Création d’une cour criminelle internationale permanente

31-03-1998 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 829, de Toni Pfanner

  Conférence diplomatique de Rome : résultats escomptés par le CICR  

  Toni Pfanner   est docteur en sciences économiques de l’Université de Saint-Gall et diplômé en droit de l’Université de Berne, Suisse. Actuellement chef de la Division juridique du CICR, il a auparavant été délégué et chef de délégation du CICR en Israël, en Irak, au Tchad, en Afghanistan et en Afrique du Sud.  

une cour criminelle internationale chargée de réprimer ces violations n’est pas non plus nouvelle. Le premier projet établissant un lien entre les violations d’un traité humanitaire — en l’occurrence, la Convention de Genève de 1864 pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne — et l’imposition de sanctions pénales par un organe judiciaire international permanent est dû à Gustave Moynier, l’un des fondateurs du CICR [1 ] . Néanmoins, ce projet, comme bien d’autres, ne s’est pas concrétisé.

Le droit international humanitaire prévoit déjà un mécanisme de répression qui impose aux États l’obligation d’engager des poursuites judiciaires contre les auteurs présumés d’infractions graves et de les rechercher, où qu’ils puissent se trouver. Si ce mécanisme était correctement appliqué, il garantirait en toutes circonstances une répression effective et impartiale des infractions. Hélas, la réalité est tout autre.

Il est important de mettre en place des mécanismes qui imposent aux auteurs des violations l’obligation de répondre de leurs actes et qui les empêchent d’être mis au bénéfice d’une amnistie générale. Justice doit être rendue au nom des victimes et, de plus, la répression entre dans le train de mesures visant à prévenir et à faire cesser les violations. Pour être prise au sérieux, non seulement le droit doit exister, mais il doit être appliqué. Il apparaît donc impérativement nécessaire de créer une cour criminelle internationale pour changer le schéma actuel de l’impunité. [2 ]

Dans le cadre de ses activités, le CICR se trouve confronté à des atrocités qui restent bien trop souvent impunies. Cette situation ne peut tout simplement pas durer : il appartient à la communauté internationale de faire en sorte que les responsables de ces atrocités répondent de leurs actes. Les mécanismes de répression sont importants à deux titres : les sanctions pénales font intégralement partie de tout système juridique normalement constitué et elles ont en outre un effet dissuasif.

Depuis 1996, six réunions de représentants des États ont eu lieu dans le but d’élaborer le projet de statut d’une cour criminelle internationale. Ce texte sera soumis à la Conférence diplomatique, convoquée à Rome du 15 juin au 17 juillet 1998 par les Nations Unies [3 ] , et le projet, si longtemps laissé sur le métier, devra it ainsi aboutir Avant d’adopter le statut de la cour, les États ont cependant à résoudre des problèmes juridiques fort complexes : définition des crimes relevant de la compétence de la cour (voir point 1 ci-après) ; complémentarité entre la cour criminelle internationale dont la création est proposée et les tribunaux nationaux (point 2) ; compétence automatique, ou inhérente, de la cour (point 3) ; enfin, saisine de cette cour (point 4).

Portant sur certaines questions, d’importance majeure, soulevées par le projet de statut de la cour criminelle internationale, les commentaires ci-après relèvent directement du droit international humanitaire. Si la communauté internationale veut réellement créer une cour habilitée à agir de manière appropriée et efficace pour faire cesser l’impunité, elle doit absolument trouver des solutions satisfaisantes à ces problèmes.

  1. Définition des crimes de guerre  

Dans l’exécution de son mandat, le CICR est souvent confronté à des crimes extrêmement graves — crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de génocide — face auxquels la communauté internationale dans son ensemble ne saurait rester indifférente ou passive. La définition des crimes de guerre reste une question particulièrement controversée. Plusieurs propositions ont été formulées, visant à donner une définition pouvant être incluse dans le statut de la cour. Le CICR estime qu’il est très important de conserver une cohérence entre la définition des crimes de guerre figurant dans les instruments juridiques déjà adoptés par une grande majorité d’États — en particulier les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977 — et la définition qui sera donnée dans le projet de statut. La compétence de la cour criminelle internationale devrait au moins s’étendre aux crimes les plus fréquents dans les conflits actuels.

