous regrettons que ces initiatives soient pour l’instant demeurées sans effets, mais nous restons mobilisés.
Il n’y a pas qu’au Proche-Orient que nous sommes confrontés à ce type de déconvenues. Dans d’autres régions du monde aussi, il arrive que nous nous voyions refuser l’accès aux otages, aux détenus, et parfois même aux soldats faits prisonniers. Depuis le 7-Octobre, le gouvernement israélien nous interdit aussi l’accès aux prisonniers palestiniens.
S’il est légitime que notre manière de travailler fasse l’objet de critiques, elle n’en demeure pas moins efficace, comme nous avons pu le constater dans différents pays du monde – en Colombie, au Yémen, au Nigéria –, où sa mise en œuvre a effectivement facilité la libération d’otages.
C’est parce que nous sommes une organisation neutre qu’Israël et le Hamas nous ont demandé d’assumer le rôle d’intermédiaire lors des libérations simultanées qui ont eu lieu ces dernières semaines. C’est aussi grâce à notre neutralité que nous avons pu rapatrier, dans le cadre des opérations de novembre 2023 et de ces six dernières semaines, 147 otages en Israël – ce qui nous a d’ailleurs également valu de nombreuses critiques. Quand on ignore tout des implications d’une opération de libération, on ne se rend pas compte des efforts qu’elle exige et il est alors facile de contester la manière dont elle a été menée.
Dans les moments critiques, c’est à moi qu’il incombe de décider. Et je sais que ma décision peut avoir une incidence sur le sort des personnes dont j’ai la charge. J’ai donc fait le choix de ne pas risquer la vie des otages, aussi bien de ceux qui se tenaient sur l’estrade que de leurs compagnons qui attendaient et attendent toujours d’être libérés.
En dépit des scènes éprouvantes dont nous avons été témoins – alors même que nous avions demandé à plusieurs reprises aux parties et aux médiateurs de faire en sorte que les opérations de libération s’effectuent dans le respect de la dignité des otages, à l’abri des regards et en toute sécurité –, j’ai pris la décision de poursuivre notre action. Notre rôle, tel que défini par les parties dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu, consistait à ramener les otages chez eux. À cet égard, notre participation n’a pas été vaine puisque nous avons facilité le retour auprès de leurs familles de 38 d’entre eux, dont huit personnes décédées qui ont ainsi pu être inhumées dignement.
Depuis le 7-Octobre, nous nous entretenons avec les représentants des familles des otages une fois par semaine en moyenne. Notre but est de leur témoigner notre solidarité dans l’épreuve qu’ils traversent et de rester à l’écoute de leurs besoins. Nous savons qu’ils sont profondément déçus que nous n’ayons toujours pas réussi à obtenir l’accès à leurs proches retenus à Gaza.
L’un de nos objectifs est d’éviter d’aggraver, par notre action, la situation des personnes que nous cherchons à aider. Beaucoup de gens estiment que nous n’avons pas su leur apporter le soutien dont ils avaient besoin dans ces moments particulièrement difficiles. Nous en sommes conscients et nous nous efforçons là encore d’y remédier.
Pour ce qui est des familles des 59 otages qui sont toujours à Gaza, je tiens à les assurer que nous allons continuer de tout mettre en œuvre pour obtenir la libération de leurs êtres chers et que nous n’aurons de cesse de demander à être conduits auprès d’eux. La priorité absolue du CICR, loin devant les enjeux politiques et les questions de réputation ou de communication, est d’alléger les souffrances des victimes des conflits armés.
Julien Lerisson est le chef de la délégation du CICR en Israël et dans les territoires occupés.