Voilà ce que j’ai vu quand je suis arrivée à Mossoul après les combats
Comment une infirmière qui fait le maximum pour sauver sa patiente peut-elle en arriver à souhaiter sa mort ? Ce n’est là qu’une des questions déchirantes auxquelles j’ai été confrontée lors d’une évaluation de la santé mentale à Mossoul (Irak) et dans les environs, alors que les combats venaient de se terminer à la fin de l’année dernière.
Nous roulions depuis quatre heures et avions passé six postes de contrôle. Dans les villages fantômes détruits, les rues désertes et silencieuses défilaient devant nos yeux. Sans marchés ni jeux d'enfants.
Nous cherchions en vain des signes de vie familiers : odeurs de cuisine et de feu de bois, bruits d'animaux domestiques... Mais seule régnait l'odeur de la destruction, celle de la poussière de béton et des débris carbonisés, qui flottait au-dessus de chaque maison, église et mosquée.
De toute façon, je n'étais pas là pour inspecter les bâtiments. En tant que participante à ce qu'on appelle une « évaluation rapide des besoins », mon rôle était d'observer et de documenter un paysage d'un tout autre genre : l'état émotionnel des personnes qui avaient survécu à des mois de violence extrême, de souffrances et de déplacements dans différentes régions d'Irak.
J'allais devoir trouver un moyen de traduire en nombres et en mots l'ampleur des besoins en matière de santé mentale et de soutien psychosocial, et d'évaluer les mécanismes que les gens avaient eux-mêmes mis en place pour tenter de faire face. Puis j'essaierais de formuler des idées et des stratégies sur comment répondre à ces besoins dans un pays où les soins de santé mentale sont pour ainsi dire inexistants.
« Je l'ai regardée mourir »
Quand nous avons enfin atteint notre destination, un centre de santé primaire dans la banlieue de Mossoul, j'ai rencontré des gens qui avaient vu le pire et traversé deux ans d'atrocités, de massacres et de terreur. Et ils continuaient à se lever tous les matins pour se rendre au travail.
Pourtant, une des premières choses qui m'a frappée, c'est que pour beaucoup d'entre eux, ces deux années de guerre ne représentaient que la dernière d'une longue série de périodes traumatisantes. Une des infirmières du centre a éclaté en sanglots quand elle s'est mise à me parler d'une patiente dont elle s'était occupée quatre ans plus tôt.
« J'ai prié Dieu d'abréger sa vie », m'a-t-elle dit le visage baigné de larmes. « De 4 heures du matin à 11 heures du soir, je l'ai regardée mourir. Elle souffrait terriblement et je ne pouvais rien faire pour la soulager. »
« C'était une jeune Irakienne de 16 ans qui avait été amenée au centre pour de graves déchirures vaginales. Elle avait été violée à de multiples reprises par plusieurs hommes après avoir vu six membres de sa famille mourir devant ses yeux ; je l'ai appris alors que je lui faisais un prélèvement sanguin. Je ne pouvais pas l'approcher car elle était entourée de femmes voilées à l'air terrifié. »
Beaucoup de professionnels de la santé en Irak peuvent citer des dates et des heures comme celles-ci, marqueurs d'événements gravés dans leur mémoire, d'épisodes qui se démarquent des horreurs quasi-quotidiennes, du travail épuisant et du climat surréaliste d'une vie en zone de guerre.
Mais ce n'étaient pas toujours les blessures les plus graves ou les crises majeures qui hantaient leur esprit. Une infirmière m'a ainsi raconté que fréquemment, des femmes se présentaient à l'hôpital avec des morsures – punition pour avoir violé les règles religieuses strictes en vigueur. « Souvent, ces morsures étaient si profondes qu'il leur fallait des points de suture ; nous avons traité beaucoup de cas de ce type. »
Les personnels de santé qui ont soigné ces blessures et tant d'autres étaient souvent à l'œuvre plusieurs jours et nuits d'affilée, privés de sommeil, de nourriture et d'eau. Ils devaient travailler presque sans équipements ni ressources, fréquemment sous la menace d'hommes armés.
En plus de prendre soin des autres, les professionnels de la santé devaient également faire face à leurs propres problèmes. Dans leur vie privée, ils étaient aussi des fils, des filles ou des parents inquiets pour leurs proches vivant en état de siège dans d'autres régions d'Irak. « Beaucoup d'entre nous avons perdu des membres de notre famille et la plupart sont toujours portés disparus », a indiqué un agent de santé. « Nous ne savons pas s'ils sont morts ou vivants et détenus quelque part. »
On ne s'étonnera dès lors pas du résultat de notre évaluation menée auprès des dix employés de ce centre de santé, selon laquelle 70 % présentaient des symptômes de réaction de stress post-traumatique et 30 % un diagnostic complet de trouble de stress post-traumatique.
Fondée sur un outil spécifiquement adapté à la culture locale, notre évaluation a aussi révélé la capacité relativement limitée de ces personnels à détecter les signes d'angoisse, d'anxiété et/ou de dépression chez leurs patients, et à apporter un soutien dans ce domaine.
