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Médecine forensique : « Il est important que chacun puisse reposer en paix »

Quelle responsabilité avons-nous envers les morts ? Si cette question peut paraître incongrue ou pénible pour certains, elle ne l'est pas pour Oran Finegan, spécialiste en médecine forensique du CICR basé en Thaïlande. Il nous livre ici quelques éléments de réponses.

Je travaillais dans le domaine de la médecine légale depuis des années, avec les Nations unies et le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, principalement dans les Balkans.

Le travail était très enrichissant mais, en 2003, j'ai eu besoin de faire une pause pour digérer tout ce que j'avais vu et vécu.

À l'époque, je n'avais pas réalisé à quel point ma santé mentale avait souffert.

J'ai poursuivi mes études en droits de l'homme et en théorie politique à l'Université d'Essex à Colchester et c'est là que j'ai découvert le CICR et le rôle fascinant que cette institution joue dans le droit international humanitaire.

Cela m'a donné envie de travailler avec la Croix-Rouge dans les zones de conflit. Finalement, en 2008, j'ai pu concilier les deux domaines qui me tenaient à cœur : l'action humanitaire et la médecine légale, en rejoignant le CICR en tant que conseiller forensique.

J'ai été l'un des premiers membres de l'équipe forensique du CICR. À mon arrivée en 2008, nous n'étions que cinq. Aujourd'hui, l'unité compte une centaine de personnes !

Le droit de reposer en paix

En grandissant en Irlande, j'ai senti que la mort ou les morts jouaient un rôle important dans la vie des gens. La fête de Samhain (Halloween), par exemple, me fascine depuis mon plus jeune âge, car les morts continuent à faire partie de la vie des gens. ll y a la tradition des veillées et la grande proximité avec les défunts.

C'est quelque chose qui me semblait important pour comprendre la nécessité de protéger les morts, de les traiter avec dignité et respect.

À mes yeux, l'expression courante « repose en paix » est fondamentale. Les gens ont le droit de reposer en paix.

Regardez notre rapport aux morts au cours de l'histoire. Pourquoi mettait-on des pièces d'argent dans les mains des morts pour payer leur passage vers l'autre monde ? Ou pourquoi laissait-on une place vide à table lors de la fête de Samhain pour entretenir le souvenir d'un membre de la famille qui s'en était allé ? On jugeait important de veiller à ce que les personnes décédées reposent en paix, dans le respect des croyances de chacun.

Tout cela me paraît vital pour notre réflexion et le rôle qui est le nôtre.

 

Une résonance personnelle

Je suis sûr que dans la mort, nous voudrions nous-mêmes reposer en paix.

Quand mon père est décédé, il a demandé à ce que ses cendres soient dispersées sur une plage précise, près de chez moi, et lorsque je m'y rends, seul ou en famille, et que j'observe et ressens la paix qui règne dans cet endroit, je comprends pourquoi cela lui tenait à cœur. Mais aussi, combien il était important pour la paix de son âme de savoir où il reposerait et pour nous d'avoir un lieu précis pour entretenir son souvenir.

La question des disparus me touche aussi personnellement.

Comme de nombreux Irlandais, mon oncle s'est rendu à Londres et a disparu. Comme de nombreux Irlandais qui ont pris la mer, il est toujours porté disparu.

J'ai vu l'effet que cela a eu sur mon père et la douleur et la souffrance de ne pas savoir. Cela m'a profondément marqué.

Protéger les morts

Pour moi, il était très important de changer notre façon d'appréhender les morts.

En tant que légistes, nous avons progressivement intégré l'idée qu'il fallait protéger les morts et pas seulement assurer la « prise en charge des dépouilles mortelles ».

Bien sûr, il s'agit de manipuler les corps dans la dignité. Mais c'est bien plus que cela.

On évoque souvent le rôle de la médecine légale en relation avec les vivants - identifier leurs restes aide les familles à élucider le sort de leurs proches. Cet aspect est capital. Mais nous avons aussi un devoir envers les morts eux-mêmes. Eux aussi ont des droits. Le droit d'être inhumé ou incinéré selon leurs croyances, le droit de reposer en paix.

Ensuite, il y a la problématique de la mort en situation de conflit, la manière dont les morts sont profanés, parfois en représailles pour des événements antérieurs, pour terroriser les communautés, leur utilisation fréquente comme monnaie d'échange contre des prisonniers, voire comme arme de guerre dans certaines circonstances.

L'importance de protéger les morts est ancrée dans le droit humanitaire international et cela envoie un message très fort.

Je suis fier que cela se traduise désormais dans l'exécution de nos programmes et dans notre façon de voir les morts dans les conflits. C'est une évolution très importante.

