Jeanne Egger, déléguée emblématique du CICR, est décédée
Première femme déléguée du CICR en poste après la Seconde Guerre mondiale, Jeanne s’est éteinte en septembre 2023. « Ça me paraît difficile de vivre sans un engagement pour son travail ou une personne que l’on veut soutenir. » Par ces mots simples, Jeanne Egger résumait toute une vie, la sienne, au service des autres.
Jeanne Egger mettait toute son humanité, son sérieux et sa détermination dans l'accomplissement de ses missions pour le compte du CICR et de la Croix-Rouge suisse. Elle a travaillé au Congo, à Chypre ou au Burundi, participa à la création de la Croix-Rouge rwandaise et finit par occuper au siège du CICR à Genève de hautes responsabilités à la direction des opérations et à celle de la coopération avec les Sociétés nationales. Elle finit sa carrière comme déléguée régionale basée à Dakar au Sénégal.
Nommée déléguée en 1963 au Congo, en pleine guerre d'indépendance, Jeanne était une des rares femmes travaillant dans l'humanitaire, secteur alors dominé par les hommes. Jeanne su convaincre par son professionnalisme et sa force de caractère ses collègues comme ses interlocuteurs les plus réticents. Sa rencontre avec le colonel Mobutu reste dans les mémoires : elle persuada le futur président que des soldats blessés reçoivent des soins et obtint que le CICR puisse faire son travail.
Elle est toujours aujourd'hui une source d'inspiration pour de nombreuses femmes.
Avec sa compagne Anne-Marie Grobet, elle créa l'association Dignité en détention pour améliorer les conditions de vie de milliers de détenus emprisonnés au Rwanda dans des conditions épouvantables après le génocide de 1994.
Jeanne Egger revient sur les moments phares de sa vie dans cette vidéo réalisée par la délégation de Paris en 2015.
Pour son ancien collègue et ami Jacques Moreillon, Jeanne était une déléguée « mythique » et représentait parfaitement le CICR : « idéaliste mais pas naïve », elle était une « force tranquille » qui s'imposait à tous, « les victimes comme les bourreaux ».
Nous reproduisons ci-dessous l'hommage prononcé par Jacques Moreillon à l'enterrement de Jeanne Egger, au cimetière de Saint-Georges à Genève.
Pour Jeanne et Anne-Marie,
Mon premier souvenir de Jeanne remonte à juillet 1973 quand, revenant d'Amérique du Sud, j'ai repris le desk Afrique à Genève. Jeanne était déjà précédée de sa réputation de « spécialiste de l'Afrique », notamment du Congo, et faisait partie de ces délégués « mythiques » comme Pierre Boissier ou Laurent Marti, dont les noms couraient les corridors du CICR - un tout petit CICR, avec un tout petit budget : on s'y connaissait tous les uns les autres, soit comme collègues, soit par la légende.
Je sais que Jeanne était connue de toutes et tous comme adorant rire. Mais je dois dire que, comme son nouveau chef, ce qui m'a d'abord frappé, c'était son sérieux. Nous étions à peine trois ou quatre au bureau Afrique à Genève. C'était l'époque des « délégués polyvalents » : visites de prisons, secours aux civils, assistance aux blessés, contacts avec les sociétés nationales et les commandants militaires ou de police; diffusion tous azimuts [...]. Je me suis d'emblée rendu compte que Jeanne faisait déjà spontanément et naturellement tout ça, sans rien demander à personne.
En plus, Jeanne avait une caractéristique trop rare chez les délégués d'alors : chaque fois qu'elle devait aborder un nouveau pays, elle commençait par aller aux archives [...] pour savoir ce que ses prédécesseurs avaient éventuellement fait - ou pas fait - dans ce pays. Car c'était aussi cela, Jeanne : elle ne pensait pas que l'expérience devait être un falot qui n'éclaire que le chemin parcouru. Elle avait soif de transmettre, un désir de continuité [...]. Son expérience devait servir non seulement aux victimes dont elle s'occupait elle-même, mais encore aux autres délégués, cependant dans une "transmission douce », qui ne s'imposait pas, qui n'énonçait aucune théorie, aucune doctrine [...]. Qui passait souvent par des anecdotes, généralement drôles, dont il fallait tirer les leçons... un peu comme les paraboles de Jésus.
Mais Jeanne, bien qu'idéaliste et souffrant avec ceux qui souffrent, était tout sauf naïve. De ses années en Afrique elle avait appris à se méfier, personne ne lui faisait avaler des bourdes... et elle n'hésitait pas à le dire aux « victimes » comme aux « bourreaux ». Tout cela sur un ton à la fois ferme et calme, un côté « no-nonsense », empreint d'humour et de courtoisie, une « Force tranquille" qui en imposait à l'interlocuteur.
Je suis bien conscient qu'en vous parlant de Jeanne en ces années 1970, comme Aznavour dans la Bohême, « je vous parle d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître ». Mais si les temps ont changé, Jeanne, elle, est restée la même. Ainsi, quand elle a créé "Dignité en Détention avec Anne-Marie, ce sont les mêmes qualités, la même rigueur, le même sérieux, le même engagement qui l'ont conduite.
Quand Nanou et moi l'avons revue assez récemment chez elles deux, c'est cette époque-là que nous avons revécue ensemble, dans les anecdotes et le rire, avec ces personnages inénarrables qu'étaient son ami et mentor Geoffrey Senn, ou Mobutu au Zaïre, pour faire le grand écart !
Et nous avons bien senti que c'était cette époque-là qui vivait encore dans ce cœur lumineux qui allait bientôt s'éteindre.
Aussi est-ce pour cela que je vous ai parlé aujourd'hui de cette Jeanne-là, qui, finalement, était la Jeanne de toujours, cette Jeanne qui restera ainsi gravée dans nos mémoires.
A lire également le portrait de Jeanne Egger sur le site GlowRed.