Journées suisses d’histoire

09 juin 2016

 Journées suisses d'histoire. Déclaration du président du CICR, Peter Maurer.

Action humanitaire, normes et pouvoir(s)

La réalité présente une extrême diversité de définitions, de notions et de formes de pouvoir. L'histoire politique est d'ailleurs marquée par les pouvoirs et leurs effets dans le temps et dans l'espace. Vous connaissez les différentes stratégies pour conquérir le pouvoir, le conserver et l'accroître ainsi que les grandes œuvres de référence qui y sont consacrées, depuis Sun Tzu jusqu'à Machiavel, dont les écoles de pensée inspirent des débats politiques et scientifiques depuis des siècles, et vous ne manquerez pas de revenir sur bien des aspects de ces débats dans les prochains jours.

Permettez-moi d'entrée de jeu de commencer par une référence assez personnelle à cet égard: j'ai commencé mes études d'histoire à une période où le continent européen était scindé en blocs de pouvoir militaires. J'ai ensuite passé une bonne partie de ma carrière diplomatique, pris entre les feux croisés

  • de l'espoir d'un renforcement de la sécurité collective
  • de l'importance accrue du « soft power »
  • de la domination monopolistique des Etats-Unis et
  • de la montée de nouvelles multipolarités.

Ces dernières années, en tant que Président du CICR, j'ai perçu plus encore qu'auparavant les fragmentations violentes du pouvoir et des pouvoirs et leurs incidences sur les populations dans le sillage du Printemps arabe. Cette période a d'ailleurs été celle du retour au premier plan sur la scène internationale de la violence armée en tant que continuation des actions politiques et diplomatiques – non seulement telle que pratiquée par les superpuissances, mais aussi par des Etats de taille moyenne, voire de petits Etats, sans oublier bien sûr un nombre croissant de groupes non étatiques.

Dans le monde mondialisé qui est le nôtre, nous avons vu que les questions de pouvoir prenant l'apparence de la connaissance et du contrôle des systèmes numériques recevaient une dimension nouvelle et importante, parallèlement au progrès technique et à la constitution de sociétés du savoir. Cela a profondément marqué le travail humanitaire, entre autres.

Mais je vais m'abstenir de faire un long discours. J'avais plutôt pensé vous présenter pour commencer quelques réflexions sur le pouvoir et les pouvoirs, découlant des expériences et des activités d'une organisation humanitaire fortement enracinée dans des principes et des normes. Cela présente un certain intérêt

  • parce que l'organisation que je représente aujourd'hui allie de façon unique la compétence en matière d'évolution du droit, l'expérience opérationnelle et la politique humanitaire;
  • parce qu'il s'agit d'une organisation privée dotée d'un mandat public,
  • parce qu'elle est un partenaire critique des Etats pour la mise en œuvre du droit et se fait l'avocat des victimes,
  • parce qu'elle est déterminée par des principes, mais malgré tout pragmatique dans son action¬, et
  • parce qu'avec tous ces attributs, elle possède des points de référence avec le pouvoir et les pouvoirs qui sont révélateurs.

Après une brève rétrospective historique, j'aimerais vous montrer comment les réalités de pouvoir déterminent notre travail d'acteurs humanitaires et comment nous essayons de fournir un travail pragmatique d'intermédiaires entre pouvoir, pouvoirs et normes, afin que les individus qui souffrent de la violence des conflits puissent recevoir soutien et protection.

