Un jeune garçon court dans les ruines de Saada – Lynsey Addario/Getty Images

Conflit au Yémen – Les yeux ne mentent pas

Dans les yeux de ses compatriotes, il a tout vu. Basheer Omar est un porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) au Yémen depuis dix ans. Ses réflexions soulignent l'absurdité de la souffrance et de la guerre, mais aussi la nécessité de rester humain.
Article 19 juillet 2021 Yémen

Un vieil adage yéménite affirme qu'il faut se plonger dans le regard de l'autre pour connaître son cœur. Les yeux disent tout.

La panique, la perte, le désespoir, la mort, la peur : j'ai vu tout cela dans les yeux de mes compatriotes. J'essaie de ne pas flancher lorsque j'écoute leurs récits. Je fais de mon mieux pour leur communiquer force et espoir. Mais mes yeux aussi disent la vérité.

Quand le conflit a éclaté au Yémen, j'ai cru à tort qu'il durerait quelques mois à peine. Et pourtant nous voilà, six ans plus tard.

Tant que l'on n'a pas vécu dans une zone de guerre, on ne peut pas vraiment imaginer ce que c'est. La mort plane dans les rues : les balles perdues, les escarmouches, les obus qui arrivent de nulle part. C'est ça, notre réalité quotidienne.

Je n'ai pas peur de mourir. Mais j'ai peur de ce qui arrivera à ma fille de cinq ans si je quitte ce monde. Je vis pour elle et pour retrouver le Yémen d'autrefois.

J'écris ces lignes parce que cette année a une signification particulière pour moi. Voilà maintenant dix ans que j'ai rejoint le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Un anniversaire qui donne à réfléchir.

Quand j'ai décroché le poste, je me rappelle avoir pensé, avec toute la candeur de mes 23 ans, que la vie me souriait enfin. Je n'aurais pas pu me tromper davantage.

Je me refuse à sortir faire des courses

Quand la situation a dégénéré pour de bon en mars 2015, il était très difficile de comprendre ce qui était en train de se passer. Les villages ont commencé à se dépeupler. Les gens se sont empressés d'acheter des provisions.

Le pays s'est trouvé plusieurs fois au bord de la famine depuis. Encore aujourd'hui, les pénuries alimentaires sont sévères et les taux de malnutrition atteignent des sommets.

Basha'er Ahmed Saeed, 4 ans, souffre de malnutrition aiguë en plus d'une atrophie cérébrale et d'épilepsie.
Basha'er Ahmed Saeed, 4 ans, souffre de malnutrition aiguë en plus d'une atrophie cérébrale et d'épilepsie. Taha Saleh/CICR

Plus de 16 millions de personnes vivent dans l'« insécurité alimentaire ». Insécurité ? Quel mot étrange. Si loin de la réalité. Permettez-moi de vous expliquer à quoi ressemble l'insécurité.

Des femmes et des enfants qui mendient le moindre bout de pain dans la rue. Des gamins qui n'ont plus que la peau sur les os à force de privations. Les prix de l'alimentation qui ont explosé de 150 %. C'est ça, la réalité.


Parfois, je me refuse à sortir faire des courses parce que je me sens coupable d'acheter de la nourriture alors que d'autres ont faim. Je me sens si impuissant. Les besoins sont abyssaux.

Mon travail m'a amené dans chaque recoin de ce magnifique pays. C'est un privilège et une chance d'avoir fait autant de rencontres au cours de mes pérégrinations.

Les personnes changent mais les histoires restent les mêmes. Je me souviens d'une vieille femme dont j'ai fait la connaissance dans un centre de traitement du choléra soutenu par le CICR, à Hodeida.

Elle m'a montré une photo d'elle quand elle était jeune. Son visage rayonnait d'une beauté et d'une vitalité incroyables.

Il n'en restait plus rien quand nous nous sommes connus. Sa personnalité avait changé. Son époux est mort dans une explosion en 2016. Sans personne pour subvenir aux besoins de la famille, elle et ses trois filles en sont réduites à quémander de la nourriture dans la rue.

Ce fut une conversation ponctuée de larmes. Son histoire rejoint celle de millions d'autres.

L'état d'un patient suspecté de Covid-19 est évalué dans un centre de soins spécialisé soutenu par le CICR à Aden.
L'état d'un patient suspecté de Covid-19 est évalué dans un centre de soins spécialisé soutenu par le CICR à Aden. Mubarak Saeed/CICR

Le choléra survient dans les populations qui ne disposent pas d'un accès suffisant à l'eau potable et à des installations d'assainissement. L'épidémie qui frappe aujourd'hui le pays est la pire de son histoire. En décembre 2020, le bilan était de plus de 2,5 millions de cas et de près de 4 000 décès.

Le choléra, la diphtérie et, à présent, le Covid-19. Le Yémen en sait long sur les épidémies.

Les deux visages du Yémen

Le désespoir pousse aux décisions désespérées. Pour survivre, vous commencez par vendre des biens : bijoux, vêtements, meubles... Puis vous vendez votre maison, en sachant que vous finirez dans la rue.

C'est ça, la guerre. Elle vous anéantit et vous force à prendre des décisions déchirantes.

Pourtant, les ravages qu'elle provoque sur la santé mentale commencent tout juste à être mieux pris en compte.


J'ai rencontré tant de personnes qui souffrent de graves problèmes mentaux. On pourrait penser qu'elles doivent être fortes pour avoir survécu à toutes ces épreuves. Peut-être. Mais, sur le plan psychologique, leur vie est un enfer quotidien.

Le fracas des bombardements et des explosions est une perpétuelle source de tourment. Les familles n'ont pas les moyens de s'offrir un traitement médical, alors elles vivent avec leurs traumatismes.

Deux frères et sœurs de Hodeida attendent dans un abri minable après que leur famille a fui la violence le long de la côte de la mer Rouge au Yémen.
Deux frères et sœurs de Hodeida attendent dans un abri minable après que leur famille a fui la violence le long de la côte de la mer Rouge au Yémen. Ali Al Sonidar/CICR

J'ai peur de l'impact que cela aura sur les générations futures. Les enfants ont été témoins de tant de violence et de destruction et ils ne peuvent compter sur aucun secours.

J'ai rencontré des enfants qui refusent d'aller à l'école de peur d'être pris pour cibles. Certains se sont renfermés dans leur coquille, sombrant dans le mutisme. D'autres sont devenus insensibles à la violence. À long terme, les conséquences sur leur santé mentale seront catastrophiques.

Voilà le Yémen d'aujourd'hui. Mais le pays dont je me souviens était bien différent.

Le mien débordait de vie et d'énergie. Si vous ne l'avez pas connu avant le conflit, vous aurez peine à croire à quel point il est magnifique.

Ses paysages sont époustouflants : la réserve écologique de l'île de Socotra, la beauté irréelle de Sanaa, l'une des plus anciennes cités du monde, aujourd'hui inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO, les terres verdoyantes d'Ibb ou encore Hadramaout, avec son architecture surgie du désert.

J'étais accoutumé à voir des touristes du monde entier déambuler dans les rues de la Vieille ville de Sanaa, gravir les montagnes de Taïz, camper dans l'immensité du désert d'Hadramaout, se réchauffer au soleil matinal d'Aden.

Voilà le Yémen que je veux retrouver. Seule la paix pourra nous le ramener et raviver nos espoirs et nos rêves. Peut-être trouverez-vous alors dans nos yeux de plus belles histoires à raconter.

 

Basheer Omar (à gauche) recueille le témoignage d'une des innombrables victimes du conflit au Yémen.

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