En 1914, le CICR apprend à protéger les civils
11-08-2003 Article, Le Temps, de Sylvie Arsever, Le Temps
Comment le CICR a commencé à travailler au bénéfice des civils sous contrôle ennemi en temps de guerre. Article paru le 11 août 2003 dans le quotidien suisse le Temps.
Quand éclate la Première Guerre mondiale, le Comité international de la Croix-Rouge a cinquante ans. Bien organisé pour l'assistance aux prisonniers de guerre, il voit cependant déferler, massif, brutal, le malheur des civils. Dans l'urgence, il improvise.
«Tandis que le militaire prisonnier a été enregistré, dirigé sur un dépôt et placé en quelque sorte à l'abri de l'arbitraire, tandis que son sort avait été plus ou moins réglé par des accords internationaux visant à sa sécurité et à sa santé et assurant l'échange de nouvelles avec les siens, les civils, pauvre troupeau de femmes, d'enfants, de vieillards, d'impotents, de malades, sortis de toutes les classes sociales... sont devenus du jour au lendemain des épaves livrées sans défense à l'envahisseur, ou fuyant sur les grandes routes au-devant de l'inconnu.» Ces lignes figurent dans un rapport consacré par le CICR à son activité pendant la guerre de 14-18. Le phénomène qu'elles décrivent est aujourd'hui tristement connu. Il est alors nouveau. Le CICR le découvre dès les premiers mois de la guerre, à un moment où, face au drame sans précédent qui s'abat sur le monde, il met en place dans l'urgence les structures de base de ce qui constitue, aujourd'hui encore, le coeur de son activité.
Si la grande tuerie de 14-18 a causé la mort de 8 millions de soldats, elle a aussi tué plus de 6 millions de civils, tombés sous les bombardements, exécutés, morts en déportation ou décimés par la faim et la maladie. Dès les premiers jours du conflit au début août, les belligérants internent les ressortissants des pays ennemis résidant sur leur sol. Et la foudroyante avancée qui amène en un mois l'armée al lemande aux portes de Paris plonge les habitants des zones de combat dans l'enfer.
Frédéric Ferrière
Parmi les nouveautés, il faut compter l'arrivée d'un nombre important de demandes d'informations concernant des civils. La majorité du comité est d'avis de ne pas les traiter, aucun texte ne cautionnant cette activité. Un homme, toutefois, estime qu'on ne peut laisser aucune requête sans réponse. Frédéric Ferrière a 76 ans. Il est médecin, ancien député au Grand Conseil genevois et membre du CICR depuis 1884. Il avait fait ses premières armes dans l'humanitaire en 1870, comme étudiant dans un hôpital de campagne. Il finit par se rendre aux raisons de la majorité: le CICR ne peut rien faire. Mais rien ne lui interdit, à lui, de faire quelque chose. Il emporte donc les demandes concernant des civils à son cabinet, où il les traite après sa consultation avec l'aide de ses trois fils et sa fille.
Le 7 septembre, une première liste de prisonniers arrive d'Allemagne. Le vrai travail peut commencer et il s'annonce énorme. «Vous verrez que nous devrons être au moins 16!» se serait écrié l'un des bénévoles. De fait, le 9 septembre, Paul Des Gouttes enregistre l'arrivée d'un nouveau volontaire et le 11, le premier engagement d'un salarié, un chef de bureau à 150 francs par mois. Un mois plus tard, l'AIPG comptera 200 collaborateurs. A la fin de l'année, ils seront 1 200. Pour les accueillir, il a fallu dès le 12 octobre déménager au Musée Rath. Leur tâche consiste à recevoir les demandes de renseignements, au rythme de plusieurs milliers par jour, de les comparer avec les listes envoyées par les belligérants et à répondre aux demandeurs. Le coup de force du Dr Ferrière a payé. A côté des deux sections - une pour l'Entente et une pour les Puissances centrales - chargées des prisonniers de guerre, figure désormais une section chargée des civils. Les Croix-Rouges d'Autriche, de Russie et de Grande-Bretagne ont accepté de collaborer à sa tâche. Ailleurs, il faut s'adresser directement aux autorités. L'Allemagne envoie des listes de 350 à 400 noms chaque semaine. L'Autriche signale dûment les internés français, anglais ou belges mais ne détaille pas les internés serbes et italiens, nettement plus nombreux. En France, les demandes se noient dans les méandres d'une bureaucratie qui hésite elle-même sur le statut à conférer aux détenus civils.
Il faut dire que ce dernier n'est clair pour personne: aux hommes, aux femmes et aux enfants qui ont été emprisonnés aux premiers jours de la guerre s'ajoutent des personnes raflées à l'arrière des combats, parfois en tant qu'ennemis potentiels, parfois comme force de travail, parfois comme otages censés assurer la collaboration économique des zones occupées. Et l'Agence s'efforce de répondre aussi aux demandes de renseignements sur les civils retenus dans les territoires occupés et les fugitifs en pays allié ou neutre. Six mois après le début des hostilités, le CICR inaugure une activité nouvelle: les visites de camps. Aucun texte ne les prévoit mais chacun y trouve son compte: les belligérants souhaitent étouffer les rumeurs qui courent dans le camp adverse sur le sort réservé aux prisonniers, le CICR est content de mieux connaître la situation et espère, par une information objective, désamorcer le cycle infernal des représailles. Ces visites, dont les rapports sont publiés, incluent dès le début des centres de détention de civils.
Holzminden, 10.000 habitants, dépôt d'internés
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Le contenu de cet article ne reflète pas nécessairement le point de vue du CICR et n'engage que son auteur. Frédéric Ferrière en fera son combat. Sur mandat de la Xe Conférence des sociétés de la Croix-Rouge, où a été présenté en 1921 le rapport sur l'activité de l'AIPG, il rédige peu de temps avant son décès un projet de Convention internationale réglant la situation des civils tombés au pouvoir de l'ennemi. Mais l'examen de cette question sera plusieurs fois remis à plus tard et le deuxième conflit mondial se déclenchera sans que les civils, qui en seront les principales victimes, soient protégés par un texte spécial.
Pour en savoir plus:
" Le Comité international de la Croix-Rouge et la protection des prisonniers de guerre et des détenus civils " , François Bugnion, Comité international de la Croix-Rouge, 1994.
- "Le CICR et la protection des victimes de la guerre" , François Bugnion. CICR 1999 & 2000. 1444 pages
" Le Dr Frédéric Ferrière: son action à la Croix-Rouge internationale en faveur des civils victimes de la guerre " , Genève Suzerenne, 1948.
" Rapport du CICR sur son activité entre 1912 et 1920 " , Revue internationale de la Croix-Rouge, 1921, p. 39 ss.
" Dr Frédéric Ferrière " , 1848-1924, Revue internationale de la Croix-Rouge, 1924, p. 48-64.
" Documents publiés à l'occasion de la guerre " , 1914-1918, CICR, Librairie Georg, Genève.
" Le Dr Frédéric Ferrière: les années de formation d'un médecin et d'un philanthrope " , Rachad Armanios, Mémoire de licence, Département d'histoire générale, Genève, 2003.
- Voir aussi: Publications du CICR - Origine et histoire du CICR