61e session de la Commission des droits de l’homme – Discours de Jakob Kellenberger, président du CICR

16-03-2005 Déclarationde Jakob Kellenberger

Dans son discours lors de la 61e session de la Commission des droits de l’homme, Jakob Kellenberger, le président du CICR, a concentré son intervention sur la protection des personnes privées de liberté.

Monsieur le Président, Madame le Haut Commissaire, Excellences, Mesdames et Messieurs,

Il importe de rester extrêmement vigilant si l’on veut répondre aux besoins des victimes des conflits armés et d’autres situations de violence. C’est en pensant à elles que je souhaite vous parler aujourd’hui de la protection des personnes confrontées à de telles situations. En effet, comme vous le savez, la protection est au centre du mandat du Comité international de la Croix-Rouge.

En vertu du droit international humanitaire, les parties à un conflit armé sont tenues de protéger toutes les personnes qui ne participent pas activement aux hostilités ou qui ne commettent pas d’actes de violence, ou qui ont cessé de le faire, comme les civils, les blessés et les détenus. C’est sur l'obligation de protéger cette dernière catégorie d’individus – les personnes privées de liberté – que portera mon intervention. Nous devons toutefois bien garder présent à l’esprit le sort pénible des centaines de milliers, pour ne pas dire des millions de civils touchés par des conflits armés ou des situations de violence interne, par trop souvent soumis à des attaques sans discrimination, à des déplacements forcés ou à la violence sexuelle et au pillage, au mépris des protections essentielles auxquelles ils ont droit.

Le CICR possède une vaste expérience dans le domaine des visites aux détenus, expérience qui ne se limite pas à certains endroits précis. En effet, en 2004, les délégués du CICR ont visité 571 503 personnes dans 2 435 lieux de détention répartis dans quelque 80 pays.

L’année dernière, je parlais de la complémentarité entre droit international humanitaire et d roit international des droits de l’homme, et de la manière dont ces deux branches du droit sont régies par le principe selon lequel, en tant qu'être humain, tout individu a le droit d'être protégé contre les abus. Aujourd’hui, j’examinerai la façon dont elles protègent les personnes privées de liberté dans le contexte d’un conflit armé ou d’une autre situation de violence, quel qu’il soit.

Parmi les nombreuses victimes des conflits armés et des autres situations de violence que l’on déplore chaque année, ce sont souvent les personnes privées de liberté qui sont particulièrement exposées aux abus physiques ou mentaux et au risque de disparition, et dont les besoins immédiats – nourriture, eau et soins médicaux, entre autres – sont rarement couverts de manière adéquate.

Il ne fait aucun doute que les États ont le droit de détenir des personnes pour un certain nombre de raisons, de sécurité notamment. Ce droit va cependant de pair avec l’obligation de traiter avec humanité ceux qui sont ainsi privés de liberté – une obligation que l’on retrouve aussi bien dans le droit international humanitaire que dans le droit international des droits de l’homme. L’un comme l’autre reconnaissent en effet la nécessité de trouver un compromis entre les intérêts légitimes de l’État en matière de sécurité et l’obligation de respecter les droits des personnes privées de liberté.

Que disent ces branches du droit sur la question ?

Trois éléments importants contribuent à garantir que les détenus sont traités avec humanité : l’interdiction de la torture et des autres formes de mauvais traitements, l’obligation d’assurer des conditions de détention acceptables et le respect des garanties de procédure. J’aborderai successivement chacun de ces éléments.

L’interdiction de la torture et des autres formes de mauvais traitements est absolue. Tant le droit international humanitaire que les droits de l’homme prohibent en tout temps le recours à la torture et aux autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qu’ils soient physiques ou mentaux. Les Conventions de Genève et les droits de l'homme interdisent également la coercition, physique ou morale, les mesures d’intimidation, l’humiliation, la brutalité, les attentats à la pudeur et la violence sexuelle – la prostitution forcée et le viol, en particulier.