Le pouvoir du factuel et le pouvoir factuel du normatif

Lors de notre 150e anniversaire, il y a trois ans, nous avons rappelé que parallèlement à la modernisation de la guerre au XIXe siècle, l'humanitaire s'était développé en tant que discipline autonome et que secteur politique propre. Le droit international humanitaire, la politique humanitaire et les opérations humanitaires se sont fortement développés en parallèle et en opposition avec des systèmes d'armes de plus en plus complexes, avec des stratégies de conduite de guerre de plus en plus poussées et avec des répercussions de plus en plus profondes sur les populations ces 150 dernières années: le DIH devait fixer des limites au pouvoir, en commençant par protéger les soldats, puis les prisonniers de guerre et les populations civiles. Les Conventions de Genève ont converti le droit coutumier en droit des contrats et ont réagi aux défis des diverses époques, en élaborant des principes applicables autant à la conduite de la guerre (distinction, précaution, proportionnalité) qu'au traitement des prisonniers ou à la restriction de certaines armes, voire leur mise hors la loi. Ces processus normatifs ont souligné les efforts visant à dissocier l'univers de la concurrence entre les pouvoirs avec leurs moyens militaires de l'univers des marchés et de la société civile. Ce n'est pas un hasard si les pères fondateurs de l'organisation étaient tous non seulement des humanistes, mais aussi bel et bien des entrepreneurs menés par leurs intérêts et plus ou moins couronnés de succès. Au XIXe siècle déjà, ceux-ci comprenaient clairement que les blessures et les maladies des soldats et des ainsi que les destructions des infrastructures mettaient en danger le projet social libéral.

Conçu initialement pour les conflits armés internationaux, le domaine de protection du droit s'est peu à peu également étendu aux conflits armés non internationaux, tout particulièrement avec les Protocoles additionnels de 1977.
Tout d'abord formulé comme une disposition très générale, l'article 3 commun qui imposait des obligations de protection à toutes les parties belligérantes, donc aussi non étatiques, est devenu le cœur et le point nodal des Conventions et de leur application.

Cette évolution atteste de la tentative entreprise par les Etats depuis 150 ans d'utiliser le droit pour réprimer individuellement et collectivement le chaos et la violence et opposer ainsi au pouvoir du factuel le pouvoir factuel de la norme.

Après la fin de la Guerre froide, cette approche a trouvé une nouvelle dynamique, puisqu'un grand nombre de traités internationaux ont accéléré l'évolution du droit avec la création de la Convention contre les mines antipersonnel, de la Convention pour l'interdiction des armes à sous-munitions, par exemple, mais aussi de corpus juridiques régionaux. En particulier, la Cour pénale internationale a cerné de façon plus précise les limites du recours au pouvoir militaire en plaçant sous sa juridiction, en tout cas pour les Etats ayant ratifié ces textes, les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide, auxquels est venue s'adjoindre récemment l'agression.

Pendant longtemps, l'application et l'interprétation de ce droit ont été essentiellement confiées à un groupe de spécialistes militaires, d'universitaires et d'organisations humanitaires telles que le CICR, et se sont donc déroulées dans le cercle des états-majors militaires et des experts humanitaires. Depuis 25 ans en revanche, les choses prennent une direction nouvelle du fait que les autorités politiques se penchent de plus en plus sur le corpus juridique du DIH et les violations du droit y afférentes. Au fil des années, les jugements de valeur concernant les violations et le respect du DIH sont devenus un lieu commun journalistique; il ne se produit pas d'événement de violence sans que cela n'entraîne aussitôt dans l'espace public un jugement sur la violation du droit, un examen de la qualification des conflits, un débat sur les boucliers humains, une appréciation sur la participation directe aux hostilités et une revendication de règles en matière d'accès pour les acteurs humanitaires. Aujourd'hui, les violations du DIH ont quitté les coulisses des experts pour faire la une des médias et des réseaux sociaux. De ce fait, face à la confusion et à l'aggravation des situations de guerre, à l'accessibilité et à la publication à grande échelle des informations et à la mondialisation de la terreur, le hiatus entre normes et réalités est devenu particulièrement net et soumis à son tour à des débats politiques.

