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Ukraine : les blessures invisibles

L’équilibre mental fait partie intégrante de notre état de santé général. Islam Alaraj, responsable des projets du CICR dans le domaine de la santé mentale et du soutien psychosocial en Ukraine, explique l’importance d’apporter un appui dans ce domaine.
Article 28 juin 2022 Ukraine

Personne n'aime se retrouver seul dans le noir. Au cours des trois derniers mois, les Ukrainiens ont appris à vivre ainsi, dans le froid et l'obscurité d'un abri souterrain, dans les rues fantomatiques d'une ville privée de lumière.

Alors que les Ukrainiens se sont habitués à passer de la lumière aux ténèbres, la guerre fait plonger certains dans des souffrances psychologiques plus difficiles à surmonter.

Chaque jour amène son lot de cicatrices physiques. La destruction et les blessures sont évidentes mais il en existe d'autres, invisibles mais sans doute plus destructrices encore.

Une blessure psychologique peut être plus profonde, durer plus longtemps et affecter bien plus de personnes que celle qui en souffre directement. Dans les zones affectées par le conflit, les besoins en santé mentale augmentent au fur et à mesure que les violences créent de nouveaux traumatismes et aggravent les troubles préexistants.

Pour beaucoup, une situation d'urgence va déclencher un stress qui va en général s'atténuer au fil du temps.

Mais si vous vivez dans une zone de conflit, vous avez trois fois plus de risques de souffrir de troubles mentaux, tout en ayant beaucoup moins de possibilités d'obtenir de l'aide, le conflit appauvrissant et détruisant les ressources communautaires.

Demander de l'aide sans tarder

Autrefois, l'action humanitaire privilégiait les formes « traditionnelles » d'aide d'urgence – nourriture, eau, abri, soins médicaux et appui aux moyens de subsistance. Bien sûr, ces éléments sont tous essentiels, mais ils ne constituent pas toujours une priorité pour les bénéficiaires.

Une vieille dame ukrainienne a, par exemple, demandé à un de mes collègues qui procédait à l'enregistrement de personnes en vue de leur fournir une aide financière :

 Vous pensez que j'ai besoin d'argent ? Vous vous trompez. J'ai surtout besoin de dormir.

Les symptômes liés au traumatisme peuvent être divers : repli sur soi et isolement, hypervigilance, dépression, confusion, anxiété, colère, fatigue, insomnies et flashbacks, pour n'en citer que quelques uns.

Chaque jour, les quatre psychologues du CICR qui tiennent la permanence téléphonique de soutien psychosocial et d'appui à la santé mentale reçoivent des appels de personnes présentant ces symptômes. Pendant les deux premières semaines, cette permanence représentait l'unique moyen de fournir un appui psychologique, l'insécurité limitant l'accès aux personnes. Il ne faut pas vouloir nécessairement résoudre les problèmes d'entrée de jeu, il faut juste écouter et comprendre ; c'est ce dont tout le monde a besoin.

Les appels émanent surtout de femmes demandant conseil sur la façon d'aider leurs enfants qui n'arrivent pas à dormir ou qui présentent des troubles du comportement. Les enfants sont particulièrement vulnérables : non seulement ils sont davantage sensibles aux expériences traumatiques mais ils vont également être affectés par l'impossibilité de leurs parents à faire face. Lorsque des parents parlent des problèmes de leurs enfants, ils décrivent souvent leurs propres difficultés émotionnelles.

Certains cas sont plus graves, comme celui de cet homme qui a dû enterrer lui même sa femme dans le jardin car personne ne pouvait venir chercher le corps ou procéder à une inhumation décente. Il était totalement anéanti et n'arrivait de toute évidence pas à surmonter ce traumatisme.

Il est essentiel que les gens obtiennent de l'aide sans tarder afin de renforcer le processus de guérison car les symptômes liés au traumatisme peuvent empirer et entraîner d'autres problèmes de santé comme une tension artérielle élevée, des problèmes psychosomatiques et des troubles post traumatiques. En clair, l'équilibre mental fait partie intégrante de notre état de santé général. Résoudre ces problèmes aujourd'hui permet d'éviter une crise plus tard.

Reconstruire notre force intérieure et extérieure

Début avril, nous avons lancé un programme dans le domaine de la santé mentale et du soutien psychosocial dans certaines régions touchées par le conflit. Il vise à offrir un soutien psychologique direct, à proposer une formation psychosociale à des bénévoles issus des communautés locales, à sensibiliser la population à la santé mentale et à organiser des sessions de psychoéducation afin de promouvoir les aspects positifs de la santé mentale et de la résilience.

 Nous fournissons également une aide directe aux familles qui ont dû identifier les dépouilles mortelles de leurs proches. Il est essentiel de proposer les services d'un psychologue car le processus d'identification est un acte extrêmement douloureux que personne ne devrait avoir à vivre seul.

Il est difficile de comprendre les expériences traumatisantes que les gens ont vécues. De tels événements peuvent totalement altérer leur perception de la vie. Mais avec l'aide d'un psychologue, une personne peut reconstruire son monde intérieur et créer une vision globale qui va lui permettre d'intégrer ces événements dans son vécu et empêcher ainsi qu'ils parasitent son existence indéfiniment.

Notre force extérieure provient de notre communauté, des interactions avec notre famille et nos amis, des liens que nous tissons. Mais que se passe-t-il lorsque l'ensemble de la communauté a vécu le même traumatisme ?

Le chemin vers la guérison sera plus difficile et des mesures devront être prises, notamment pour mettre en place des groupes de soutien ou des activités de sensibilisation aux symptômes traumatiques afin que les gens puissent s'entraider. Il est également nécessaire de former des bénévoles pour qu'ils fournissent une assistance de base en matière de santé mentale. Dans d'autres zones de conflit, nous avons participé aux efforts de reconstruction de bâtiments endommagés qui revêtent une importance particulière pour la communauté afin de recréer un sentiment d'appartenance.

Il faudra du temps aux personnes qui souffrent de symptômes traumatiques pour se reconstruire – des semaines, voire des mois. Avec nos collègues de la Croix Rouge ukrainienne, nous resterons à leur côté pour les aider. Cependant, nous sommes conscients du fait que les services que nous sommes en mesure de fournir aujourd'hui ne sont qu'une goutte d'eau dans l'océan.

Il est clair que nous ne pouvons pas répondre à l'ensemble des besoins en matière de santé mentale ni pallier toutes les insuffisances des services de santé.

Les personnes qui vivent en Ukraine – ou dans toute autre zone de conflit d'ailleurs – doivent avoir accès à des services d'aide dans le domaine de la santé mentale et du soutien psychosocial. En temps de guerre, ce genre d'appui sauve des vies, raison pour laquelle il doit être intégré aux efforts humanitaires déployés pendant le conflit et après celui-ci, lorsque les communautés tentent de surmonter les traumatismes de la guerre.

Nous savons que les habitants des zones de guerre sont extrêmement résilients mais nous avons tous parfois besoin d'un peu d'aide pour sortir de l'obscurité.

Islam Alaraj est responsable du programme de santé mentale et de soutien psychosocial du Comité international de la Croix Rouge (CICR) en Ukraine

 Le soutien psychosocial du CICR en Ukraine date de plusieurs années, comme en témoigne ce film tourné en 2017. Faites connaissance avec Farhana Javid. Cette psychologue de 38 ans, originaire d'Inde, était déléguée du CICR responsable de la santé mentale à Sloviansk, dans l'est de l'Ukraine.