Page archivée: peut contenir des informations obsolètes

L'expérience du conflit géorgien/abkhaze

15-05-1999

Plus on monte vers le nord, plus la campagne ressemble à un immense terrain vague encombré de vestiges laissés par la guerre et le chaos économique d'hier. Aux bâtiments inachevés, mais tombant déjà en ruines, se mêlent les maisons détruites. Du métal rouillé et des blocs de béton jonchent le sol, dissimulant parfois des mines terrestres. L'eau s'écoule à jet continu des canalisations rompues. La population sillonne les routes, quittant sans hâte un lieu sinistre pour se rendre dans un autre. Partout, à quelques exceptions près, les champs sont en friche. Le conflit qui a déchiré l'Abkhazie en 1992-1993 est peut-être fini — d'un point de vue militaire, tout au moins — mais la vie ne revient pas dans la région meurtrie.

Par dizaines de milliers, les réfugiés vivent encore dans des « abris temporaires », accueillis ici par une famille généreuse, là dans un ancien hôtel « 5 étoiles » reconverti en site d'hébergement un peu bizarre (aucun des 15 étages de ce haut bâtiment n'est desservi par un ascenseur, mais il y règne une propreté impeccable). La souffrance reste très vive : «La guerre a commencé devant notre porte», explique Marina, une réfugiée installée au dernier étage de l'ancien hôtel Iveria, à Tbilissi, « mais nous ne savons pas d'où l'animosité est partie». Lors des discussions de groupe qui ont eu lieu dans le cadre de la consultation organisée pour la campagne du CICR « Les voix de la guerre », un élément est apparu à maintes reprises : il subsiste — de l'un des côtés de la ligne de front, tout au moins — une profonde incompréhension des causes du conflit. C'est un peu comme si l'on entendait des parents d'adolescents raconter en se lamentant que leurs enfants sont partis de la maison en claquant la porte, pris d'une rage inexplicable. Les adultes s'étonnent car, disent-ils, «nous étions si proches», tandis que les enfants affirment qu'ils ne demandaient qu'une chose : qu'on les laisse tranquilles, pour qu'ils puissent être eux-mêmes.

C'est d'ailleurs peut-être parce qu'il existait, dans le temps, ce type de relation étroite que l'une des pires épreuves imposées par la guerre fut la propagation de rumeurs, comme cela a été mis en évidence par la consultation. Des histoires si horribles ont été colportées — celles de matches de football disputés non avec des ballons, mais avec des crânes humains, ou de combattants qui auraient été vus en train de faire rôtir de la viande humaine — que personne, ni d'un côté, ni de l'autre, n'a pu y croire. Et pourtant, chacun redoute qu'il y ait une part de vérité dans ces rumeurs. Au nom du passé, au nom de la décence et peut-être aussi pour donner sa chance à l'avenir, bien souvent, les personnes qui racontent ces horreurs s'empressent d'ajouter que ce ne sont là que des rumeurs et fulminent contre ceux qui les ont imaginées.

Tout cela, et plus encore, est ressorti des discussions de groupe, des entretiens en profondeur et des questionnaires. Dans cette région du Sud-Caucase, l'équipe de la campagne «Les voix de la guerre » a notamment interrogé des soldats de la force russe de maintien de la paix ainsi que des hommes ayant combattu dans les rangs des deux belligérants : nombre d'entre eux ont raconté amèrement le retour au foyer de ces guerriers défaits, expliquant qu'ils ne vivaient plus que pour boire et ne survivaient qu'en commettant des larcins — vols et cambriolages font, eux aussi, partie de la « légende » du conflit géorgien/abkhaze. L'équipe a également rencontré des hommes adultes mais trop jeunes pour avoir combattu qui vivent avec une perception fixe, mais fausse, de la guerre: « en ve rtu des lois de la guerre », a expliqué l'un d'eux, « vous avez trois jours pour piller [les maisons des ennemis ] , et [l'ennemi ] n'a donc pas eu le temps de violer nos femmes». Des femmes déplacées ont aussi été interviewées : elles supplient qu'on les laisse rentrer chez elles après sept ans d'exil : « J'ai fermé ma porte et j'ai mis la clé dans ma poche, pensant revenir le lendemain ». Enfin, des vieillards ont parlé — leur situation est à peine meilleure que s'ils étaient des parias.

La consultation a cependant permis de déceler un autre visage, plus humain, de la guerre. Un soldat s'est souvenu du vieil homme qui avait franchi la ligne de front pour aller chercher le cadavre de son fils. Si âgé et si frêle, le vieillard ne pouvait porter seul la dépouille de son fils: ce soldat et quelques compagnons ont donc ramené dans sa ville d'origine, en territoire ennemi, le corps du combattant tué, tout cela en pleine guerre. Peut-être n'est-ce pas là l'illustration d'une « loi de la guerre », mais c'est bien la preuve que la compassion peut exister sur le champ de bataille et qu'il ne faut pas grand chose pour que la haine cède le pas.

La campagne « Les voix de la guerre » a manifestement ébranlé certaines consciences. La paix qui règne aujourd'hui — ou, plus précisément, l'absence d'hostilités — a le goût amer d'un triste lendemain de fête. La honte est un sentiment répandu et, tant du côté géorgien que du côté abkhaze, les gens répètent : « Vous auriez dû venir avant la guerre, notre pays était si beau ». Chacun paraît redouter que rien ne soit jamais plus comme avant et qu'un pêché inexpiable ait été commis (contre la terre, contre les autres et contre soi-même). Les populations affectées par le conflit géorgien/abkhaze cherchent une issue, tâtonnant dans toutes les directions et pas totalement convaincues qu'il existe un moyen de s'en sortir. Même le peu de commer ce qui semble avoir repris ne constitue qu'un effort dérisoire de retour à la vie normale.

Assurément, en opposant des voisins de longue date (parfois même unis par des liens familiaux car les mariages mixtes étaient — et sont restés — fréquents dans la région frappée par le conflit), les combats ont suscité des sentiments passionnés et parfois contradictoires. Des viols et des meurtres terribles ont été commis. Les pillages et les destructions ont été innombrables. On raconte l'histoire du combattant qui s'était enfui en laissant sa femme et ses enfants dans la maison familiale. À son retour, il n'a trouvé que des cadavres et sa maison en flammes. Ensuite, selon quelqu'un qui l'a bien connu, cet homme s'est comporté avec une extrême cruauté envers l'ennemi. « Il est devenu fou — faut-il s'en étonner ? Il n'a plus eu aucune pitié. C'est ainsi que les gens deviennent si cruels. Nous devons les comprendre, mais nous devons aussi les retenir. » À quoi répond, comme un écho venu de loin, de l'autre côté de la ligne de front, un soldat qui s'écrie : « Pourquoi devrais-je avoir honte d'être un combattant ? ».

Pourquoi, en effet ? La consultation lancée à travers le monde dans le cadre de la campagne «Les voix de la guerre » n'a pas d'autre but que de permettre de poser de telles questions.

+++

  Comité international de la Croix-Rouge  

  Unité Campagnes  

  Mai 1999  

  Ref. LG 1999-090-SPA  



Rubriques associées