Les Principes fondamentaux de la Croix-Rouge : commentaire
01-01-1979
Dans ce commentaire succinct, à l'usage du grand public, Jean Pictet précise le sens de chacun des sept Principes fondamentaux qu'il analyse selon divers critères, en présente tous les aspects et rend ainsi cette importante partie de la doctrine de la Croix-Rouge accessible à tous.
Sommaire
Les principes fondamentaux
Les Principes fondamentaux de la Croix-Rouge sont le fruit d'un siècle d'expérience; proclamés à Vienne en 1965, ils donnent leur cohésion aux Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, au Comité international de la Croix-Rouge et à la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, et garantissent la pérennité du Mouvement et de son action humanitaire.
La XXe Conférence internationale de la Croix-Rouge proclame les principes fondamentaux suivants, sur lesquels repose l’action de la Croix-Rouge :
HUMANITÉ
Née du souci de porter secours sans discrimination aux blessés des champs de bataille, la Croix-Rouge, sous son aspect international et national, s’efforce de prévenir et d’alléger en toutes circonstances les souffrances des hommes. Elle tend à protéger la vie et la santé, ainsi qu’à faire respecter la personne humaine. Elle favorise la compréhension mutuelle, l’amitié, la coopération et une paix durable entre tous les peuples.
IMPARTIALITÉ
Elle ne fait aucune distinction de nationalité, d e race, de religion, de condition sociale ou d’appartenance politique. Elle s’applique seulement à secourir les individus à la mesure de leur souffrance et à subvenir par priorité aux détresses les plus urgentes.
NEUTRALITÉ
Afin de garder la confiance de tous, elle s’abstient de prendre part aux hostilités et, en tout temps, aux controverses d’ordre politique, racial, religieux ou philosophique.
INDÉPENDANCE
La Croix-Rouge est indépendante. Auxiliaires des pouvoirs publics dans leurs activités humanitaires et soumises aux lois qui régissent leurs pays respectifs, les Sociétés nationales doivent pourtant conserver une autonomie qui leur permette d’agir toujours selon les principes de la Croix-Rouge.
CARACTÈRE BÉNÉVOLE
La Croix-Rouge est une institution de secours volontaire et désintéressée.
UNITÉ
Il ne peut y avoir qu’une seule Société de la Croix-Rouge dans un même pays. Elle doit être ouverte à tous et étendre son action humanitaire au territoire entier.
UNIVERSALITÉ
La Croix-Rouge est une institution universelle, au sein de laquelle toutes les Sociétés ont des droits égaux et le devoir de s’entraider.
Introduction
Penser sans agir ne mène à rien, mais agir sans penser mène au désastre.
Proverbe japonais.
Avertissement
Une doctrine universelle
Définition et classification
La mise en pratique
Quelques mots encore
Avertissement
La XXe Conférence internationale de la Croix-Rouge, réunie à Vienne en 1965, a proclamé les principes fondamentaux sur lesquels repose l’action de la Croix-Rouge. Depuis lors, à chaque session de la Conférence, le monde de la Croix-Rouge en écoute, debout, la lecture solennelle.
Mais ces principes n’ont encore fait l’objet d’aucun commentaire. En effet, l’ouvrage : Les principes de la Croix-Rouge [1 ] , dont le texte de Vienne est issu, est antérieur à la formulation officielle, qui, si elle est proche du modèle, ne lui est point identique. En outre, le livre susmentionné est un traité complet, en quelque sorte scientifique, et non un commentaire succinct à l’usage du grand public.
Aussi, le désir a-t-il été exprimé, notamment dans le cadre de l’Etude sur la réévaluation du rôle de la Croix-Rouge, d’en posséder un commentaire, simple et moderne, qui rendrait ces principes accessibles à tous et surtout aux jeunes, qui sont notre avenir. C’est ainsi que le Comité international de la Croix-Rouge, la Ligue des Sociétés nationales et la Croix-Rouge suisse ont confié à l’Institut Henry-Dunant le mandat d’établir un tel commentaire. Ce mandat est à l’origine du présent opuscule [2 ] . Celui-ci reprend évidemment l’ouvrage de 1955, sous une forme plus brève, en le complétant par des données récentes.
L’auteur du Rapport sur la réévaluation du rôle de la Croix-Rouge [3 ] s’est demandé ce qui constitue au juste les principes de la Croix-Rouge, estimant qu’il règne à cet égard une certaine confusion. En réalité, le doute n’est pas possible, du moins en ce qui concerne les principes fondamentaux : il s’agit bien de la Proclamation de 1965, dont le caractère fondamental est manifeste. A cette époque, le monde de la Croix-Rouge a eu la volonté de se doter d’une véritable Charte, fruit d’un siècle d’expérience et base durable de son activité.
Il existe bien aussi un texte sur les principes de la Croix-Rouge, adopté par le Conseil des Gouverneurs de la Ligue, réuni à Oxford en 1946, et entériné par la XVIIIe Conférence internationale de la Croix-Rouge en 1952. Mais la Commission conjointe chargée d’élaborer le projet des principes fondamentaux, devenu depuis la Charte de 1965, en a tenu compte et a repris ce qu’il contenait de général.
Le texte d’Oxford, prolixe, rédigé d’une manière assez improvisée à l’issue de la seconde guerre mondiale, est fait surtout de principes organiques, ou institutionnels, et de simples règles d’action – qui gardent leur valeur sur ce plan, mais qui n’ont pas à figurer dans une proclamation. Il en est de même pour divers préceptes exprimés par les Conférences internationales de la Croix-Rouge dans leurs résolutions.
Il sera très certainement utile de rassembler, une fois, les principes organiques, eux aussi, pour l’instant dispersés, en une seule déclaration, à laquelle la Conférence internationale pourrait donner son approbation.
Enfin, on ne saurait confondre les principes de la Croix-Rouge avec les principes du droit international humanitaire, contenus principalement dans les Conventions de Genève pour la protection des victimes de la guerre. Les premiers inspirent en tout temps l’action de la Croix-Rouge en tant qu’institution privée, les seconds, qui ont un caractère officiel, régissent, en temps de confit, le comportement des Etats envers leurs ennemis.
Il existe cependant un lien entre les deux domaines : le droit humanitaire a pris sa source dans l’idéal de la Croix-Rouge et celle-ci a suscité son développement. Aussi, certains principes, tels ceux d’humanité et de non-discrimination, leur sont, en quelque sorte, communs.
En outre, lorsqu’elles accordent leur protection aux Sociétés nationales de la Croix-Rouge, les Conventions se réfèrent parfois à leurs activités conformes aux principes fondamentaux formulés par les Conférences internationales de la Croix-Rouge [4 ] . Actuellement ces principes ne sont autres que ceux de la Proclamation de Vienne [5 ] .