Tout d'un coup, il faudrait que le DIH trouve une réponse à pratiquement tous les défis: la fragmentation du pouvoir et des pouvoirs, les répercussions massives de la violence guerrière sur les populations civiles, les infrastructures, les systèmes sanitaires, éducatifs et sociaux, les répercussions de plus en plus régionales et mondiales des conflits par suite du déplacement forcé de millions de personnes, la vulnérabilité des centres urbains dans ces conflits en pleine expansion, l'hybridation de la violence par ses origines politiques, criminelles ou liées à des groupes spécifiques – tous ces phénomènes renvoient aux efforts de plus en plus grands entrepris par les Etats pour imposer le droit et l'adapter aux circonstances nouvelles.

Cette difficulté tient bien entendu aussi au fait qu'à une époque d'omniprésence des réseaux, les principes et les normes de distinction, de proportionnalité et de précaution représentent des obstacles objectifs. Or, les liens du CICR avec un grand nombre d'acteurs montrent aussi que les violations des normes n'émanent pas uniquement des problèmes objectifs ou de la radicalisation, du le manque de volonté ou de connaissance. Au contraire, nous constatons que le fossé entre normes et réalités reflète aussi la profonde perte de confiance dans la capacité du droit à garantir l'application de la norme vis-à-vis du pouvoir et des pouvoirs.

Des formes de guerres de plus en plus totalitaires érodent le consensus portant sur les limites de la guerre. Le commandant d'un groupe d'opposition sunnite à Homs connaît les normes, il connaît les Conventions, mais il se refuse à les appliquer parce qu'elles ne lui sont pas appliquées et parce que sa communauté et son environnement sont exposés à des bombardements impitoyables et sans fin; il se refuse à soumettre ses prisonniers à un traitement digne parce qu'il a perdu la confiance dans le fait que ses propres combattants faits prisonniers seront traités dignement.

Ces dernières années, la communauté internationale a eu peu de choses à opposer à la dynamique de la perte de confiance dans la norme: le terrorisme et les mesures anti-terroristes ont plutôt eu l'effet inverse en déplaçant les lignes de front de ce conflit mondial des régions éloignées vers les centres européens et américains. Du fait que les forces terroristes se sont elles-mêmes exclues du consensus minimal de l'humanité et que la violence politique a été largement ostracisée et stigmatisée sous le nom de terrorisme, le consensus sur les normes minimales de l'humanité s'est érodé. Cette évolution a été symboliquement apportée dans les salons de notre société mondialisée avec les photos montrant l'assassinat d'otages de l'EI portant le costume orange des détenus de Guantanamo.

Même là où l'on négocie aujourd'hui autour des conflits, par exemple dans le contexte syrien, on n'a pas réussi à empêcher cette érosion du consensus fondamental. Au contraire, les actions humanitaires sont souvent mises en scène comme de simples mesures capables d'instaurer un climat de confiance, et donc ravalées au rang d'« outils », ce qui atténue encore la conscience d'un consensus minimal civilisé.

De son côté, le mélange constant entre droits de l'Homme et droit international humanitaire crée la confusion et révèle une ambivalence entre les objectifs des droits de l'Homme, souvent axés sur la transformation, et l'importance déterminante pour le droit international humanitaire d'une pondération entre nécessités militaires et protection des populations civiles. Cette confusion des perspectives devient particulièrement nette dans le nombre croissant de missions dites intégrées, où l'ONU et les acteurs régionaux regroupent des objectifs humanitaires, de pacification, de droits de l'Homme et de politique du développement et créent ainsi un flou sur le champ d'application des « rules of engagement ».

On comprend aisément que dans le sillage de violations spectaculaires et largement communiquées du DIH, le Conseil de sécurité, certains Etats et certaines organisations régionales s'occupent de plus en plus de l'application du droit: les résolutions visant à protéger les populations civiles, les enfants, les femmes, la paix et la sécurité, les résolutions visant au respect des conventions sur les armes ou la résolution récemment adoptée au profit de la protection du personnel et des équipements médicaux, constituent des tentatives de rassembler le pouvoir politique derrière des normes pour donner à celles-ci une validité accrue.

