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Dix ans après…

17-12-2006 Éclairagede Michel Minnig

"Le délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) était l’un des 600 invités de l’ambassadeur du Japon à Lima, ce 17 décembre 1996. Lorsque le commando du Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (Movimiento revolucionario Túpac Amaru — MRTA), a opéré une spectaculaire prise d’otages, le délégué, en s’identifiant auprès de lui, ne s’est guère demandé s’il agissait alors en tant qu’intermédiaire : il s’est contenté d’agir, parce que la situation l’exigeait, parce des centaines de personnes se trouvaient menacées dans leur intégrité physique. Ce délégué, c’était moi." Michel Minnig, chef de la délégation du CICR à Lima durant la prise d'otages de 1996, se remémore cet épisode.

 
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Les délégués du CICR (à droite, Michel Minnig) se sont efforcés d'assurer la survie et la sécurité des otages. 
           
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    "Dix ans plus tard je me souviens de ce long cheminement - en fait les dix mètres séparant la porte d'entrée de la résidence de celle de l'enceinte extérieure ..." 
           
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" ...ce cheminement qui devait se répéter plusieurs fois au cours de la nuit et me permettre d'accompagner vers la liberté des centaines d'otages : épouses de fonctionnaires et de dignitaires, personnes âgées, malades ou blessés; ..." 
           
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"Dix ans après, ce dont je me souviens, c'est (...) cette navette alimentaire qu’assuraient quotidiennement les membres du CICR et de la Croix-Rouge japonaise..." 
           
 
   
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Dix ans après, ce dont je me souviens lors de la prise d’otages à la résidence de l'ambassadeur japonais Aoki à Lima, c'est de la peur; la peur qui s'empara des quelque six cents invités présents - au nombre desquels je figurais, de même qu’un grand nombre de représentants de l'État péruvien, du corps diplomatique, de l'industrie japonaise, de la haute société - au moment où, soudainement, des membres d'un commando fortement armé firent irruption dans le jardin où l'on servait mets et boissons, nous intimant l'ordre de nous jeter à terre.

Dix ans après, ce dont je me souviens, c'est de cette odeur de poudre et de gaz lacrymogènes, de cette pétarade assourdissante des armes à feu et des grenades qui nous séchait la gorge et nous perçait les tympans, alors que s'affrontaient les membres du MRTA (Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru ), repliés à l'intérieur de la résidence, et les forces de sécurité péruviennes, qui avaient encerclé l'endroit, tandis que nous autres, entassés dans les salles d'apparat, cherchions en vain un abri derrière les meubles et les rideaux. Nous avions brusquement passé du statut d'invité à la célébration d'anniversaire de l'empereur du Japon à celui d'otage d'un mouvement de guérilla.

Dix ans après, ce dont je me souviens, c'est de ce long cheminement - en fait les dix mètres séparant la porte d'entrée de la résidence de celle de l'enceinte extérieure – cette initiative de ma part que le MRTA avait finalement décidé d’accepter afin que je puisse servir d'intermédiaire et parler aux forces de sécurité pour négocier un cessez-le-feu ; ce cheminement qui devait se répéter plusieurs fois au cours de la nuit et me permettre, avec la coopération des autorités et du MRTA, d'accompagner vers la liberté des centaines d'otages : épouses de fonctionnaires et de dignitaires, personnes âgées, malades ou blessés; cette marche encore qui était comme le prélude à un autre type de marathon humanitaire et diplomatique, bien plus complexe, qui allait mobiliser durant près de quatre mois le Comité International de la Croix-Rouge (CICR ) et la Croix-Rouge japonaise dans une opération destinée à assurer la survie et la sécurité des otages.

Dix ans après, ce dont je me souviens, c'est de ce temps suspendu, tel une épée de Damoclès, au-dessus de la tête de 70 otages, le noyau dur qui, après les vagues de libérations des premiers jours, s’était converti en monnaie d'échange : Péruviens, membres du Gouvernement, des forces armées, de la police, de la magistrature; diplomates et industriels japonais ; parmi ces otages, un homme remarquable : un prêtre péruvien qui avait choisi volontairement d'accompagner ses frères dans l'épreuve . Ce temps qui, lorsqu'il menaçait de se remettre en mouvement sous l'effet de l'action militaire du MRTA ou des démonstrations de force des troupes de sécurité péruviennes, faisait trembler tous ceux qui étaient restés dans la résidence.