Le présent ouvrage s’attachera donc à commenter cette Proclamation. En la présentant, en 1965, devant les assises de la Croix-Rouge, ses rédacteurs ne pensaient nullement avoir atteint, du premier coup, à la perfection. De fait, le texte souffre de quelques défauts ou lacunes, qui ressortiront de l’examen critique que nous en ferons au cours de l’étude ; celle-ci contribuera donc à dessiner les lignes d’une révision future, lorsqu’on y songera, car rien, en ce monde, n’est immuable. Mais ces imperfections ne revêtent ni l’importance, ni l’urgence qui justifieraient un prochain remaniement. Telle qu’elle est, la Proclamation offre à la Croix-Rouge, pour longtemps encore, une base doctrinale solide et saine.
Une doctrine universelle
L'oeuvre de la Croix-Rouge est née d’un haut idéal ; elle va sans cesse y puiser une vie nouvelle. Mais, comme elle est faite surtout d’actions pratiques, souvent improvisées, le risque est grand qu e, dans la hâte du geste secourable et malgré la pureté de l’intention, l’on s’écarte des lignes directrices et que l’unité de pensée vienne à manquer.
Ensuite, la Croix-Rouge prend racine dans tous les terrains, si divers, de notre planète. Les Sociétés nationales sont très différentes les unes des autres; elles ont chacune leur visage propre., Il en existe de puissantes, alors que d’autres sont encore faibles; elles comptent beaucoup ou peu de membres; certaines ont une longue expérience, d’autres viennent à peine de naître. Elles n’ont même pas toujours une activité identique, un programme clairement défini.
La doctrine de la Croix-Rouge est donc – avec les Statuts de la Croix-Rouge internationale, mais plus qu’eux – le lien véritable qui unit ces Sociétés, le ciment qui scelle les pierres, pour en faire un édifice solide et bien construit. C’est elle qui crée l’unité et l’universalité de l’ouvre, qui fait de la Croix-Rouge une réalité. Sans principes, la Croix-Rouge n’existerait tout simplement pas.
Il est donc indispensable qu’elle possède une doctrine solide et précise. Pourtant, aussi singulier que cela paraisse, c’est seulement après les convulsions de la première guerre mondiale que le Comité international de la Croix-Rouge [6 ] , organe fondateur du mouvement et préposé à la garde de ses principes, éprouva, pour la première fois, le besoin de formuler cette doctrine. Autrefois, la tradition avait plus de force que la loi écrite. Certains impératifs d’ordre moral s’imposaient à la conscience sans qu’il soit admis qu’on les discute et sans qu’il soit nécessaire de les expliquer. Ainsi la Croix-Rouge, aux multiples visages, a forgé ses dogmes à la rude école de la vie.
Encore cette première mention, qui date de 1921, est-elle bien modeste. Il s’agit de ce q ue nous appelons aujourd’hui le sommaire des principes fondamentaux, qui figure dans les Statuts de la Croix-Rouge internationale. Le CICR les avait énumérés ainsi: l ’impartialité, l’indépendance politique, confessionnelle et économique, l’universalité de la Croix-Rouge et l’égalité des Sociétés nationales . Il y manquait encore le principal, soit le principe d’humanité. Depuis lors, un grand serviteur de la Croix-Rouge, Max Huber, président du CICR, s’attacha à doter l’institution d’une doctrine. Il le fit avec une hauteur de vues et une sûreté de jugement incomparables. Mais les éléments de principe sont dispersés dans ses divers ouvrages, élaborés la plupart au gré des événements de la seconde guerre mondiale.
Le premier exposé systématique des principes de la Croix-Rouge date, nous l’avons dit, de 1955, et fut pris comme base pour établir la Proclamation officielle qui aujourd’hui fait loi.
La doctrine de la Croix-Rouge est permanente. Elle est l’expression d’une sagesse à longue échéance, indifférente au Aux et au reflux des opinions en vogue et des idéologies du moment. Elle survit à ceux qui l’ont suscitée, et ce caractère durable est peut-être un signe de sa supériorité sur tout ce qui passe ici-bas.
Afin de jouer le rôle décisif auquel elle est appelée, cette doctrine doit être universelle. Pour que les hommes de toutes les races, de toutes les cultures, de toutes les opinions puissent y souscrire, il était nécessaire de parler un langage qui soit lui-même compris par tous.
La Croix-Rouge a proclamé son unité et son universalité. Or, ces notions ne peuvent se fonder que sur la ressemblance. Si les hommes diffèrent, la nature humaine est partout semblable. Et rien n’est plus répandu que la souffrance: tous les hommes y sont exposés et y sont sensibles au même titre.
Mais si l’on reconnaît aujourd’hui l’unité du psychisme humain, on ne croit plus qu’il y ait une seule civilisation valable et digne de ce nom. On admet, au contraire, le pluralisme des cultures et la nécessité de s’en approcher, de les étudier en profondeur. On s’aperçoit alors que les principes humanitaires appartiennent à tous les peuples et qu’ils plongent des racines dans tous les terrains fertiles. Lorsque l’on réunit et que l’on compare les diverses morales, que l’on élimine les scories, c’est-à-dire ce qu’elles ont de particulier, il reste au fond du creuset un métal pur, qui est le patrimoine commun de l’humanité.
On voit que, dans le cadre de notre recherche, il n’y a pas de choc irréductible entre les « mondes » que l’on prétend opposer. Toutes les doctrines peuvent conduire à la grande loi de la Croix-Rouge, mais chacun y vient par les moyens qui lui sont propres, selon ses convictions et le génie des peuples. La Croix-Rouge est ce qui unit, non ce qui divise. Ainsi en est-on venu à proclamer des normes d’une valeur universelle, parce qu’elles sont pleinement conformes à la nature humaine.
Définition et classification
Avant d’aborder l’étude des principes de la Croix-Rouge, il faut se demander ce qu’est un principe. Il s’agit là d’une de ces notions qui ne sont pas faciles à définir, mais dont chacun a pourtant un sentiment assez clair. Sur le plan philosophique, un principe est une abstraction d’ordre moral, tirée de tendances idéales de la société, qui s’impose à la conscience humaine et devient un impératif absolu placé hors de discussion. Sur le plan qui nous occupe ici, nous dirons plus simplement que c’est une règle, fondée sur le jugement et l’expérience, qu’une communauté adopte pour guider sa conduite.