Les enfants pas épargnés
Nous avons utilisé un outil d'évaluation similaire, adapté au contexte local, dans des centres de réadaptation physique soutenus par le CICR à Erbil. Ces centres accueillent des patients blessés dans les combats ou d'autres situations de violence, ou handicapés par suite de maladies ou d'accidents.
En mesurant les niveaux de dépression, d'anxiété et de stress auprès d'un échantillon aléatoire de 30 patients, nous avons découvert que près de la moitié d'entre eux présentaient des signes sévères ou extrêmement sévères de dépression et d'anxiété, et la moitié d'entre eux des signes sévères de stress.
Certains patients manifestaient même des tendances suicidaires. Malheureusement, dans ce centre comme dans tous ceux que nous avons visités, il n'y avait aucun professionnel à même de traiter ces symptômes.
L'une des patientes du centre, la petite Malak (« ange » en arabe) âgée de 8 ans, ne semblait pas manquer de détermination quand je l'ai rencontrée. Elle voulait apprendre à mettre seule sa nouvelle prothèse de jambe et à marcher sans l'aide de son papa.
Malak était une enfant pleine de vie et d'énergie, me raconte son père. Mais après qu'elle a été blessée à Mossoul, la souffrance psychique lui a fait perdre l'appétit et la moitié de son poids. Constamment apeurée, elle se cramponnait à son père et était souvent silencieuse et renfermée sur elle-même.
Cette petite fille n'a pas seulement perdu sa jambe mais aussi son frère, sa maison, ses amis ; elle ne peut plus aller à l'école et sa famille a dû déménager. D'après son père, les autres enfants s'en prennent à elle et les adultes ont des préjugés à son égard parce qu'elle n'est pas comme les autres. « Les gens pensent qu'elle n'est pas intelligente et presque personne n'essaie de lui parler. Ils ne la voient pas comme une personne à part entière. »
Une multitude de disparus
Un autre fardeau émotionnel pèse sur les épaules des Irakiens : les centaines de milliers de personnes qui ont disparu lors des divers conflits armés internationaux et troubles intérieurs qui agitent le pays depuis 1980.
On estime que des centaines de milliers de personnes sont portées disparues encore aujourd'hui, certaines depuis des années. Chacune des ces disparitions laisse des traces sur la famille et les amis. Selon des estimations, pas moins de 5 millions de personnes seraient touchées par la disparition d'un être cher.
L'une d'elles est Nidal (« lutte » en arabe), une peintre de 50 ans qui a dû apprendre à vivre sans les sept membres de sa famille, tous disparus sous l'ancien régime. « Ils ont exterminé toute ma famille et ont volé nos terres et nos maisons. »
C'est d'une voix tremblante, les yeux pleins d'horreur et le corps secoué de frissons qu'elle me décrit en détail ce jour où ses parents et ses frères ont été enlevés devant ses yeux. Année après année, Nidal les a cherchés dans les fosses communes, dans les morgues et sur les photos de personnes disparues (à l'époque, des organisations de la société civile prenaient des photos des dépouilles retrouvées dans les charniers et les affichaient sur les murs des mosquées pour que les familles reconnaissent leurs proches).
« Je suis morte deux fois », dit Nidal, « la première quand ils m'ont été arrachés, et la deuxième quand ils ne sont pas réapparus après la chute de l'ancien régime. »
Nidal est souvent réveillée par des cauchemars, elle a de longues périodes d'anorexie et est accro aux antidouleurs. L'incertitude la hante. Tout au fond d'elle-même, elle garde espoir : « Peut-être qu'ils sont détenus dans une prison secrète ? Ce serait les trahir que d'arrêter d'y croire. »
Nidal souffre de ce que les psychologues appellent la « perte ambigüe » – une réaction normale à des situations anormales, liée à l'angoisse de ne pas savoir ce qui est advenu d'un proche. Cet état est en général extrêmement éprouvant pour les individus et les familles. Tant que sa dépouille n'a pas été retrouvée, la personne disparue pourrait être encore en vie et la famille ne peut pas organiser de cérémonie d'inhumation ni entamer son processus de deuil.
Un défi immense à relever
Comment cerner la nature de souffrances aussi profondes, mesurer leurs effets et mettre sur pied une réponse qui soit à la hauteur des besoins ? Alors qu'il n'existe dans le pays aucune possibilité d'orientation vers des spécialistes et pratiquement pas de services de santé mentale et de soutien psychosocial, certaines personnes – professionnels de la santé, patients, déplacés internes ou proches de personnes disparues – risquent de développer des troubles psychologiques potentiellement mortels.
Si nous ne veillons pas au bien-être de ces personnes, vont-elles grossir les rangs des victimes ? Faute d'une armée de psychologues prêts à venir à leur rescousse, c'est à nous de bâtir progressivement des solutions sur le terrain, avec des gens qui comprennent la langue et la culture locales mais aussi les souffrances endurées.
Heureusement, les acteurs humanitaires prennent de plus en plus conscience que les services de santé mentale et de soutien psychosocial devraient faire partie intégrante de leurs interventions en cas de crise. Il est grand temps de commencer à aider les victimes à reconstruire leur paysage intérieur et à surmonter les souffrances inimaginables qu'elles ont subies.
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Écrit pour la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge par Christina Bitar, déléguée du CICR spécialisée en santé mentale et soutien psychosocial basée au Moyen-Orient