Yémen : "Je brûle d'impatience de voir cette guerre s'achever"
Mariateresa Cacciapuoti, ancienne cheffe de la sous-délégation de Sana’a au Yémen, revient, entre effroi et émerveillement, sur sa mission qui a débuté en 2019.
Je me souviens encore de ce que j'ai ressenti quand j'ai annoncé à mes proches que je partais pour le Yémen.
C'était en 2019, le soir du réveillon de Noël. Nous dînions en famille. Comme le veut la tradition, nous enchaînions de succulents plats faits maison. J'avais hâte de parler de ma prochaine mission au Yémen.
Cela faisait plus de 15 ans que je travaillais dans l'humanitaire, et mes proches m'avaient déjà vue partir en zone de guerre. Mais j'avais l'intuition que l'annonce de mon départ pour le Yémen serait différente, et je voulais trouver le bon moment pour me lancer.
Finalement, je choisis le plat de spaghettis aux fruits de mer : les fruits de mer se dégustent tant que les pâtes sont chaudes, donc personne n'aurait le temps de dire quoi que ce soit ! On ne gaspille pas sa salive en discussions inutiles.
J'ai commencé tout bas : « Pour ma prochaine mission, je suis envoyée au Yémen. Je pars dans quelques semaines. »
Comme prévu, la moitié des convives ne m'a pas écoutée, et les autres m'ont observée avec un mélange de déception et d'inquiétude. « Le Yémen ? »
J'étais mal à l'aise, jusqu'à ce que ma mère déclare : « Certes, il y a une guerre là-bas, mais il faut bien que quelqu'un y aille. »
Cette phrase représentait l'essence même de mon travail pour le CICR. Qui est ce « quelqu'un », si ce n'est nous ? Oui, « quelqu'un » doit bien contribuer à soulager les souffrances des personnes dont la vie est bouleversée par un conflit qui n'en finit pas.
Ce souper de réveillon fut un régal. Mais c'était il y a longtemps... Jamais je n'aurais imaginé que plus d'un an s'écoulerait avant que je puisse prendre un vol de retour pour l'Italie et serrer à nouveau ma famille dans mes bras.
On entrait dans l'ère du Covid-19. Le jour de mon quarantième anniversaire, j'ai assisté à l'explosion du port de Beyrouth. J'ai terminé l'année 2020 anéantie par la perte de nos collègues dans l'attentat de l'aéroport d'Aden. Et j'ai vite su que je ne serais jamais aussi résiliente que les Yéménites.
La sensation de délabrement que j'ai éprouvée à mon arrivée à l'aéroport de Sanaa aurait dû me mettre la puce à l'oreille. Pourtant, je n'imaginais pas qu'un pays puisse accumuler autant de malheurs et mettre les gens à si rude épreuve. Le premier jour, je me suis perdue dans le bâtiment de la délégation du CICR en essayant de m'extirper d'un dédale de couloirs. Je ne le savais pas encore, mais c'était là une métaphore parlante de ce qu'allait être mission dans le pays.
Alors que le monde entier était confiné, j'ai eu l'immense privilège de parcourir le Yémen pour prêter main-forte aux centres de quarantaine et d'isolement et distribuer des vivres et des fournitures médicales aux communautés isolées dans les zones les plus touchées. Nous avons traversé Sanaa, une capitale de toute beauté, avec son architecture à couper le souffle et ses vitraux uniques au monde. Nous sommes passés par la dynamique Dhamar, puis par les vallées verdoyantes qui conduisent au gouvernorat d'Ibb. De là, nous sommes allés vers le sud, direction Al-Dhale et ses champs à perte de vue.
Au Yémen, la faim et la malnutrition infantile menacent de nombreuses vies. Un enfant sur quatre de moins de cinq ans souffre de malnutrition aiguë et nécessite un traitement immédiat.
Image pour les télévisions dans notre newsroom --> https://t.co/KWWsmejlbV pic.twitter.com/hUIYr72qKs— CICR (@CICR_fr) April 7, 2021
Le long de l'éreintant trajet de Sanaa à Marib, j'ai eu le luxe de pouvoir observer le paysage depuis l'avion du CICR, appelé le Red. C'est une vue que la plupart des Yéménites n'auront jamais la chance d'admirer : la magnifique baie d'Aden avec ses pêcheurs et leurs petites embarcations qui se colorent à mesure que l'on approche de l'aéroport.
Lorsque le Red survole la baie d'Aden, on peut quasiment toucher l'eau, humer l'odeur du poisson et sentir la brise sur le visage.
Au Yémen, il m'est arrivé de voir des choses si sublimes que j'en oubliais les décombres qui m'entouraient.
Ce pays est une ode à la nature : l'air vivifiant de Sanaa, le golfe d'Aden, le désert de l'Hadramaout, les vallées d'Ibb. Sur le trajet de Seyoun à Marib, je suis en pleines Mille et une nuits. Sur les 400 kilomètres de route bordée de pierres majestueuses, j'admire les premiers et les derniers rayons du soleil sur les montagnes. Un coup d'œil rapide par les fenêtres de notre voiture à la ville romantique de Chibam, la « Manhattan du désert », et nous voilà partis pour un long périple aux côtés des chameaux...
Mais les nombreux points de contrôle militaires dans le désert sont là pour nous rappeler que le Yémen subit un conflit depuis cinq ans, et que 80% de la population (un peu plus de 24 millions de personnes sur 30,5 millions d'habitants) a cruellement besoin d'une assistance humanitaire.
Ce conflit a bouleversé la situation économique de beaucoup de familles dans pratiquement tous les gouvernorats, villes ou villages où je me suis rendue – Sanaa, Dhamar, Al-Beida, Ibb, Al-Dhale, l'Hadramaout, Marib. Là, des millions de personnes doivent survivre avec un seul repas par jour.
En tant que cheffe d'une sous-délégation du CICR, j'ai couvert une zone comprenant des lignes de front actives allant d'Al-Jawf à Marib, Al-Beida, Al-Dhale et Taïz. J'ai été submergée par les besoins humanitaires, les morgues surchargées et les hôpitaux qui débordaient. Les écoles, elles, étaient souvent vides. Je voyais des enfants là où ils n'auraient jamais dû se trouver : dans des centres de quarantaine, à l'hôpital avec leur mère pour faire soigner leur malnutrition, ou à la morgue, attendant la dépouille de leur père.
Oui, les Yéménites souffrent, mais ils ont encore le sourire et le cœur sur la main. Ils portent en eux des milliers de récits de douleur. Ces interminables années de guerre ont laissé et laisseront des blessures et des cicatrices visibles et invisibles. Les Yéménites ont besoin de toute la communauté internationale pour les soutenir et trouver une issue au conflit, afin qu'ils puissent panser leurs blessures et retrouver une vie normale...
Je suis revenue à bout de forces d'un an de mission au Yémen. Les Yéménites, eux, sont à bout de forces à cause de cinq années de conflit. Mais tout a une fin. Et je brûle d'impatience de voir cette guerre s'achever.
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