Pour atteindre leur but, les principes doivent revêtir une forme claire, accessible à chacun. A cet égard, la Proclamation est particulièrement sobre et même lapidaire. Cela ne signifie pas qu’il soit superflu de la commenter. Plus un texte est général et condensé, plus il est riche en virtualités, plus il ouvre de voies à explorer. Pour couvrir les cas non prévus, il faut extrapoler, c’est-à-dire prolonger les lignes en dehors du dessin original. Nous nous efforcerons de donner au présent commentaire la clarté et la simplicité du modèle [7 ] .
Les principes de la Croix-Rouge ne présentent pas tous la même importance. Ils connaissent une hiérarchie, qu’indique déjà l’ordre qu’ils occupent dans la Proclamation. Ils ont également entre eux des relations logiques et découlent, plus ou moins, les uns des autres. Nous allons donc tenter de les ranger par catégories. Cependant, toute classification comporte une part d’arbitraire. De la sorte, le schéma ci-après demeurera théorique en certains de ses aspects et les catégories sujettes, dans la vie concrète, à certains chevauchements.
Nous resterons fidèles à la terminologie de la Proclamation, en appelant principes fondamentaux les sept propositions adoptées en 1965. Cependant, certaines d’entre elles en contiennent deux ou trois, ce qui porte à dix-sept le nombre réel des principes. Nous ne traiterons pas ici des simples règles d’action , qui s’appliquent sur le plan pratique et tendent à l’efficacité de l’organisation, telles qu’on les trouve, par exemple, dans le document dit d’Oxford, déjà mentionné.
Parmi les principes fondamentaux figurent d’abord les principes substantiels . Placés au-dessus des contingences et des cas particuliers, ils inspirent l’institution et conditionnent ses actes. Ils appartiennen t au domaine des fins et non des moyens. Parmi eux, le premier, celui d’humanité occupe une place privilégiée, parce qu’il exprime le mobile profond de la Croix-Rouge et que tous les autres principes en découlent; nous l’appellerons le principe essentiel . Les autres principes substantiels sont la non-discrimination et la proportionnalité (confondus, dans la Proclamation, sous le vocable d’impartialité). Le premier est étroitement lié au principe d’humanité ; le second découle des notions d’humanité et de non-discrimination.
Ensuite viennent les principes dérivés : neutralité et indépendance, qui rendent possible la mise en œuvre du principe essentiel et permettent de faire passer, sans déformation, les principes substantiels dans la réalité des faits. Ils assurent aussi à la Croix-Rouge la confiance de tous, qui lui est indispensable pour accomplir sa mission. Là, on est dans le domaine des moyens et non des fins. La neutralité et l’indépendance sont en relation avec la non-discrimination.
La troisième catégorie, enfin, est celle des principes organiques ou institutionnels. Ici viennent le désintéressement et le volontariat (que la Proclamation confond sous « caractère bénévole »), l’unité et l’universalité Ce sont des normes d’application, qui concernent la forme de l’institution et son fonctionnement ; elles apparaissent surtout à propos des tâches déterminées. Leur portée est évidemment moindre. Il faut cependant relever que le principe d’universalité a un caractère mixte, car il touche à la fois l’idéal et la pratique, et découle, pour une part, des préceptes d’humanité et de non-discrimination. Quant au désintéressement et au volontariat, ils se rattachent étroitement au principe d’humanité Enfin, l’unité est liée à la non-discrimination.
La mise en pratique
La doctrine de la Croix-Rouge, nous l’avons dit, est universelle. Son application doit l’être aussi. Si on l’observe scrupuleusement partout, l’activité de la Croix-Rouge, inspirée par elle, suivra dans les différents pays des voies parallèles, ce qui est particulièrement nécessaire en cas de conflit.
Cette doctrine forme un système cohérent, un tout indivisible, dont les différentes parties sont solidaires comme les pierres d’un édifice. On ne saurait donc, suivant la latitude ou la longitude, en accepter certains éléments, alors qu’on en rejetterait d’autres.
La lecture de la Proclamation attire parfois la question suivante: y a-t-il une seule Société de la Croix-Rouge qui mette en pratique, toujours et totalement, cette doctrine admirable ? Il n’est pas aisé d’y répondre. A tout le moins, on constate qu’un bon nombre de Sociétés sont loin de satisfaire à tous les principes fondamentaux de la Croix-Rouge, dans leur lettre ou dans leur esprit [8 ] . Qu’il suffise de mentionner, comme pierres d’achoppement, la non-discrimination dans le secours et la composition organique, l’autonomie à l’égard des pouvoirs publics, la neutralité politique et confessionnelle, l’extension de l’activité au territoire entier.
Alors se pose une seconde question, non moins grave : n’y a-t-il pas de l’hypocrisie à proclamer une Charte réputée intangible et à tolérer en même temps sa transgression ? En vérité, rien, dans la vie n’est absolu. Formulée à un moment de l’histoire, la doctrine de la Croix-Rouge s’applique à un monde vivant, sans cesse en mouvement, à une société faite d’hommes qui ne connaît pas la perfection. Parfois elle représentera le modèle idéal auquel tendre plus qu’une loi rigide et rigoureuse.
Sur le p lan juridique, il est bien certain que le CICR pourrait, dans des cas graves, retirer la reconnaissance internationale, qu’il avait accordée auparavant, à une Société nationale qui se serait mise en contradiction flagrante avec les « conditions de reconnaissance », dont l’une est précisément « d’adhérer aux principes fondamentaux de la Croix-Rouge ». Si le CICR ne possédait pas ce droit, toute la procédure d’entrée à la Croix-Rouge internationale ne serait qu’une farce : il suffirait à une Société d’être en ordre pendant un jour, celui de sa reconnaissance ! La Conférence internationale de la Croix-Rouge a d’ailleurs récemment confirmé ce pouvoir [9 ] . Notons que, jamais encore, le CICR n’a eu à prendre une mesure aussi extrême. D’ailleurs, tant que l’esprit de la Croix-Rouge, qui fait du mouvement une réalité vivante et cohérente, subsiste, les sanctions sont superflues; si cet esprit cessait d’exister, il y a gros à parier que des sanctions seraient alors impuissantes à restaurer le droit.
Ainsi donc, si le CICR veille jalousement au maintien des principes de la Croix-Rouge – c’est là une de ses missions cardinales – on peut être certain qu’il se gardera d’être dogmatique, s’inspirant de l’adage : fortiter in re, suaviter in modo [10 ] . En publiant, avant la seconde guerre mondiale, les conditions de reconnaissance des nouvelles Sociétés de la Croix-Rouge, qu’il avait lui-même formulées, le CICR les faisait suivre d’une mention: vu notamment la complexité du statut juridique international de divers groupements étatiques, le CICR est obligé d’interpréter ces principes avec une certaine souplesse, en tenant compte des circonstancespropres à chaque cas d’espèce [11 ] . Une telle réserve est sage et vaut aussi pour les principes de la Croix-Rouge.
