"La notion d’urgence humanitaire a changé"
Avec l'enlisement des conflits et le déplacement des populations, l'organisation humanitaire basée à Genève est confrontée au plus grand défi de son histoire. Les délégués du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) déployés aux quatre coins du monde font face à des situations inédites par leur ampleur. Pour Yves Daccord, directeur général du CICR, les Etats n'arrivent plus à se projeter dans l'avenir. En n'anticipant pas les problèmes, comme avec les migrants, et en tardant à trouver des solutions politiques aux conflits qui agitent la planète, la communauté internationale ne tient pas son rôle.
Article publié le 21.09.2015 dans la Tribune de Genève
Avec le HCR, vous aviez alerté depuis longtemps qu'une crise migratoire menaçait l'Europe. Comment expliquez-vous la passivité des Etats?
Nous sommes dans un monde qui a du mal à penser à long terme. Les Etats font souvent face aux problèmes seulement quand ils se présentent. C'est ce qui se passe avec la crise migratoire. Aujourd'hui encore, cette problématique n'est abordée que du point de vue sécuritaire ou humanitaire. Personne ne se projette dans l'avenir pour voir comment les migrants, du moins certaines catégories, pourraient compenser le vieillissement des populations européennes.
Le plus difficile est-il encore devant nous?
La guerre en Syrie ne va pas s'arrêter du jour au lendemain. Au Yémen, en Libye, en Irak, en Afghanistan, la situation empire tous les jours. L'Europe minimise en parlant de 160 000 migrants. Le chiffre de 800 000 migrants par année avancé par la chancelière Angela Merkel me paraît beaucoup plus réaliste. Tant qu'on n'aura pas résolu tous ces conflits, les gens continueront à fuir ces pays. Donc, le problème est bien devant nous.
Et la mobilisation des opinions publiques?
C'est rassurant de voir ce qui se passe. Il y a des choses formidables qui se produisent tous les jours aux frontières, avec des femmes et des hommes qui se mobilisent. Il faut valoriser cela. N'oublions pas que la Croix-Rouge est née exactement de ce genre de gestes. Ne sous-estimons pas cet élan de générosité.
Vos budgets ont explosé, des déficits sont annoncés, comment faites-vous face?
Nos donateurs ont fait beaucoup d'efforts. Malgré cela, nos projections annoncent un déficit important. Le budget 2015 pour le terrain est de 1,6 milliard de francs, soit 50% de plus qu'il y a cinq ans. A ce jour, 10% de cette somme manque à l'appel. Mais ce n'est pas ce qui m'inquiète le plus. D'habitude, ce sont les conflits les moins exposés qui sont les moins financés. Or, pour la première fois dans notre histoire, c'est pour mener nos opérations les plus importantes en Syrie, en Irak, au Nigeria, au Soudan du Sud ou encore en Afghanistan que nous peinons à trouver de l'argent.
Avec tous ces conflits qui s'installent dans la durée, votre mission n'est-elle pas en train d'évoluer?
Effectivement, la notion d'urgence a changé parce que les conflits se prolongent. Du coup, la ligne de démarcation entre humanitaire et aide au développement a bougé. Les acteurs humanitaires qui ont la capacité d'être présents dans les zones de conflits intègrent, de plus en plus, des outils d'aide au développement sans être eux-mêmes des acteurs du développement. Nous nous adaptons mais nous avons d'abord vocation à être au plus proche des populations affectées par les conflits. C'est au cœur de notre engagement et nous sommes souvent les seuls.
Cet engagement, vous le payez parfois très cher...
Oui. Nous venons de perdre deux collègues au Yémen. Plus que jamais, nous devons être et être perçus comme neutres et impartiaux pour que la sécurité de nos personnels soit assurée.
En Ukraine aussi vous avez perdu quelqu'un l'an passé...
Oui. Le contexte sur place reste difficile. C'est très compliqué pour les humanitaires d'évoluer sur ce type de terrain avec un conflit larvé. Ce qui m'inquiète c'est le désintérêt général de la communauté internationale. Le problème ukrainien est perçu comme une question sécuritaire et politique. La dimension humanitaire est oubliée.
Votre mission n'est-elle pas plus difficile aujourd'hui qu'il y a vingt ans?
Le monde n'est pas plus dur qu'il y a vingt ans. Par contre, tout est plus rapide. Ce qui fait défaut, ce sont des solutions politiques aux crises qui agitent le monde. Le Conseil de sécurité, à cause de ses divisions, se trouve dans l'incapacité d'apporter des réponses pour régler le problème de la Syrie, du Yémen, de l'Afghanistan... Il n'a pas réussi à faire son travail. Peut-être qu'avec l'accord sur le nucléaire iranien les choses vont bouger. Quoi qu'il en soit, j'espère que les Etats remettront le droit international humanitaire au cœur de leurs engagements à venir.
Quel a été le changement le plus marquant ces dernières années?
Avec les téléphones portables, Internet et les satellites, l'information circule beaucoup plus vite. Les Etats comme les groupes armés ont appris à maîtriser ces nouveaux outils. Ce sont devenus de redoutables communicants. On l'a vu avec le groupe Etat islamique par exemple. Aujourd'hui, les producteurs d'information sont les acteurs des conflits eux-mêmes et non plus les journalistes. C'est un énorme problème car il n'y a plus aucun recul. L'irruption des technologies de l'information a d'autres conséquences inattendues. Désormais, lorsqu'on veut créer une dynamique de confiance avec nos interlocuteurs, on doit bien souvent commencer par mettre nos téléphones dans un frigo ou les tenir à distance des lieux de réunion.