Ukraine : ce lien indissoluble qui unit les familles
Imaginez être séparé de votre sœur bien-aimée depuis neuf ans pour des raisons indépendantes de votre volonté. Pire, lorsque des combats éclatent dans la région où elle vit, vous perdez tout contact avec elle pendant plus d'un an parce qu'elle se trouve d'un côté de la ligne de front et vous de l'autre, et que les services postaux ne fonctionnent plus.
L'une des tragédies de la guerre est qu'elle s'abat sur des gens ordinaires, qui voient leurs conditions de vie déjà difficiles s'aggraver et subissent des torts parfois irréparables.
Un matin de juin, dans la ville de Zhytomyr (à environ 140 km à l'ouest de Kiev), Ruslana Tkachuk se lève comme d'habitude et part faire des courses. Sa famille se réunira bientôt dans un village voisin pour commémorer le décès de son frère il y a quelques années, et il reste beaucoup à préparer.
Au même moment, Arkadiy et Valéry, deux collaborateurs du CICR, sont en route pour Zhytomyr. Ils apportent à Ruslana un message Croix-Rouge de sa sœur Marina que des collègues de Donetsk leur ont confié quelques jours plus tôt. L'enveloppe porte la mention « dernière adresse connue » et n'est pas scellée. Le message ne comprend que quelques phrases courtes exprimant la tendresse et le regret de s'être perdues de vue. Marina écrit simplement qu'elle va bien et qu'elle espère qu'il en va de même pour Ruslana et le reste de la famille – rien de plus.
Mais ce qui compte, ce ne sont pas les mots, c'est le contact : ce lien indissoluble qui unit les membres d'une même famille par-delà le temps et la distance. C'est un message du cœur, écrit dans l'espoir d'une réponse rassurante.
À leur arrivée à Zhytomyr, Arkadiy et Valéry entament leurs recherches. L'adresse inscrite les mène jusqu'à un immeuble massif de l'époque soviétique, gris et sans âme. Après bien des allées et venues dans les escaliers, ils finissent par arriver devant un appartement de style dortoir. C'est le jeune fils de Ruslana qui leur ouvre la porte.
« Ma mère est partie au village. Elle ne reviendra pas avant plusieurs heures », explique-t-il aux deux hommes.
« Pouvons-nous la joindre par téléphone ? Nous avons un message pour elle que nous devons lui remettre en personne. »
Armés du numéro, les collaborateurs du CICR se rendent au village et appellent Ruslana. Ce n'est qu'alors qu'ils apprennent qu'elle se trouve toujours à Zhytomyr !
Ils expliquent à Ruslana la raison de leur venue et retournent en ville pour la rencontrer enfin. « Je suis à l'arrêt de bus », dit-elle au téléphone. « J'attends à côté d'une fontaine, le bus arrive dans cinq minutes. »
« La voilà », s'exclame Arkadiy, encore en voiture. Il fait signe à Ruslana qui traverse la rue.
Les instants qui suivent sont un mélange d'incrédulité, de stupeur, de soulagement et de joie. Ruslana prend le message qu'on lui tend et le lit une fois, deux fois, jusqu'à ce qu'elle comprenne que le long silence de l'incertitude est enfin rompu.
« J'ai envoyé des lettres à ma sœur mais, depuis que le conflit a commencé l'an passé, elles n'arrivent plus à destination », murmure Ruslana en examinant le message manuscrit.
« J'avais tellement peur qu'elle croie que nous l'avions oubliée. Je sais maintenant qu'elle pensait à nous, comme nous pensions à elle. »
Ruslana ne connaissait pas l'existence des messages Croix-Rouge. Arkadiy et Valéry lui expliquent que le CICR propose ce service, dans de nombreux pays où il mène des opérations, pour aider les membres de familles séparées par un conflit ou une catastrophe naturelle à maintenir le contact.
« Puis-je répondre à ma sœur ? » demande-t-elle, n'accordant plus la moindre importance à son bus.
« Bien sûr. C'est pour cela que nous sommes ici », répond Valéry.
« Ma très chère sœur, enfin je reçois de tes nouvelles. Nous t'avons envoyé des lettres mais il semble que tu ne les as jamais reçues. Nous espérons que tu vas bien... » Ruslana écrit sa réponse en prenant appui sur l'épais dossier d'Arkadiy : « Nous voulions t'envoyer des vêtements et de la nourriture mais nous n'avons pas pu. Tout le monde va bien ici. Nous t'aimons et tu es dans nos pensées. Tu nous manques. »
Ruslana raconte qu'elle a pensé au pire quand Arkadiy et Valéry lui ont dit qu'ils devaient lui donner en main propre un message concernant sa sœur. « Je suis soulagée maintenant que je sais que vous faites le nécessaire pour que les messages envoyés par des proches parviennent, tôt ou tard, à leurs destinataires. »
Au moment de se dire au revoir, des rires fusent et quelques larmes sont même versées. Ruslana s'en va au village préparer la réunion de famille.
Et d'une certaine manière, Marina sera elle aussi présente quand toute la famille portera un toast à la mémoire du frère disparu. Car chacun pourra alors lire son message, posé au centre de la table.