Les Sociétés nationales sont les auxiliaires des pouvoirs publics; elles ont besoin de leur plein appui, et l es relations doivent être confiantes. Ces Sociétés ne peuvent être un corps étranger dans la nation, ainsi que Max Huber l’avait déjà remarqué. On peut donc penser que, le plus souvent, lorsqu’une Société se trouvera, de façon durable, en contradiction avec un des principes, ce sera en raison d’exigences qui lui sont imposées par la loi ou le pouvoir et auxquelles elle ne pourra, elle-même, se soustraire.
En revanche, ce que l’on attend d’elle, c’est qu’elle reste vigilante et qu’elle cherche, en toute occasion, à faire mieux comprendre la signification profonde de la Croix-Rouge ; qu’elle fasse aussi tout son possible pour en revenir à une situation normale.
L’important est de demeurer attaché, quoi qu’il arrive, à l’idéal et à l’esprit de la Croix-Rouge. Dans ce domaine, on peut faire preuve d’intransigeance. Cet idéal et cet esprit ont trouvé leur expression dans les principes substantiels, qui, nous l’avons vu, surpassent les autres. Sur ce plan, la Croix-Rouge ne saurait abdiquer à aucun prix. Elle y restera fidèle ou elle ne subsistera pas.
Quelques mots encore
On note dans le monde un affaiblissement de l’esprit de service. La Croix-Rouge en souffre elle aussi. Il s’agit donc d’abord, pour elle, de revaloriser cet esprit parmi ses membres.
Dans une société en rapide changement, trop de gens semblent perdre de vue les réalités sous-jacentes qui doivent guider l’institution. D. Tansley a décelé, au sein de la Croix-Rouge, beaucoup d’obscurité quant à son rôle fondamental et le manque d’une finalité commune. Il en voit la cause dans le développement diversifié à l’extrême de ses activités au cours de son premier siècle, une tendance qui ne fait aujourd’hui que s’accroître.
Il n’y avait pas de problème aux origines de la Croix-Rouge, alors qu’elle ne s’occupait que des blessés et malades des armées. Mais, aujourd’hui, en dehors de leurs tâches traditionnelles, certaines Sociétés nationales exercent des activités aussi diverses que la lutte contre la pollution, le secours en montagne, l’alphabétisation, la limitation des naissances... A cet égard D. Tansley ne dénonce pas seulement les inconvénients de l’ignorance, mais rien moins que le danger de désintégration. Puisse le présent ouvrage y remédier en quelque mesure et contribuer à faire mieux comprendre un idéal qui nous dépasse tous.
Comme le monde connaît de nouveaux besoins, il est normal de chercher à y faire face. Mais toute souffrance n’est pas forcément du ressort de la Croix-Rouge. Celle-ci ne possède pas encore de programme complet et clairement délimité ; ses éléments en sont dispersés. L’établir sera une tâche difficile, qui exigera du temps et beaucoup de soins.
Certes, la Croix-Rouge présuppose une certaine conception du monde: le respect de la vie, de la liberté individuelle, du bonheur de chacun, le refus de la violence et de la haine, la tolérance, la non-discrimination. De la sorte, on peut dire que sa philosophie est optimiste, puisqu’elle ne désespère pas de l’individu et qu’elle marque par des actes sa foi en l’existence. En effet, s’il ne croit plus qu’il puisse aimer ses frères, l’homme est perdu [12 ] .
Cela dit, la Croix-Rouge n’adhère pas à telle ou telle idéologie. Il ne lui appartient pas d’approuver un système et de condamner les autres. Elle prend le monde comme il est, avec ses lumières et ses ombres, ses forces et ses faiblesses, ses aspirations, ses passions, ses fictions. Ce qu’elle recherche et propose, ce sont, dans le domaine de l’entraide, des solutions pratiques à la taille de l’homme.
Ainsi que le releva it Max Huber, n’oublions pas que la Croix-Rouge ne s’est pas édifiée sur une idée abstraite : elle a été créée sur un champ de bataille, dans la détresse de l’heure, par des hommes et des femmes qui se sont mis à la tâche. C’est de cela qu’elle vit et qu’elle vivra.
La morale de la Croix-Rouge vaut donc dans la mesure où elle se traduira en réalités concrètes. Comme le notait Bergson – et c’est particulièrement vrai à la Croix-Rouge – il faut agir toujours en hommes de pensée et penser en hommes d’action.
Notes
1. Jean Pictet: Les principes de la Croix-Rouge , Genève, 1955.
2. L’auteur tient à'remercier ici les personnes qui l’ont aidé de leurs conseils et, tout particulièrement, M. Jean Pascalis, Secrétaire général-adjoint de la Croix-Rouge suisse, qui lui a fourni un très précieux concours.
3. Donald Tansley : Rapport final : Un ordre du jour pour la Croix-Rouge , Genève, 1975. Ce document et ses annexes constituent une somme importante de faits et d’expériences, que nous citerons à plusieurs reprises, sous la dénomination de « Rapport Tansley ».
4. 1ère Convention de Genève, 1949, article 44 et Protocole I, 1977, article 81.
5. Par souci de concision, nous l’appellerons dorénavant : « la Proclamation ». Elle avait fait l’objet d’une première lecture au Conseil des Délégués de la Croix-Rouge internationale, réuni à Prague en 1961.
6. Ci-après désigné par l’abréviation CICR.
7. C’est la raison pour laquelle nous grouperons parfois sous une rubrique distincte quelques données de philosophie élémentaire, à l’intention de ceux qui voudront approfondir leur étude. Les personnes disposant de peu de temps pourront ainsi la laisser de côté.
8. Le Rapport Tansley relate que, sur 23 Sociétés nationales étudiées, 4 ne répondaient pas aux conditions de reconnaissance et que, pour 2 ou 3 d’entre elles, il y avait des doutes sérieux.
9. XXIIe Conférence, Téhéran 1973, Résolution VI. En outre, les Statuts de la Ligue prévoient expressément pour une Société membre, certains cas de suspension.
10. Résolu dans l’acte, accommodant dans la manière.
11. Manuel de la Croix-Rouge internationale , septième édition, p. 250.
12. Maxence van der Meersch
II. Impartialité
Sous cette rubrique, la Proclamation groupe trois notions voisines, mais distinctes. Il eût été préférable d’en faire trois principes séparés. Nous les examinerons successivement.