Avoir une vue d'ensemble

Lorsque nous pratiquons la médecine légale, il est essentiel de comprendre les communautés concernées et d'interagir avec elles.

Il ne suffit pas d'appliquer des connaissances, nous devons aussi nous demander si notre travail est compatible avec les pratiques culturelles et religieuses des personnes concernées.

En cette année de pandémie de Covid-19, nous avons combiné notre expérience avec celle de notre équipe chargée de l'interaction communautaire, afin de cerner les besoins réels des personnes touchées plutôt que de nous fonder sur nos propres perceptions.

Nous avons constaté que de nombreux corps étaient inhumés sans être identifiés. Des corps étaient incinérés, non pas pour des raisons religieuses, mais sous couvert de motifs de santé publique, ce qui était totalement inutile. Nous avons collaboré avec les communautés et les autorités locales pour remédier à ces problèmes.

Être à l'écoute des communautés

Écouter les communautés et comprendre leurs besoins culturels et religieux revêt une importance fondamentale. Ce qui peut nous sembler être la meilleure solution peut se révéler être très offensant, voire dangereux, pour les communautés concernées.

Nous devons garder à l'esprit que pour certaines communautés, l'inhumation peut être inacceptable, et que l'exhumation des morts est ressentie comme une profanation. Par exemple, après l'Holocauste, l'exhumation des fosses communes a suscité l'indignation d'une partie de la communauté juive, qui avait l'impression de revivre une deuxième fois les atrocités infligées à ses membres.

Nous devons nous demander quel est l'impact sur ces communautés ? Qu'est-ce que cela représente ? Qu'est-ce qui est important pour elles.

Chacun a le droit de savoir, chacun devrait avoir un corps à identifier. Mais nous ne devrions pas partir du principe que c'est ce que tout le monde veut.

Le monde est une mosaïque de cultures et il ne faut pas l'oublier. Nous devons d'abord écouter les communautés concernées et concevoir nos programmes de travail autour d'elles. C'est essentiel selon moi.

Je tiens à citer l'important travail effectué avec Ahmed Al-Dawoody, conseiller juridique du CICR en matière de droit islamique, sur le thème du DIH, du droit islamique et de la gestion des dépouilles. Un article examinait notamment comment la science forensique et les lois islamiques régissant l'inhumation peuvent garantir la dignité des dépouilles des personnes décédées de la pandémie.

 

Les répercussions du Covid-19

Je pense que la pandémie de Covid-19 a eu un impact certain, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du CICR, sur notre perception de la mort.

Nous avons tous pris conscience de l'importance de respecter les morts. La mort s'est, pour ainsi dire, invitée dans nos foyers.

Peut-être avons-nous maintenant une meilleure compréhension de l'importance culturelle et des conséquences du non-respect des morts. Vous savez, j'ai été confronté à cela durant toute ma vie professionnelle, et mes collègues aussi. Nous avons vu des morgues où les corps s'empilaient, faute de place pour les entreposer. Et nous savons combien c'est important.

C'est important pour les familles, c'est important pour ceux qui travaillent dans ces services médico-légaux et ces hôpitaux.

Il est important que nous fassions quelque chose, que nous mettions en place des structures appropriées, que nous soyons prêts, de sorte que lorsque les gens meurent, nous puissions assurer leur inhumation ou leur incinération, conformément aux besoins culturels et religieux, et que ces besoins soient connus.

En définitive, c'est une question d'intégrité, de dignité humaine ... de respect.

 

Que font les spécialistes forensiques du CICR ?

Le CICR met un point d'honneur à rester à la pointe de la médecine légale humanitaire afin que l'équipe puisse apporter l'aide la plus appropriée aux personnes touchées. C'est un travail varié, qui consiste notamment à :

  • soutenir les autorités locales et les experts dans la recherche, la récupération et l'identification des dépouilles, à la fois pour prévenir et mettre fin à la tragédie que représentent les disparitions liées aux conflits, à la violence, aux catastrophes et à la migration ;
  • aider les premiers intervenants à assurer la prise en charge des dépouilles, en veillant à ce que les morts soient protégés et traités avec dignité et respect ;
  • appliquer les connaissances et l'expertise médico-légales pour contribuer à répondre aux besoins humanitaires des personnes touchées par les conflits et les catastrophes, et assurer la protection des morts conformément au droit international humanitaire (DIH).

Aujourd'hui, l'équipe forensique du CICR est constituée de spécialistes de domaines tels que la génétique forensique, l'anthropologie, l'odontologie, l'archéologie et la pathologie.