Interview de Patrick Youssef par "Bruxelles 2"
BRUXELLES 2 (B2) : "Retour d'Irak: ce que l'Etat islamique change"... Patrick Youssef revient de deux ans à la tête de la mission du Comité international de la Croix Rouge (CICR) en Irak. Deux années au cours desquelles il a pu voir les prémices du conflits apparaitre et une situation humanitaire se dégrader. Pour B2, il revient sur un pays meurtri par une succession de conflits depuis la fin des années 1980 et leurs conséquences qui se superposent.
Nb: Patrick Youssef prend bientôt la fonction de directeur adjoint du CICR pour l'Afrique, à Genève.
B2 : Vous êtes arrivés il y a 2 ans en Irak, comment jaugez-vous la situation ?
Les dégâts humanitaires causés par cette guerre sont importants. Je suis arrivé dans un contexte qui sortait de la violence avec un État qui tentait de se réformer. C'était en octobre 2013. Ce nouveau cycle de violence en 2014 a été dévastateur. Aujourd'hui, il y a 3,3 millions de déplacés internes supplémentaires. Cette insécurité grandissante est folle. Ce qui a d'importantes conséquences humanitaires : près d'un millier de morts et de blessés par mois.
B2: Ce n'est pas la première crise en Irak, cependant ?
C'est vrai. L'Irak a vécu ces dernières années une série de conflits : depuis la guerre Iran-Irak en 1980 en passant par la guerre du Golfe et, plus récemment, le nouveau cycle de violences qui oppose le groupe 'État islamique' au gouvernement irakien et à une coalition de pays et de groupes armés. La génération d'aujourd'hui a vécu au moins 2 ou 3 guerres.
B2: Sur le terrain, vous avez perçu des signes avant-coureurs d'un nouveau conflit ?
Ils étaient perceptibles. Si la situation s'est aggravée brusquement, elle était assez attendue. Notre présence sur le terrain nous a permis de capter des signaux de la détérioration de la situation. On voyait l'escalade de la violence depuis les évènements d'Hawija en avril 2013 (NB : les répressions contre des manifestants) et à Ramadi en décembre 2013, qui se sont traduits par la prise d'armes par quelques tribus irakiennes. Ce qui a mené à la création du 'Tribal revolutionnary Council' (TRC). En juin 2014, l'entrée en force de l'État islamique et la prise des territoires a mis aux oubliettes ces mouvements populaires.
B2: Cette émergence de l'organisation de l'Etat islamique (ISIS ou Daech) a-t-elle changé votre travail humanitaire ?
Oui. En premier lieu, c'est notre accès qui a été particulièrement restreint. La prise d'un grand territoire par le groupe 'État islamique', notamment de Nīěā(ou Ninive, dans le gouvernorat de Mossoul) — où l'on a dû fermer notre bureau pour des raisons de sécurité — autour de Anbar et de nombreux villages dans la province de Salâh ad-Dîn ont énormément restreint notre champ d'action. La sécurité du CICR dans ces régions là, n'est pas garantie. Ce sont des théâtres de guerre. Aujourd'hui, même si le CICR est présent en Irak depuis 1980 et que l'emblème est assez connu, l'exposition à l'insécurité pour nos équipes est de plus en plus importante.
B2: Avez-vous des contacts avec l'Etat islamique ?
Nous cherchons par des intermédiaires à faire passer nos messages, à dire que nous sommes là pour une action humanitaire neutre et impartiale. Nous l'avons démontré depuis plusieurs années en Irak. Le groupe qui contrôle une partie du territoire sait donc que nous sommes ici depuis longtemps. Mais cela reste très difficile... Nous avons eu des occasions, avec certains actions bien précises, d'avoir des contacts. Nous avons, par exemple, transporté à l'aide d'une grue des pièces de rechange pour des générateurs qui faisaient fonctionner des pièces de pompage dans des zones contrôlées par l'État islamique mais qui, dans le même temps, permettaient un accès à l'eau dans la région gouvernementale.
B2: Comment la qualifiez-vous, un groupe terroriste, un Etat... ?
L'Etat islamique est un belligérant de la guerre aujourd'hui. C'est un groupe qui contrôle un territoire et qui fait la guerre contre un gouvernement d'une part ainsi que contre tout ceux qui soutiennent le gouvernement irakien. À ce titre, c'est un groupe armé. Même si d'autres groupes d'opposition existent, c'est le plus visible. Nous avons rarement vu d'autres groupes. (...) Légalement pour nous, en effet, le conflit irakien (reste) un conflit armé non international sur le territoire irakien avec des groupes armés qui luttent contre un gouvernement et la participation de plusieurs pays qui forment une coalition contre l'État islamique.
B2: Ce n'est pas un conflit international selon vous ?
La guerre se fait sur le sol, avec un soutien aérien de la coalition. C'est l'armée irakienne et les forces qui la soutiennent qui exécutent une action sur le terrain. Ce sont eux qui avancent et qui libèrent quelques régions. Il y a eu des avancées à Tikrit, à Diala, à Anbar... Et inversement. L'État islamique avait repris en juin dernier une grande partie du gouvernorat d'Anbar (province à l'Ouest de l'Irak).
B2: Peut-on mesurer l'impact des actions de la coalition d'un point de vue humanitaire ?
C'est difficile. Il y a certainement des dommages mais nous ne sommes pas dans ces zones pour mesurer ces dégâts. La coalition est en train de bombarder des zones qui appartiennent à l'État islamique. Nous ne pouvons pas non plus établir un lien entre les frappes aériennes de la coalition et un effet humanitaire dans le pays. Les frappes aériennes ne sont qu'une partie de plusieurs actes hostiles sur plusieurs groupes, qui ont, dans leur totalité, un effet humanitaire.
B2: L'action humanitaire semble connaitre des limites pourtant ?
Ce n'est qu'un bandage sur une plaie. Nous sommes en train de traiter les effets de la crise mais pas la source. Nous avons besoin de rappeler au monde que la crise en Irak existe encore, qu'elle demande une solution politique urgente. Le problème n'est pas le déplacement des populations. Mais ce qui a mené à ces déplacements. Il y a une certaine fatigue face à ce conflit qui continue et qui se dégrade.
B2: Le dialogue politique et un retour à la paix est-il possible, malgré tout ?
Il y a un réel effort du gouvernement irakien qui s'est lancé dans une campagne de réformes. Le but est de faciliter la voie vers une vraie réconciliation entre les différentes communautés irakiennes. C'est plus qu'une rumeur, aujourd'hui il y a des actions. Il y a une commission nationale pour la réconciliation. Il faut commencer par une approche 'depuis le bas ' (bottom-up) regroupant toutes les communautés sur le plus de thématiques possibles comme par exemple sur les disparus de la guerre Iran-Irak. En tout cas, la réconciliation devrait se faire avec l'opposant.
(propos recueillis par Johanna Bouquet - relecture NGV)