1. Non-discrimination
2. Proportionnalité
3. Impartialité
1. NON-DISCRIMINATION
Commentaire
L’idée fondamentale de non-discrimin ation entre les hommes est exprimée dans la première phrase de la Proclamation. Elle avait été formulée ainsi en 1955 : La Croix-Rouge est prête à porter assistance à chacun de manière égale et sans aucune discrimination [1 ] .
Nous rapporterons, tout d’abord, une anecdote vécue. A la fin de la seconde guerre mondiale, une troupe, qui reconquiert son pays, arrive dans une petite ville. Le commandant d’unité s’adresse à la directrice de l’hôpital, sa compatriote, lui expliquant qu’il a de nombreux blessés à déposer. Elle répond que l’hôpital est déjà plein, plein de blessés ennemis. « Mettez-les dehors, dit l’officier, et faites place aux nôtres ». Alors l’infirmière soudain grave, barre la porte de ses bras : « Si vous voulez faire cela, il faudra me tuer d’abord ». Le commandant, un moment, reste interdit. Puis, soudain, il comprend ; il comprend que les ennemis blessés ne sont plus des ennemis, et il donne l’ordre à la colonne de poursuivre sa route.
Tel est le principe de non-discrimination, illustré ici d’une manière simple en ce qui concerne la nationalité. Nous reprendrons plus loin cet exemple.
Pour définir la non-discrimination, nous dirons ce qu’est la discrimination. Ce terme nouveau et en général péjoratif signifie une distinction ou une ségrégation que l’on pratiquerait au détriment de certaines personnes, pour le seul motif qu’elles appartiennent à une catégorie déterminée.
La non-discrimination entre les hommes est le plus grand principe de la Croix-Rouge après celui d’humanité, auquel il s’apparente d’ailleurs. En effet, le principe d’humanité est centré sur la souffrance humaine : c’est elle qui provoque l’action charitable et c’est sur elle que cette action vient se modeler. La sollicitude de la Croix-Rouge ne saurait être limitée ; elle s’étend à tous les êtres, qui sont des « semblables » du fait de leur commune nature [2 ] . Vis-à-vis de ceux qui ont besoin d’aide, quels qu’ils soient, la Croix-Rouge manifestera donc une pareille disposition à servir.
D’emblée, après la bataille de Solférino, Henry Dunant avait lancé cet appel dans sa conséquence extrême : soignez les ennemis blessés comme les amis. Dès son berceau, la Croix-Rouge a fait admettre cet impératif de l’humanité. C’est même pour cela qu’elle s’est créée. Si elle était infidèle à cet idéal, elle disparaîtrait.
La non-discrimination a trouvé, dès 1864, son expression dans les Conventions de Genève et, plus tard, dans la législation des droits de l’homme. C’est d’ailleurs une règle déjà ancienne de la morale (ou déontologie) médicale. Toutefois on la chercherait en vain dans le Serment d’Hippocrate, tel que cet illustre médecin de l’Antiquité l’avait formulée. Et lui-même avait refusé d’aller soigner les Perses, atteints de la peste, « car ce sont nos ennemis », avait-il déclaré. Mais la non-discrimination figure naturellement en bonne place dans le « Serment de Genève » et le Code d’éthique de l’Association médicale mondiale, adoptés au XXe siècle.
Tel est un des grands progrès que la pensée moderne a réalisés. Aujourd'hui, comme l’a écrit Louis Pasteur : on ne dit pas à un malheureux : quel est ton pays, quelle est ta religion, mais : tu souffres, tu m’appartiens et je te soulagerai .
Après les tristes expériences de la seconde guerre mondiale, on a jugé devoir condamner expressément les autres distinctions arbitraires, en plus de la nationalité. Ainsi, la Proclamation exclut les distinctions de nationalité, de race, de religion, de condition sociale ou d’appartenance politique . On aurait pu également interdire les distinctions fondées sur tout autre critère analogue , comme le font les Conve ntions de Genève, car, bien entendu, la liste n’est pas limitative; elle donne les exemples les plus marquants.
Dans quels domaines la Croix-Rouge est-elle appelée à combattre la discrimination ? Dans les domaines qui la concernent et, tout d’abord, dans son action matérielle, c’est-à-dire lorsqu’elle donne des soins ou distribue des secours. Ensuite – et c’est là surtout la mission du CICR – quand elle demande à l’autorité d’accorder à toutes les victimes le même traitement humain. Enfin – et nous parlons ici des Sociétés nationales – comme nous le verrons à propos du principe d’unité, en étant accessible à tous ceux qui veulent en devenir membres. Dans ce dernier cas, il s’agit d’un principe organique : nous ne sommes plus sur le plan des fins, mais sur celui des moyens.
Nous avons dit que, pour la Croix-Rouge, l’exigence de non-discrimination était totale. Cependant, dans des circonstances exceptionnelles, il peut y avoir nécessité de procéder à un choix : ainsi, lorsqu’un médecin ou une infirmière, faute de remèdes en suffisance, n’est en mesure de sauver qu’une partie des malades dont il a la charge. C’est souvent un drame pour la Croix-Rouge, comparable à celui d’un radeau qui va couler avec sa charge humaine si d’autres naufragés s’y accrochent. Peut-on frapper à coups d’aviron sur les mains d’êtres humains – des mains d’enfants peut-être – seulement parce qu’ils ne sont pas arrivés les premiers ?
Nous avons eu connaissance de cas où des médecins n’ont soigné que les malades ou affamés qui avaient encore une chance de survie, laissant mourir sans secours ceux qui étaient irrémédiablement perdus. Tout cela représente des cas de conscience, comme on les appelle, parce que la décision appartient à l’individu responsable, qui se déterminera après avoir pesé, au plus profond de lui-même, le pour et le contre.
Dans les cas extrêmes que nous avons mentionnés, le médecin ou l’homme de Croix -Rouge pourra trancher en s’inspirant des considérations sociales et humaines qui prévalent dans la communauté à laquelle il appartient. C’est ainsi, par exemple, qu’il pourra donner la préférence à ceux qui ont des charges de famille plutôt qu’aux célibataires, aux jeunes plutôt qu’aux vieux, aux femmes plutôt qu’aux hommes. Il pourra aussi s’en remettre au hasard. Mais s’il se laisse conduire par des raisons personnelles, pourvu qu’elles soient désintéressées, qui pourrait le lui reprocher ? Car, qui peut se targuer de détenir les normes de la Justice absolue ?
Un peu de philosophie
Pour ceux qui désirent aller au fond des choses, il faut se demander pourquoi et comment on en est venu, dans le monde, à reconnaître ce principe de non-discrimination ou, si l’on préfère, celui de l’égalité des droits entre les hommes.