Les autorités détentrices doivent respecter l’interdiction de la torture et des autres formes de mauvais traitements non seulement parce qu’il s’agit là de pratiques illégales en vertu du droit international humanitaire (et de beaucoup de législations nationales, d’ailleurs), mais aussi parce que de tels procédés violent les principes d’humanité les plus élémentaires, au point qu’ils ne trouveront jamais aucune justification morale. L’acceptation de ces pratiques, aussi minime soit-elle, risque d'en favoriser la prolifération, avec tous les dangers que cela comporte.

En pratique, et comme il ressort des observations faites par le CICR, les mauvais traitements contribuent à rendre plus hostile encore le groupe auquel appartient la personne détenue, ce qui a pour effet de créer des conditions propices à une escalade de la violence et à l'opposition. Lorsqu’une partie à un conflit recourt aux mauvais traitements, on peut s’attendre à ce que la partie adverse adopte des procédés similaires, sous prétexte d’agir de la même manière. C’est ainsi que les mauvais traitements se généralisent. La menace de propagation de la torture et des autres formes de mauvais traitements et le risque d’érosion que subit leur interdiction l’emportent sur toute justification de leur emploi. Une protection supplémentaire contre le recours aux mauvais traitements réside dans l’obligation des États de respecter le principe de non-refoulement, en vertu duquel une personne ne peut être transférée dans un endroit où elle risque d’être soumise à des traitements contraires au droit.

Il incombe en outre aux États d’adopter des lois nationales qui garantiront que les mauvais traitements sont interdits, que les informations obtenues par le recours aux mauvais traitements ne peuvent pas être proposées en preuve dans les procédures judiciaires, que les personnes ayant recours aux mauvais traitements sont punies et que celles qui en sont victimes bénéficient d’une assistance et obtiennent réparation. Il est également essentiel que les membres des forces de l’ordre, civils et militaires, reçoivent une formation appropriée et disposent de moyens suffisants leur permettant de satisfaire à l’obligation de traiter les détenus avec humanité et respect.

Les États doivent aussi prendre des mesures propres à éviter la disparition des personnes privées de liberté, empêchant qu’elles ne viennent grossir les rangs des personnes portées disparues. C’est pour cette raison que toutes doivent être enregistrées et incarcérées dans des endroits officiellement reconnus comme lieux de détention, et placées sous la responsabilité des autorités supérieures ou judiciaires. Par ailleurs, elles doivent avoir la possibilité de communiquer avec des membres de leur famille et de rester en contact régulier avec eux.

Les conditions mêmes dans lesquelles une personne est détenue en disent long sur le degré d’humanité avec lequel elle est traitée. Les personnes privées de liberté doivent bénéficier de conditions de détention convenables, notamment en termes de fourniture de vivres, de conditions d’hygiène ainsi que d’accès à l’eau potable, à des soins médicaux de qualité et à l’air libre. Dans beaucoup d’endroits de la planète, lorsqu’elles ne mettent pas carrément la vie des personnes en danger, les conditions de détention sont médiocres au point d’être inadmissibles. Ces dernières années, le CICR a constaté une détérioration de la situation dans ce domaine. Il arrive qu’en raison du manque de moyen s ou de l’absence de volonté politique, les autorités responsables ne soient pas à même de garantir des conditions de détention satisfaisantes. C’est donc aux États de s’engager de toute urgence à résoudre ces problèmes majeurs, et à la communauté internationale, aux organismes de développement et aux institutions financières de leur fournir un soutien adéquat.

Certains groupes de personnes détenues ont des besoins spécifiques et sont particulièrement vulnérables aux abus ; ils requièrent donc une attention spéciale. Les États doivent adopter des mesures destinées à garantir que les femmes détenues sont protégées des dangers auxquels elles se trouvent le plus exposées, tels que le viol, la prostitution forcée et autres violences sexuelles. Des efforts spéciaux devraient être faits afin de répondre aux besoins nutritionnels et médicaux des femmes enceintes ainsi que des enfants qui vivent en détention avec leur mère. Les besoins particuliers des jeunes et d’autres groupes vulnérables comme les membres de minorités ethniques, les personnes âgées et les infirmes doivent, eux aussi, être pris en compte.