a) La commission des crimes de guerre elle-même a déjà été reconnue comme inacceptable et a donné lieu à la création des Tribunaux internationaux de Nuremberg et de Tokyo, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et, plus récemment, des Tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. Ces Tribunaux n’ont jamais exigé que les crimes de guerre, pour être reconnus comme tels, aient été commis de manière massive et systématique. Par conséquent, le fait d’inclure une nouvelle exigence, quelle qu’elle soit, dans leur définition serait non seulement superflu, mais il risquerait d’introduire une confusion dans le concept même de crimes de guerre.

b) Les Conventions de Genève de 1949 et leur Protocole additionnel I ont établi une liste de ce que l’on nomme les « infractions graves », ou actes qui sont largement reconnus comme représentant les violations les plus graves du droit international humanitaire ; ces violations sont d’une telle gravité qu’elles imposent aux États l’obligation de poursuivre ou d’extrader les personnes soupçonnées d’avoir commis ou ordonné de commettre de tels crimes, quel que soit l’État sur le territoire duquel les crimes ont été commis et quelle que soit la nationalité de l’accusé. Le CICR estime que la notion de « crime de guerre » devrait également inclure les infractions graves énoncées dans le Protocole I additionnel aux Conventions de Genève. De fait, 150 États sont aujourd’hui parties au Protocole I, et la plupart des infractions graves qui sont énumérées dans cet instrument sont considérées comme relevant aujourd’hui du droit international coutumier.

Les infractions graves sont considérées comme des crimes de guerre. Néanmoins, elles ne sont pas les seuls crimes entrant dans cette catégorie. Les « autres violations graves du droit international humanitaire » sont également reconnues comme constituant des crimes de guer re. Il s’agit, par exemple, des violations de traités tels que la Convention de La Haye no IV de 1907, ou des violations des règles coutumières régissant la conduite des conflits armés. Le CICR propose d’ajouter à la liste des infractions graves aux Conventions de Genève et au Protocole additionnel I d’autres violations graves du droit humanitaire applicable aux conflits armés internationaux : ce sont notamment des violations des lois et des coutumes de la guerre qui, bien que n’étant pas mentionnées dans les Conventions et dans le Protocole additionnel I, ont trait à des moyens ou à des méthodes de guerre qui sont considérés comme inacceptables ou comme constituant des violations flagrantes des règles du droit international coutumier. La plupart des interdictions concernées datent du début du XXe siècle.

c) La majorité des conflits armés actuels étant de caractère interne, il est impératif que la compétence de la cour s’étende aux violations graves commises dans le cadre des conflits armés non internationaux , c’est-à-dire aux violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et au Protocole additionnel II. Au total, 140 États sont maintenant parties au Protocole additionnel II, un instrument spécifiquement conçu pour s’appliquer aux conflits armés non internationaux. Il convient de noter que les Tribunaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda ont à connaître, en tout ou en partie, de situations de conflit interne. La compétence de la cour permanente dont la création est proposée doit s’étendre à toutes les violations graves du droit humanitaire.

Les crimes de guerre commis lors des conflits armés non internationaux préoccupent donc particulièrement le CICR. Les violations des principes les plus fondamentaux (tels qu’ils sont codifiés dans l’article 3 commun), de même que les crimes considérés comme totalement inad missibles, qu’ils aient été perpétrés lors de conflits armés internationaux ou non internationaux, devraient figurer sur la liste des crimes de guerre. Comme l’a déclaré la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie dans l’arrêt rendu dans l’affaire Tadic , « ce qui est inhumain et, par conséquent, interdit dans les conflits internationaux, ne peut pas être considéré comme humain et admissible dans les conflits civils ». [4 ]

  2. Complémentarité entre juridictions nationales et internationales  

Comme cela a été mentionné plus haut, les Conventions de Genève du 12 août 1949 bénéficient d’une adhésion quasiment universelle, et pratiquement chaque État a l’obligation de poursuivre ou d’extrader les personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions graves, ou d’en avoir ordonné la commission [5 ] . Les États ont en outre accepté de prendre toutes les mesures nécessaires pour promulguer une législation interne prévoyant des sanctions pénales effectives contre les auteurs d’infractions graves, ainsi que pour faire cesser tous les actes contraires aux Conventions. Par conséquent, le devoir de poursuivre existe, quel que soit l’État sur le territoire duquel les actes en question ont été perpétrés et quelle que soit la nationalité de l’accusé.