Dans le même temps, la perception s'accroît, surtout chez les nombreux acteurs non étatiques, que les pouvoirs qui sont derrière ces résolutions ne respectent pas eux-mêmes le droit comme il convient. Au lieu que le consensus serve à renforcer le DIH, nous constatons alors un défaut de consensus sur ce droit. Au lieu d'être conçu comme une possibilité de consensus entre les parties en guerre, le DIH devient de plus en plus souvent un instrument de lutte dans les tensions mondiales. On accuse son adversaire de violer le droit et les normes fondamentales. Lorsque des pouvoirs, qu'il s'agisse d'Etats ou de groupements non étatiques, reçoivent le droit comme s'il s'agissait d'un acte d'accusation, ils font ce que fait tout pouvoir: ils remettent en cause la capacité de l'expéditeur de cet acte d'accusation à imposer le droit, en l'occurrence en attaquant les plus faibles. La violation du droit devient alors un acte politique permettant de se démarquer de façon démonstrative: les populations civiles, les hôpitaux, les femmes, les enfants, les prisonniers deviennent les cibles privilégiées d'attaques parce que les souffrances de la population deviennent l'objectif stratégique de la guerre. Un peu partout, les objectifs militaires cessent d'être une priorité de la guerre moderne; là où cela s'est produit, l'équilibre entre avantage militaire et protection des civils est rompu. La violation de la norme devient alors la nouvelle normalité, avec des répercussions insoupçonnées sur la vie de millions d'individus. L'hyperpolitisation, la polarisation, l'instrumentalisation, les « double standards » sont les tendances que nous observons et qui définissent les agendas des pouvoirs, étatiques comme non étatiques. Dans ce contexte, il n'est pas inintéressant de constater que les études empiriques du CICR relatives aux attaques contre les hôpitaux constatent des violations pratiquement égales de la part des forces étatiques et des forces non étatiques.

Dans le sillage de telles dynamiques, les coûts des conflits atteignent des sommets vertigineux: on dénombre aujourd'hui dans le monde plus de 60 millions de personnes expulsées de chez elles par la violence, dont 40 millions de personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays. 125 millions de personnes sont tributaires de l'aide humanitaire. Les dépenses cumulées des acteurs humanitaires internationaux ont doublé ces dernières années pour atteindre 25 milliards d'USD et ne couvrent pourtant qu'une fraction des coûts. Le coût des guerres et des conflits atteint 10 à 15 trilliards d'USD, soit environ 10% du PIB mondial, et représente une charge économique énorme, surtout pour les sociétés moins opulentes. On est ainsi en droit de se demander: quand les pouvoirs qui régissent la politique procèderont-ils à une réévaluation et intègreront-ils les coûts de la violence dans ce calcul d'intérêts?

Il y a lieu de supposer que bien des violations et des incidences humanitaires ne seraient sans doute pas comptabilisées de la sorte s'il existait, derrière le consensus ostensible et les professions de foi en faveur du DIH, une concordance de positions sur l'importance et la portée des normes. Mais de nombreuses professions de foi politiques, telles que celles que nous venons d'entendre à nouveau lors du récent Sommet humanitaire à Istanbul, cachent précisément de profondes divergences de vues, divergences de pouvoir et conflits d'intérêts sur la manière de résoudre les grandes contradictions de notre époque. En Syrie, en Ukraine, au Yémen, au Sud-Soudan, en Somalie ou au Mali, le respect du droit est réclamé, les violations sont condamnées et les solutions politiques sont portées aux nues comme étant la seule option pour l'avenir. Mais justement dans tous ces conflits, les divergences de pouvoir sont considérables, les solutions ne se profilent pas à l'horizon, le respect des normes est particulièrement difficile et les livraisons d'armes sans restriction sont la règle de la part de ceux qui assurent que la solution ne pourra être que politique. Les divergences et les intérêts contradictoires entre les pouvoirs mondiaux et régionaux créent des espaces d'impunité où la violence, dès qu'elle a pris tout son essor, est difficile à stopper.

