République centrafricaine : « J’aimerais que le monde ait davantage conscience de ce qui se passe ici »

République centrafricaine : « J’aimerais que le monde ait davantage conscience de ce qui se passe ici »

Par Ene Abah, déléguée du CICR en fin de mission en Centrafrique*.
Article 18 mai 2021 République centrafricaine

Les gens autour de moi remplissaient leur assiette à ras bord. Voyant les monceaux de nourriture qu'ils mangeaient, je leur en demandais la raison. Leurs réponses me frappèrent : quand quelque chose comme de la nourriture était disponible, il fallait en prendre le plus possible au cas où il n'y aurait rien le lendemain. Il faudrait alors peut-être fuir pour échapper à la mort.

Maintenant que ma mission tire à sa fin, je suis submergée par l'ampleur des souffrances que j'ai vues.

Les personnes aux côtés de qui je travaillais en République centrafricaine (RCA) vivaient dans l'attente constante de nouveaux affrontements. La violence n'avait rien d'anormal, et elles semblaient être accoutumées à la mort.

Avant même d'arriver en Centrafrique, j'avais entendu parler de la situation effroyable que vivaient de nombreuses personnes, car j'avais travaillé auprès de réfugiés de ce pays au Cameroun en 2016. Les témoignages et les récits terribles que j'avais entendus m'avaient profondément marquée. Trois ans après, je commençais à travailler à Bouar, dans l'ouest de la RCA, où j'ai été déléguée du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pendant près de deux ans.
Maintenant que ma mission tire à sa fin, je suis submergée par l'ampleur des souffrances que j'ai vues.

La RCA est bordée par le Tchad, le Soudan, le Soudan du Sud, la République démocratique du Congo, la République du Congo et le Cameroun. Considérée comme l'un des pays les plus pauvres au monde, elle est aux prises avec un conflit et avec la violence depuis 2013. Les effusions de sang et le chaos sont toujours le lot de nombreuses régions du pays, et empêchent la population de mener une vie paisible. Les groupes armés contrôlent environ 70 pour cent du territoire. L'accord de paix que le gouvernement et 14 groupes armés ont signé à Bangui en février 2019 est un signal d'espoir, mais il doit se traduire en un changement véritable pour les nombreuses communautés qui souffrent encore de la violence.

Les civils sont généralement les grands perdants des affrontements. Des villages entiers et leurs moyens de subsistance sont détruits. Des familles perdent tout ce qu'elles possédaient et sont contraintes de fuir vers un pays voisin ou d'autres parties du pays. Le CICR tente d'en aider autant qu'il le peut. Mais les personnes ici sont souvent oubliées, livrées à elles-mêmes. Travailler avec des personnes qui ont tout perdu m'aide à recentrer mon attention sur ce qui est vraiment important dans la vie.

En Centrafrique, les conditions de sécurité sont toujours imprévisibles : les choses peuvent changer en l'espace d'un instant. Chaque fois que nous effectuons des déplacements sur le terrain, je retiens mon souffle. Les vols et les meurtres aveugles sont fréquents. Et le mauvais état des pistes rend les déplacements encore plus difficiles. Pendant la saison des pluies, les véhicules s'enlisent dans une boue épaisse. Les quelques véhicules privés qui circulent sur les routes presque impraticables sont tellement surchargés de marchandises et de passagers que les lois de la physique semblent être remises à chaque fois en question.

Quand nous traversons des villages en voiture, je vois souvent des structures en bois, sans murs, avec un toit de paille. Elles tiennent lieu d'écoles. Celles-ci ferment pendant la saison des pluies car elles ne protègent pas les élèves et les enseignants. Les broussailles envahissantes rendent les salles de classe inaccessibles. Quand ils aperçoivent notre voiture, les enfants s'approchent en courant pour nous saluer de la main. Beaucoup ne s'attendent pas à ce que nous les saluions en retour, et je vois alors leur visage s'éclairer. Certains crient et sautent de joie. Ces enfants voient tant de violence qui les prive du bonheur auquel ils ont droit ! Un jour, j'ai remarqué dans une salle un dessin d'enfant représentant un homme en train d'en abattre un autre. Ce genre de scène ne devrait jamais constituer la normalité pour un enfant.

Je n'oublierai jamais Euridice**. Elle souffrait. Elle avait poussé un soupir, pas de soulagement, mais d'angoisse. Puis les larmes étaient venues. Tout ce que je voulais, c'était la serrer dans mes bras mais je ne savais pas si cela était acceptable pour elle. Son mari avait été ligoté et tué sous ses yeux, une scène qui restera gravée dans sa mémoire à jamais.

Quand je bavarde avec des jeunes ici, je me demande quel espoir peuvent-ils encore avoir. Dans certains endroits, les gens se déplacent en armes et les enfants grandissent en pensant que c'est normal, puis aspirent à prendre un jour eux-mêmes les armes. J'ai vu de jeunes enfants édifier des barrages routiers et s'attendre à être payés pour ouvrir un passage. Ce cercle vicieux doit être brisé, mais il ne peut pas l'être par l'aide humanitaire. La population a besoin d'une paix, d'un développement et d'une sécurité durables.

En avril 2019, nous avons donné des planches en bois, des clous, des bâches en plastique et d'autres matériaux de construction aux villageois précédemment déplacés à cause des violences, qui avaient enfin pu retourner chez eux. Cela leur permettait de reconstruire leurs logements qui avaient été incendiés plus d'un an auparavant, lors de combats entre groupes armés. Les familles avaient vécu pendant des mois dans des abris de fortune. Le bois de qualité était une denrée rare et cette petite assistance pouvait nettement améliorer leurs conditions de vie.

La résilience de la population est l'un de mes souvenirs les plus émouvants. Dans une ville, un médecin polonais a tenu à me faire visiter l'hôpital dans lequel il travaillait. Ce médecin est aussi prêtre et vit depuis longtemps en Centrafrique. Les membres de la communauté l'apprécient et ont travaillé avec lui pour rénover l'établissement de santé. Certains ont apporté du sable, d'autres du ciment. D'autres encore ont déblayé le terrain, tandis que le médecin demandait à des donateurs de son pays d'envoyer du matériel médical. Ensemble, ils ont créé quelque chose qui va durer. La communauté reçoit les soins de santé dont elle a besoin grâce à l'initiative qu'elle a prise et aux efforts qu'elle a déployés. L'hôpital accueille même quelques patients du Tchad voisin.

Alors que ma mission en République centrafricaine touche à sa fin, je voudrais que davantage d'initiatives de ce genre complètent ce que font des acteurs humanitaires comme le CICR. Je voudrais que le monde ait davantage conscience de ce qui se passe en Centrafrique. La population de ce pays mérite mieux. L'assistance humanitaire, seule, ne suffit pas. Le gouvernement a beaucoup à faire et la population a aussi un rôle à jouer, mais le monde peut les aider considérablement en leur accordant au moins son attention.


*Cet article a été écrit quelques jours avant le regain de violence de mi-décembre 2020.
**Nom d'emprunt