Il n’entre pas dans les attributions de la cour criminelle internationale dont la création est proposée de se substituer aux juridictions nationales et, ainsi, de soustraire les États à l’obligation qui leur incombe aujourd’hui de réprimer ces crimes au niveau national. Conformément au principe de la complémentarité, la cour criminelle i nternationale laisserait aux États la responsabilité première d’intervenir et elle n’engagerait des poursuites que lorsque les tribunaux nationaux auraient omis de le faire. Il est donc nécessaire de doter la cour de suffisamment de pouvoirs pour assurer son efficacité et sa capacité à agir de manière adéquate sur le plan judiciaire contre des crimes de portée internationale et n’ayant pas été réprimés par les États. Il convient de relever, dans ce contexte, que le CICR envisage de continuer à contribuer aux efforts déployés en vue de renforcer la mise en œuvre du droit international humanitaire au niveau national, par le bais de ses Services consultatifs, récemment créés à cet effet. [6 ]

Toutefois, une cour criminelle internationale permanente jouerait un rôle particulièrement vital lorsqu’il n’existe pas de procédures de jugement dans les systèmes nationaux de justice pénale, ou lorsque ces procédures sont inefficaces. Un tribunal largement reconnu offrant des garanties maximales de jugement équitable, libre de toute pression politique et conçu pour compléter les systèmes juridiques nationaux, enverrait un message clair à la fois aux auteurs d’infractions graves audroit international et à leurs victimes : l’immunité ne sera plus tolérée.

  3. L’obligation du consentement des États  

Un autre motif de préoccupation pour le CICR réside dans le régime qui exige que les États auxquels a été confiée la garde de l’auteur présumé des infractions, ou sur le territoire desquels les infractions ont été commises, donnent leur consentement avant que la cour puisse exercer sa juridiction. Si l’on veut que la cour soit efficacement complémentaire des tribunaux nationaux (puisque la cour n’exercerait sa juridiction que dans les cas où les États n’auraient pas eux-mêmes pris les mesures nécessaires), il ne faut pas que son action soit entravée par des obstacles supplémentair es, par exemple l’obligation du consentement d’un État. En vertu du principe de juridiction universelle, tout État a déjà le droit de poursuivre des personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de guerre, et aucun consentement n’est requis de la part d’aucun autre État [7 ] . Ce principe ne fait que réaffirmer une notion fondamentale : les criminels de guerre ne sont pas à l’abri de poursuites ; les personnes responsables d’avoir commis des crimes de guerre doivent rendre compte de leurs actes et doivent être traduites en justice, où qu’elles se trouvent. Par conséquent, si la cour ne doit intervenir que lorsque les États ne l’ont pas fait et si un autre obstacle (celui du consentement des États) lui est imposé avant qu’elle puisse exercer sa juridiction, l’objectif ne sera jamais atteint. Des conditions supplémentaires (consistant, par exemple, à obtenir le consentement de l’État sur le territoire duquel le crime a été commis, ou de l’État dont les victimes sont des ressortissants, ou encore de l’État dont l’auteur présumé du crime est ressortissant, ou des autres États concernés) rendraient le fonctionnement de la cour difficile, ou pourraient même lui donner de facto un caractère facultatif. Si l’objectif de la création d’une cour criminelle internationale est vraiment de faire en sort e que les crimes de portée internationale fassent l’objet de poursuites et soient réprimés de manière efficace, l’organe dont la création est proposée doit avoir compétence inhérente pour juger les crimes fondamentaux que sont les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

  4. Indépendance et impartialité de la cour  

Un dernier point qui préoccupe beaucoup le CICR est la nécessité, pour la cour, d’offrir toutes les garanties nécessaires d’indépendance et d’impartialité. Or, une proposition prévoit qu’aussi longtemps que le Conseil de sécurité des Nations Unies s’occupe d’une situa tion couverte par le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, aucune poursuite liée à cette situation ne peut être engagée — à moins que le Conseil n’en décide autrement. Il paraît toutefois difficile de concilier le principe d’une cour indépendante et impartiale avec le fait que, dans certains cas, cette cour serait dépendante du Conseil de sécurité, ou subordonnée à son action,

et risquerait donc d’être empêchée de s’acquitter librement de ses obligations.