Dix ans après, ce dont je me souviens, c'est du sublime et du trivial, les corollaires obligés de la continuation de la vie ; ainsi, cette navette alimentaire qu’assuraient quotidiennement les membres du CICR et de la Croix-Rouge japonaise, de même que le service de buanderie et de toilettes chimiques, la fourniture de livres et de matériel de loisirs ou encore le service des « messages Croix-Rouge », unique lien entre les captifs et leurs proches, ces débordements de tendresse et d'amour, mais aussi d'angoisse et d'incertitude. Le plus étonnant, dans cette perspective de la continuation de la vie, c’était cette capacité de réorganisation « biologique » des otages qui, dans les salles du premier étage de la résidence où ils avaient été assignés sur la base de leur nationalité ou de leur fonction, vaquaient à leurs occupations quotidiennes : hygiène personnelle, tâches domestiques, conversations animées ou chaleureuses, études, lectures, cycles de conférences, sans parler des quelques petites fêtes, des parties assidues de jeux de société, des exercices de gymnastique ou des récitals de guitare, le tout sur fond d’une coexistence parfois difficile avec les membres du MRTA, qui s’étaient installés au rez-de-chaussée.

Dix ans après, ce dont je me souviens, c’est des efforts inlassables des " garants " , à savoir l'église catholique et le Canada qui, aux côtés du Japon comme « observateur », tentaient de trouver une issue pacifique à la crise, présidant à cet effet, avec patience et persévérance, plus d'une dizaine de rencontres entre le Gouvernement péruvien et le MRTA.

Dix ans après, ce dont je me souviens, c'est de la détermination du CICR à offrir ses « bons offices », le CICR que son mandat n’autorise pas à s'investir dans une médiation politique – mais qui eut à cœur, dans ces circonstances, d’encourager et de faciliter les négociations dont il a aidé à définir le cadre et les modalités, tout en défendant, chaque fois que c’était nécessaire, les intérêts humanitaires des otages.

Dix ans après, ce dont je me souviens, c'est de la jeunesse de plusieurs des 14 membres du MRTA, garçons ou filles. Le lourd équipement militaire qu’ils portaient ne parvenait à cacher ni leur ignorance du monde, ni celle de la société dans laquelle ils vivaient, eux qui croyaient que l'on parlait quechua dans les montagnes suisses ou que la vie finissait en « happy end », comme dans les « telenovelas » .

 
"...cette histoire (...) démontra ce qui est notre raison d'être, à savoir défendre - avec nos moyens humanitaires- la vie et la dignité partout où celle-ci est menacée par les hostilités ou la violence."
 
Dix ans après, ce dont je me souviens, c'est aussi de l'esprit de corps qui unissait les humanitaires, délégués du CICR ou membres de la Croix-Rouge japonaise ; ces derniers nous avaient rejoints à Lima, dès le début de la crise, afin que nous puissions mieux répondre aux besoins des otages japonais et, du même coup, ils nous initiaient aux us et coutumes de leur pays, par exemple les petits plats de sushi, niguiri ou autres yakitori – qui faisaient partie de nos distributions aux ressortissants du pays du soleil levant – et qui étaient très appréciés à la fin d'une journée de travail exténuante.

Mais dix ans après, ce dont je me souviens le plus intensément, c'est de la grandeur et de la tragédie qui résident en chaque être humain; comme collaborateurs du CICR et de la Croix-Rouge japonaise, nous avons été les témoins, pendant 125 jours, de l’angoisse qui habitait le regard des familles et des populations japonaise et péruvienne ; chaque être humain pour lequel nous nous sommes battus sans relâche ; chaque être humain pour la sécurité duquel nous avons tant tremblé, impuissants devant le téléviseur, au moment où les forces de sécurité péruviennes déclenchaient l'assaut contre la résidence.

Certes, cette histoire que je n'oublierai jamais ne fut pas un modèle de résolution pacifique des conflits, mais elle fut loin d'être un échec; je dirais même qu’elle démontra ce qui est notre raison d'être, à savoir défendre - avec nos moyens humanitaires- la vie et la dignité partout où celle-ci est menacée par les hostilités ou la violence.

  5 ans plus tard, Michel Minning, alors chef de la delegation du CICR à Moscou, a dû faire face à une crise similaire lorsqu'un groupe armé s'est saisi de centaines d'otages dans un théâtre de la capitale russe. A nouveau le CICR a joué le rôle d' intermédiaire neutre   pour venir en aide aux otages