Il est également de la responsabilité des États de veiller à ce que toutes les personnes détenues, qu’elles soient accusées de crimes ou internées, puissent se prévaloir de garanties de procédure. S’agissant de personnes privées de liberté, ces garanties incluent le droit d’être informées des raisons pour lesquelles elles sont détenues et celui de faire examiner la légalité de leur détention par une instance indépendante et impartiale. Un cadre juridique doit en outre régir toutes les formes de détention. Veiller à l’application d’un cadre juridique et au respect des garanties de procédure constitue une protection nécessaire contre les disparitions, les détentions arbitraires et les mauvais traitements.

La somme des obligations sur lesquelles j’ai attiré l’attention – interdiction des mauvais traitements, conditions de détention satisfaisantes et respect des garanties de procédure – est le gage d’un traitement humain pour toutes les personnes privées de liberté.

On continue d’entendre que certains individus ne méritent pas d’être traités avec humanité, compte tenu de la nature horrible des actes dont ils sont suspectés ou des crimes dont ils ont été reconnus coupables. Un tel raisonnement doit être rejeté. Le fait de traiter humainement une personne accusée d’actes criminels n’exclut pas qu’elle soit poursuivie et punie. Dans les situations où le droit international humanitaire est applicable, ceux qui violent ses dispositions encourent des poursuites judiciaires. Toutefois, chaque être humain, en tant que tel, a des droits – des droits que la communauté internationale a codifiés dans le droit international et que les États reconnaissent dans leur législation nationale. Refuser aux personnes privées de liberté le droit d’être traitées avec humanité comporte le risque de les soustraire à la protection du droit, ce qui serait inacceptable. Le principe même qui sous-tend la primauté du droit est que personne ne peut être privé de la protection du droit.

Je mettrai brièvement en évidence le rôle du CICR concernant la protection des personnes privées de liberté dans les situations de conflit armé et autres contextes de violence. Au préalable cependant, il est important de mentionner que bon nombre de pays n’ont pas accepté la proposition du CICR de visiter cette catégorie de personnes, et ce, pour diverses raisons. Parmi celles-ci, le fait, invoqué par certains pays concernés, qu’ils n’étaient pas juridiquement liés par l’obligation d’accepter de telles visites. C’est ainsi qu’en de nombreux endroits, le CICR ne peut exercer son rôle en matière de protection des personnes privées de liberté.

Les visites du CICR ont pour but d’aider les autorités à s’acquitter de leurs obligations et à résoudre les problèmes auxquels j’ai fait allusion. Le CICR visite les personnes détenues afin d’évaluer leurs conditions de détention et le traitement qui leur est réservé et, au besoin, de formuler des recommandations en vue d’améliorations. Il arrive aussi que le CICR soutienne les efforts entrepris par les autorités pour réaliser les objectifs visés par ses recommandations, notamment en fournissant une assistance directe aux détenus, en formant des membres des forces de l’ordre ou du personnel carcéral, ou encore en donnant son avis sur des projets de réglementation ou de législation concernant le traitement des détenus.

Le CICR s’efforce d’établir un dialogue constructif avec les autorités détentrices afin de discuter avec elles des problèmes constatés et d’émettre des recommandations. Pour ce faire, le CICR pratique une approche basée sur la confidentialité. La confidentialité est en effet un outil de travail important qui offre au CICR la possibilité d’accéder aux personnes privées de liberté et lui permet de créer un environnement propice à une discussion ouverte avec les autorités. Exceptionnellement cependant, lorsque toutes les autres voies ont été épuisées et que la situation humanitaire demeure inquiétante, le CICR peut décider de rendre publiques certaines de ses préoccupations. Cela dit, le CICR reste déterminé à faire de la confidentialité sa méthode de travail et n’entend pas changer de pratique à cet égard.

L’action du CICR dans les lieux de détention vient compléter le travail considérable réalisé au nom du respect du droit international par d’autres instances et organisations nationales et internationales. Je terminerai en demandant instamment à tous les États de continuer de défendre les règles et les principes qui reflètent les progrès réalisés au fil des ans par la communauté des États pour que l’humanité et la dignité des individus soient respectées.

Le CICR, Monsieur le Président, continuera à promouvoir ces règles fondamentales.