Afin d’assurer le respect du principe fondamental du droit qui veut qu’un tribunal soit indépendant et impartial, les poursuites ne devraient pas être subordonnées à une prérogative appartenant au Conseil de sécurité, lui permettant d’empêcher ou de différer l’engagement de poursuites lorsque lui même s’occupe d’une situation couverte par le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Par conséquent, le procureur devrait être habilité ex officio à ouvrir des enquêtes et à engager des poursuites.

  Conclusion  

Dans l’action qu’il mène en tant qu’intermédiaire neutre entre les belligérants afin d’apporter assistance et protection aux victimes des conflits armés, en étroite coopération avec les parties concernées, le CICR s’efforce d’empêcher les violations du droit international humanitaire. En revanche, il ne participe pas aux poursuites judiciaires, de manière à ne pas mettre en péril ses activités opérationnelles lors des conflits armés [8 ] . Il n’est ni un organe chargé de mener des enquêtes ni un organe judiciaire habilité à connaître des violations du droit humanitaire.

D’un autre côté, le CICR a également le mandat de promouvoir le respect du droit international humanitaire et d’en renforcer l’application. Il est convaincu qu’une cour criminelle internationale indépendante et impartiale serait à même non seulement de renforcer le respect du droit humanitaire, mais aussi d’assurer la mise en application plus efficace de ses dispositions. L’obligation qui incombe aux États de poursuivre les auteurs des violations du droit humanitaire est souvent soit négligée, soit très insuffisamment traduite en actes. Il est donc d’une importance cruciale d’établir une cour internationale permanente qui donnera la certitude que les auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de crimes de génocide seront traduits en justice. Il faut continuer sur la lancée, et il est vital que les débats de la Conférence diplomatique qui s’ouvrira prochainement à Rome aboutissent rapidement à une conclusion positive.

Il est également essentiel que, dans un avenir proche, les États montrent qu’ils ont véritablement la ferme volonté politique de poursuivre, sur le plan national ou international, les personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de guerre. Cela donnerait une réelle crédibilité au désir de la communauté internationale de mettre un terme aux crimes de droit international. Une cour criminelle internationale, indépendante et efficace, aurait un effet dissuasif important et permettrait, à l’avenir, d’épargner à d’innombrables personnes l’horreur et la souffrance que de tels crimes engendrent. L’objectif est clair : les atrocités doivent cesser, les personnes responsables doivent répondre de leurs actes, et toutes les mesures requises doivent être prises pour atteindre ce but.

  Notes:  

Original : anglais

1. Pierre Boissier, Histoire du Comité international de la Croix-Rouge — De Solférino à Tsoushima , Institut Henry-Dunant, 1978, pp. 261-289 ; Gustave Moynier, « Note sur la création d’une institution judiciaire internationale propre à prévenir et à réprimer les infractions à la Convention de Genève », Bulletin international des sociétés de secours aux militaires blessés , no 11, avril 1872, pp. 122-131 ; Gustave Moynier, Étude sur la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (1864 et 1868), Paris, Librairie de Joël Cherbuliez, 1870, pp. 299-311.

2. Voir « L’administration de la justice et les droits de l’homme des détenus — Question de l’impunité des auteurs des violations des droits de l’homme (civils et politiques) », Rapport final établi par M. L. Joinet, en application de la décision 1996/119 de la Sous-Commission (document ONU E/CN.4/Sub.2/1997/20).

3. Résolution 52/160 de l’Assemblée générale des Nations Unies, du 15 décembre 1997.

4. Le Procureur c/ Dusko Tadic , affaire n° IT-94-1-AR72. Arrêt relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence (2 octobre 1995), par. 119.

5. Articles 49 (CG I), 50 (CG II), 129 (CG III) et 146 (CG IV).

6. Paul Berman, « Les services consultatifs du CICR en droit international humanitaire : le défi de la mise en œuvre sur le plan national », Revue internationale de la Croix-Rouge ( RICR ), no 819, mai-juin 1996, pp. 365-374.

7. Voir note 5 ci-dessus.

8. María Teresa Dutli et Cristina Pellandini, « Le Comité international de la Croix-Rouge et la mise en œuvre du système de répression des infractions aux règles du droit i nternational humanitaire », dans RICR , no 807, mai-juin 1994, pp. 264-278.



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