Toutes choses qui sont égales en certains de leurs aspects sont en même temps inégales sous d’autres aspects, ne serait-ce que par leur place dans l’espace. Ce qui est vrai pour les choses l’est aussi pour les hommes : ils sont à la fois égaux et inégaux entre eux, suivant le point de vue d’où on les considère. Dans le domaine des droits, on regarde les hommes sous l’angle de l’égalité ; dans le domaine des besoins et de l’assistance sous l’angle de l’inégalité. Lorsqu’une discrimination se commet, c’est toujours pour des motifs étrangers au cas concret et parce que l’on ne voit, dans un cas donné, que les éléments qui marquent une inégalité entre les hommes, dans un domaine où c’est l’égalité qui devrait primer.
Dans la présente rubrique, nous examinerons le problème de l’égalité. Si l’on en est venu à reconnaître aux hommes l’égalité des droits, c’est surtout pour des raisons pratiques. Car bien sûr que, dans le monde, les hommes ne sont pas égaux entre eux ! Les uns sont grands, les autres petits; les uns sont inte lligents, les autres moins, et l’on pourrait multiplier les exemples. De fait, ils se distinguent par toutes leurs qualités physiques, intellectuelles et morales.
En leur appliquant l’égalité de traitement, on obéit à une règle mathématique, mais non à l’équité et moins encore au sentiment d’humanité. L’égalité ne serait juste que s’adressant à des gens identiques et dans des circonstances semblables, ce qui ne se produit jamais.
L’idéal serait de donner à chacun non pas la même chose qu’aux autres, mais ce qui lui convient personnellement, en raison de sa nature et de sa situation propre. Un tel mode de partage n’est pas exclu lorsqu’on se trouve en présence d’un petit nombre de personnes, mais il n’est pas praticable sur le plan de la collectivité. D’une part, les cas individuels, toujours complexes, sont si nombreux qu’on s’y perdrait. D’autre part, on s’engagerait sur la voie de l’appréciation subjective, avec de grands risques de partialité et d’erreur. Et lorsque l’Etat se préoccupe de fixer les droits abstraits des citoyens, la différenciation est tout simplement impossible.
Voilà pourquoi la société a pris comme base le postulat de l’égalité des droits entre les hommes. Cette notion est, en fin de compte, la plus commode pour régler les rapports entre les individus. Elle ne lésera gravement personne et si elle n’atteint pas la plus haute justice, elle atteint déjà une certaine justice. Elle n’est d’ailleurs pas sans valeur, car elle a permis que le monde des maîtres et celui des serviteurs se rejoignent et ne deviennent qu’une seule humanité [3 ] .
2. PROPORTIONNALITÉ
Commentaire
Le principe de proportionnalité, que l’on pourrait aussi appeler principe d’équité, est exprimé par la seconde phrase de la Proclamation : Elle s’applique seulement à secourir les individus à la mesure de leur souffrance et à subvenir par priorité aux détresses les plus urgentes .
Cette rédaction n’est pas parfaite. Il serait plus clair de dire : Elle s’applique à secourir les individus à la seule mesure de leur sou ffrance et à subvenir aux détresses selon leur ordre d’urgence . Ce principe a été formulé d’une manière plus technique et plus précise en 1955 [4 ] : L’aide disponible sera répartie d’après l’importance relative des besoins individuels et suivant leur ordre d’urgence .
Cette notion a trouvé aussi son écho dans les Conventions de Genève. Leur version de 1949 prohibe les distinctions « défavorables ». Ainsi les femmes seront traitées avec les égards dus à leur sexe. De même, il est normal de favoriser les enfants et les vieillards. On admet également que des conditions meilleures de logement ou d’habillement soient faites pour des captifs habitués à un climat tropical.
A côté de l’inégalité quantitative de traitement, les Conventions établissent son inégalité dans le temps. Ainsi y lit-on que seules des raisons d’urgence médicale autoriseront une priorité dans l’ordre des soins . De même, lorsque le personnel sanitaire doit faire face à un afflux de blessés, il soignera d’abord les hommes à qui un délai serait fatal, ou du moins préjudiciable, pour s’occuper ensuite de ceux dont l’état ne réclame pas une intervention immédiate. De même, pour les agents de la Croix-Rouge, une distribution de vivres ou de méd icaments devra se conformer aux nécessités les plus pressantes.
C’est ici que nous reprendrons l’anecdote rapportée à propos de la discrimination, celle de l’infirmière-chef qui refuse d’accueillir ses compatriotes blessés parce que son hôpital est plein de blessés ennemis. Sans doute, l’état de tous les hommes hospitalisés était-il très sérieux, car, autrement, la situation aurait admis une solution plus nuancée : traiter les blessés les plus gravement atteints des deux camps – ceux pour lesquels une hospitalisation immédiate ou une opération chirurgicale s’imposait – et diriger les blessés légers des deux nationalités – ceux dont le transport pouvait s’effectuer sans risque – vers un asile plus éloigné.
Les principes d’humanité et de non-discrimination voudraient que tous les hommes soient pleinement et immédiatement secourus. Malheureusement, dans la réalité de la vie, les ressources disponibles sont insuffisantes pour soulager à la fois toutes les misères. Il faut donc une clef de répartition. La voici : à souffrances égales, l’aide sera égale ; à souffrances inégales, l’assistance sera proportionnée à leur intensité et tiendra compte de leur urgence respective. Pour la Croix-Rouge, il y a des distinctions licites et même obligatoires à opérer entre les hommes : ce sont précisément celles qui se fondent sur les besoins.
La proportionnalité est un des principes essentiels à l’action de la Croix-Rouge, même si l’on a mis longtemps pour le découvrir. Un des dirigeants d’une Société nationale l’avait cependant discerné lorsqu’il écrivait : Il n’y a qu’une règle pour la Croix-Rouge : la plus grande aide au plus grand besoin [5 ] .
Il serait inéquitable d’offrir la même aide à des gens éprouvés différemment. Le bon sens l’indique. Prenons un exemple très simple. Après un repas sur l’herbe, il vous reste deux pains. Vous rencontrez deux voyageurs : l’un n’a pas faim, il est repu; l’autre n’a pa s mangé de la journée. Que ferez-vous : donner un pain à chacun d’eux ? Non, bien sûr; vous donnerez les deux pains à celui dont l’estomac crie famine.
La pratique de la Croix-Rouge
Le principe de proportionnalité, qui paraît pourtant évident, est difficile à appliquer pleinement dans la pratique; il se heurte à maints obstacles.