Lors de crises qui s'aggravent, tout particulièrement en Syrie, en Ukraine ou au Yémen, les actions humanitaires et l'accès aux populations sont conçus dans une première phase comme des étapes menant au processus de paix politique. Mais aujourd'hui, de plus en plus souvent, les progrès, même minimes, du travail humanitaire sont bloqués par l'absence de progrès dans le processus politique. L'action humanitaire a cessé d'être le facilitateur potentiel d'un processus politique pour en devenir l'otage, ce qui a fortement touché les acteurs humanitaires ces dernières années. Celui qui présente l'accès à la population civile qui souffre comme une première étape sur la voie menant à l'élimination du dirigeant ou du gouvernement risque de rendre déjà impossible ce premier pas humanitaire.

Dans ce sens, il n'est guère étonnant que le Sommet humanitaire mondial, loin de les surmonter, ait plutôt accentué les nombreuses frictions et divergences dans le secteur humanitaire: entre ceux qui conçoivent les activités humanitaires comme une partie d'un processus global de transformation sociale, politique et juridique et ceux qui conçoivent l'action humanitaire comme une réponse indépendante et contingente, les compromis restent difficiles. Le Sommet mondial, qui était censé être le lieu où le consensus sur des valeurs minimales serait facile à dégager (contrairement aux agendas politiques compliqués), n'a donc pas été épargné par les dissensions quant à l'importance et à la portée de l'humanitaire. Et s'il est vrai que des ententes se sont nouées entre praticiens à propos de l'utilisation plus efficace des moyens, de l'importance des acteurs locaux, de l'innovation et des nouveaux instruments de financement, entre autres, force est également de reconnaître que les professions de foi en faveur du droit international humanitaire cachent mal la fragilité de l'accord sur ce que les règles signifient réellement et sur la manière de protéger les populations dans la guerre moderne, sans même parler du fait que les grandes puissances n'étaient même pas représentées à un niveau adéquat dans les discussions et les résultats.

Négociations sur les lignes de front

Nous sommes donc confrontés à ce paradoxe: les normes du droit international humanitaire suscitent de larges et fortes professions de foi, y compris par exemple de la part de groupements non étatiques, alors même que la dynamique du mépris et de la violation atteint des dimensions extraordinaires. C'est une dichotomie à laquelle nous sommes particulièrement exposés en tant qu'organisation fortement axée sur des activités au front, avec tous les acteurs armés, mais aussi avec les victimes.

C'est pourquoi, ces dernières années, nous avons investi beaucoup de temps et d'énergie à tenter de comprendre les dynamiques des lignes de front humanitaires, à les étudier systématiquement et à épauler nos négociateurs, nos facilitateurs et nos médiateurs dans leurs tâches difficiles. Nous avons systématiquement rassemblé des « bonnes pratiques » dans les contacts avec les porteurs d'armes, dans l'expérience de négociation et de conciliation entre les parties et dans l'expérience de conciliation entre les communautés, et nous sommes sur le point de mettre ces expériences en commun avec d'autres institutions: les 25 et 26 octobre, nous allons créer le centre de compétences en négociations humanitaires avec le HCR, le PAM, HD et MSF.

Nos expériences pratiques font apparaître de plus en plus nettement un champ de tensions entre d'une part les normes contractuelles et coutumières non négociables du DIH et d'autre part la constatation que sur les lignes de front dans la réalité, le consensus de toutes les parties est indispensable à l'action humanitaire et à la mise en œuvre concrète des normes. Sur les lignes de front, il se pose des dilemmes

  • entre les principes et le pragmatisme,
  • entre le droit, sa mise en œuvre et son application,
  • entre la perspective à court et l'approche à long terme,
  • entre le dialogue avec le pouvoir et les pouvoirs qui contrôlent les territoires et les populations et l'engagement en faveur des victimes de ce pouvoir.