Prenons des exemples dans le domaine de la Croix-Rouge. Pendant la seconde guerre mondiale, le CICR a transporté et distribué dans les camps de prisonniers de guerre de certains pays des quantités énormes de colis de secours qu’il recevait des pays d’origine de ces prisonniers. Il a accepté cette tâche parce qu’il est déjà bon qu’une partie des victimes soient aidées. Mais il y avait aussi de nombreux prisonniers qui ne recevaient rien, parce que leur pays était hors d’état d’agir. Le CICR s’est alors efforcé d’obtenir qu’une partie des colis destinés aux plus fortunés aille aux plus dénués. Les donateurs y ont parfois consenti, mais c’est resté exceptionnel et cela a porté sur un volume minime.
Relevons aussi que les Sociétés nationales de la Croix-Rouge, au cours du même conflit, ont envoyé des colis presque exclusivement à leurs compatriotes retenus chez l’ennemi. Elles ont rarement songé à secourir les prisonniers ennemis internés sur leur territoire. Cela aurait cependant été plus aisé sur le plan matériel. Il serait bien conforme à l’esprit de la Croix-Rouge qu’elles apportent un complément d’assistance aux captifs de nationalité adverse dans leur pays.
Les Sociétés nationales savent combien il est difficile de collecter de l’argent en faveur de victimes situées au-delà des frontières. On leur objecte souvent : « aidez d’abord chez nous et ensuite à l’étranger », car cette forme d’égoïsme national est très répandue. Et, lorsque la Société est en mesure d’acheter les denr ées, on lui demande encore de favoriser le commerce local, sous le prétexte que l’argent, venant du pays, doit être dépensé dans le pays, même si les produits qu’on y trouve sont deux fois plus chers qu’ailleurs.
Autre problème : on a constaté que, lorsque les neutres aident les gens d’un pays en guerre, ils veulent le faire selon telle ou telle affinité personnelle, sentimentale ou pratique. Ainsi les gens d’une profession aideront ceux de la même profession, les jeunes aideront les jeunes, un parti politique ses sympathisants, les adeptes d’une confession leurs coreligionnaires. Et c’est humain. Comme dans l’entraide familiale, chacun s’occupe de ceux qui dépendent de lui, envers qui il se sent des responsabilités, en laissant aux autres le soin de faire pareillement à l’égard d’autres groupes.
De même, on aide plus volontiers et plus généreusement les habitants des régions les plus voisines, s’ils sont victimes, par exemple, d’une catastrophe. Cela vient de ce que l’homme est naturellement porté à ne s’émouvoir que des souffrances qu’il voit, qu’il touche du doigt, parce qu’elles éveillent sa pitié et son sens de la solidarité. Sans le verre grossissant de l’imagination, la charité est myope. C’est comme une loi physique : l’aide donnée par le public est inversement proportionnelle au carré de la distance. Conséquence : dans un continent pauvre, il n’y a que des pauvres pour aider des plus pauvres ; dans une région riche, ce sont des riches qui aident de moins riches [6 ] .
Un exemple : on se rappelle le magnifique élan de solidarité qui a suivi la catastrophe de Fréjus, petite ville du sud de la France, où un barrage s’était rompu. La somme recueillie fut énorme – des millions de francs – pour les quelques milliers de sinistrés, qui tous furent réinstallés. C’est très bien. Mais, à la même époque, un délégué du CICR rentrait d’Orient et révélait la misère de centaines de milliers de personnes déplacées. L’appel qui fut l ancé en leur faveur tomba en même temps que celui de Fréjus : l’on ne reçut que des sommes dérisoires.
Si chacun s’occupe de son prochain, il y a, hélas, des gens qui n’ont pas de prochain, des gens dont personne ne s’occupe. Eh ! bien, la Croix-Rouge est là justement pour rétablir l’équilibre. Elle tentera d’obtenir des dons pour ceux qui ne reçoivent rien. Car c’est la Croix-Rouge qui dit au malheureux : je t’aime parce que personne ne t’aime, je t’aime parce qu’on te hait.
Il faudrait donc que le public lui fasse confiance, la soutienne régulièrement, sans spécifier une attribution particulière à ses générosités, et lui laisse répartir les dons selon les seuls besoins, qu’elle connaît et qu’elle
est en mesure de comparer. Mais, malheureusement, le public ne donne pas « à froid »; il donne seulement, nous l’avons vu, sous le coup de l’émotion.
Il faut donc mieux le renseigner. Voici ce qu’écrivait déjà, à ce propos, dans les premiers temps de la Croix-Rouge, Mme de Gasparin, une grande figure humanitaire : Autrefois, les nouvelles avaient la marche pesante; ce qui se faisait au bout du monde, on ne le savait guère qu’un an après. Si c’était du sang versé, la terre avait eu le temps de le boire; si c’était des larmes, le soleil avait eu le temps de les sécher. Les douleurs qui ne parlaient pas de tout près laissaient le coeur assez tranquille . Et c’est Moynier, l’un des fondateurs de la Croix-Rouge, qui poursuit : On sait maintenant chaque jour ce qui se passe sur la terre entière... le temps n’intervient plus pour émousser les impressions... Les descriptions que donnent les journaux quotidiens... placent pour ainsi dire les agonisants des champs de bataille sous les yeux du lecteur et font retentir à ses oreilles, en même temps que les chants de victoire, les gémissements des pauvres mutilés qui remplissent les ambulances .
Ces paroles saisissantes sont encore bien plus vraies aujourd’hui, un siècle plus tard, alors que le monde s’est tellement « rétréci » par l’effet des moyens de transport, de télécommunication et d’information rapides, comme la radio et la télévision. Il en résulte que le « prochain », c’est maintenant aussi le « lointain », ce sont les multitudes qui souffrent partout sur notre globe.
Il faut voir là une grande amélioration pour les deshérités. D’abord, parce que l’on connaît plus vite et mieux les maheurs des hommes, ensuite parce que le secours arrive plus vite. Enfin, et surtout : les gens heureux, les « nantis », ceux qui mangent à leur faim, ne peuvent plus ignorer les détresses : celles-ci les hantent et leur font honte, à tel point qu’ils ne peuvent plus les supporter et qu’il faudra bien, pour retrouver le sommeil, qu’ils ouvrent leur bourse.
Mais une meilleure information entraîne aussi un danger : celui de saturer le public, d’émousser sa sensibilité et de le « vacciner » contre les appels à sa générosité.