S'il est vrai que le droit et les principes ne peuvent et ne doivent pas être négociés, leur application ne peut être assurée dans les cas d'espèce que si des négociations et des arrangements avec tous les combattants sont convenus par consensus. Cela apparaît clairement lorsque l'on observe les agendas que traitent nos négociateurs sur place: accès aux populations assiégées, accès aux prisons, sécurité pour notre personnel et pour les projets réalisés, retour en arrière sur le respect du droit dans certaines opérations, et bien d'autres choses encore.

Dans ces contextes, nous avons aussi un grand intérêt à soutenir les combattants et les communautés locales dans leurs efforts visant à trouver des solutions pragmatiques et à créer des espaces où les populations puissent mieux se protéger elles-mêmes. Alors qu'aujourd'hui, les chancelleries politiques adoptent surtout des lois qui limitent les contacts avec tous les opposants possibles, les normes défendues par tous ne peuvent en fin de compte déployer leurs effets que si, au front, le contact, la négociation et le consensus se manifestent de bas en haut.

Dans les centres de pouvoir, la connaissance très limitée des réalités sur le terrain aboutit à une image de plus en plus fausse de ce qu'il est possible de faire avec des chances de succès. Il est bon, dans les conférences internationales, de répéter sans cesse à quoi ressemblent le pragmatisme, la formation d'un consensus, la prise en compte des intérêts communs: bien entendu, on se bat sur les lignes de front en Syrie, en Irak et ailleurs, mais on y négocie aussi sur les livraisons de médicaments à travers et entre les lignes de conflit, sur les évacuations de malades, sur l'importation de marchandises dans les territoires encerclés, etcaetera etcaetera. Les choses sont bien moins noires et blanches qu'on n'en a l'impression dans les conférences. Au-dessus des routes partagées dans les guerres et les conflits, on tire et on bombarde, mais on négocie aussi. Nous serions bien avisés de soutenir autant que possible la deuxième dimension.

Conclusion

L'opposition entre norme et pratique a une importance qui va largement au-delà de l'amélioration de l'aide apportée aux individus. En périodes de fragilité croissante, de violences et de conflits, où de plus en plus de territoires disposent de services sociaux faibles, voire inexistants, il faut que les acteurs humanitaires s'engagent en apportant une contribution stabilisatrice et que l'on manœuvre prudemment entre normes et pragmatisme afin d'éviter de déstabiliser davantage la politique internationale.

C'est avec une certaine consternation que nous sommes dans l'obligation de constater que la surdose de compétition stratégique de pouvoir qui maintient en échec tant de régions du monde aujourd'hui trouve son pôle opposé dans les zones de grande absence de la politique publique, où une fragilité extrême, un défaut de gouvernance, la violence et l'absence de lois se répandent à grande vitesse. Les villes sont aujourd'hui dans le monde les lieux présentant le plus grand potentiel de croissance de l'économie mondiale, mais aussi de la plus grande violence. Justement dans les régions à revenus moyens, telles que l'Amérique latine, la violence est un obstacle important. L'an dernier, le Brésil, paradis des vacanciers, a connu plus de morts par armes à feu que la Syrie; au cours de certains mois de l'année dernière, il y a eu plus de morts par balles au Salvador qu'en Syrie. Depuis quelque temps, les zones de fragilité et d'instabilité se déplacent vers des pays et des régions à revenus moyens. Les zones d'insécurité, de sous-développement et de non-droit s'étendent dans les ghettos des villes modernes. Le « bottom billion » de Paul Collier est désormais devenu le « bottom billion and a half », et les zones de fragilité qui ne connaissent pratiquement aucune perspective de développement se répandent. Il faut que ces zones trouvent à nouveau un minimum de consensus et de stabilité avant que l'on puisse songer à relancer leur développement. Cela exige que les acteurs humanitaires et les opérateurs privés acceptent d'assumer davantage de risques et de faire preuve de flexibilité. Cela nécessite une recherche intelligente du consensus sur des éléments fondamentaux du travail humanitaire et un contrat d'humanité venant de la base. A défaut, les normes et les pouvoirs risquent d'être mis en échec par les dynamiques d'une violence illimitée.