D’autres circonstances peuvent encore apporter des tempéraments au principe de proportionnalité. Prenons un exemple dans la vie de tous les jours. Vous sortez de votre appartement et, de chaque côté de la porte, se trouve un solliciteur. Si vous êtes pressé, vous donnerez à chacun la même somme. Mais, si vous avez le loisir de regarder ces deux hommes, vous verrez que l’un est vieux : il devrait recevoir plus. Mais l’autre, s’il est jeune, n’a qu’un bras. Est-ce lui le plus digne de pitié ? Si vous avez le'temps, vous leur parlerez et apprendrez que le plus âgé est un réfugié, seul au monde, mais que le plus jeune a des enfants à sa charge. Et l’on pourrait multiplier les raisons de favoriser l’un ou l’autre. Donner la même chose à chacun est déjà bien, à défaut d’une assistance plus attentive, plus appropriée. La distinction dans le secours est un c hemin ardu. Il demande beaucoup de peine, de temps, disons-le, beaucoup d’amour.
Si le simple particulier, cherchant à être juste, veut s’engager dans le détail des cas individuels, pourvu qu’ils ne soient pas trop nombreux, il est, en revanche, impossible à une institution de le faire sur le plan de l’entraide collective et, à plus forte raison, internationale : elle ne dispose ni du temps ni du personnel qu’il faudrait.
Quand on possède une seule dose de sérum pour deux malades, on ne la partage pas, car aucun ne serait guéri. Il faudra – si pénible que soit le choix – la donner à l’un des deux. De même et de façon générale, il n’est pas toujours possible, ni souhaitable, de fractionner les secours à l’infini. Pour être efficace, l’assistance doit souvent être complète, prolongée. Mieux vaudra donc alors mener à fond une action secourable dont l’objet est limité plutôt que d’éparpiller en maints lieux des ressources qui demeureraient partout insuffisantes.
Ainsi, nous touchons du doigt une vérité relevée dans l’introduction, à savoir que les principes ont un caractère théorique. Dans la pratique, on ne peut pas toujours les prendre au pied de la lettre. Mais si leur valeur est relative, elle n’en est pas moins grande : ils montrent l’idéal auquel il faut tendre.
Un peu de philosophie
Dans la rubrique précédente, nous avons évoqué le problème philosophique de l’égalité et de l’inégalité entre les hommes, en traitant de leur égalité. Nous aborderons maintenant l’aspect d’ inégalité .
Depuis la fin du XVIIIe siècle, on a admis que les richesses du monde ne doivent pas profiter qu’à une poignée de privilégiés. On a compris aussi que la souffrance, la pauvreté, la maladie et l’ignorance ne sont pas le lot fatal et inévitable de la grande masse des individus. On a donc revendiqué pour chacun une part du patrimoine commun, une place au soleil, une parcelle de bonheur.
On a compris également que chercher à créer l’égalité complète entre les hommes serait un non-sens, vu les différences multiples qui les séparent, et qu’il serait absurde de penser que tous les êtres peuvent tout posséder et connaître le paradis sur terre. Alors on a recherché un moyen-terme raisonnable, soit d’offrir à tous un minimum d’avantages : ce que chacun demande pour lui et qu’il est en même temps prêt à reconnaître aux autres. C’est ainsi que l’on parle d’égalité de traitement ou de minimum vital.
Mais les hommes ont des besoins foncièrement différents, soit en raison de leur nature propre, soit parce que le cours de la vie a rompu l’égalité entre eux. L’équité conduira à rétablir l’équilibre. Or, ramener les hommes à un même niveau, c’est s’occuper le plus efficacement et en premier lieu des plus dénués d’entre eux ; c’est répartir l’assistance proportionnellement à la détresse. On ne peut remédier à une inégalité dans la situation que par une inégalité dans la prestation.
Prenons un exemple tout-à-fait en dehors de la Croix-Rouge : les contributions publiques. Il fut un temps où seuls les pauvres payaient l’impôt. Cette criante injustice fut à l’origine du mouvement révolutionnaire à la fin du XVIIIe siècle. L’équité commande-t-elle alors de réclamer la même taxe à chacun ? Nullement. On a partout admis le principe de la proportionnalité : chacun verse une contribution en rapport avec ce qu’il gagne et ce qu’il possède. Plus même, on applique maintenant un système de progressivité : les riches prennent aux dépenses de l’Etat une part plus que proportionnelle, car plus les ressources d’une personne s’éloignent, vers le haut, du minimum vital, plus le superflu augmente et peut être frappé lourdement. Ici on a tenu compte d’un juste motif tiré de considérations économiqu es.
Le principe de non-discrimination, énoncé plus haut, ne peut pas être entendu absolument. Il nécessite un correctif. Il y a des distinctions qu’il est légitime et même nécessaire d’opérer. Dans le domaine qui nous occupe, ce sont celles qui se fondent sur la souffrance, les besoins ou la faiblesse naturelle, et seulement celles-là. Ainsi, des distinctions seront pratiquées au bénéfice des individus afin de parer aux inégalités résultant de ces facteurs. C’est pourquoi, plus encore qu’égalitaire, on peut dire que la Croix-Rouge est égalisatrice.
3. IMPARTIALITÉ
S’il est peu opportun d’avoir classé les principes de non-discrimination et de proportionnalité sous la même rubrique, il est inexact d’avoir donné à cette rubrique le nom d’impartialité, car celle-ci est une qualité personnelle de l’individu appelé à juger, à choisir ou, pour « l’homme de Croix-Rouge », à distribuer des secours ou à donner des soins. L’impartialité proprement dite se manifeste dans l’application de règles antérieurement posées et reconnues comme valables sans céder, par intérêt ou sympathie, à un entraînement en faveur ou à l’encontre des personnes en cause. Pour la Croix-Rouge, ces règles sont précisément les trois principes que nous avons déjà examinés – humanité, non-discrimination et proportionnalité – et qui constituent les règles d’action de la Croix-Rouge, ou principes substantiels.
Avec l’impartialité proprement dite commence une autre série de trois principes – où nous trouverons aussi la neutralité et l’indépendance – que nous avons appelés principes dérivés et dont le but est d’assurer à la Croix-Rouge la confiance de tous, qui lui est indispensable. On n’est plus dans le domaine des fins, mais des moyens.
La Proclamation a renouvelé l’erreur que la Croix-Rouge avait, dès ses débuts, commise, c’est-à-dire de confondre l’impartialité avec la non-discrimination entre les hommes ; faisant ainsi, elle a pris pour le principe lui-même la manière de l’appliquer. La non-discrimination procède de la notion d’égalité entre les hommes; celle-ci découle d’une réflexion philosophique sur la nature de l’espèce humaine ; elle concerne l’objet même de l’action : les hommes qui souffrent. Au contraire, l’impartialité est une qualité que l’on attend des agents appelés à agir en faveur de ces hommes qui souffrent. S’ils ne l’observent pas, ce sont des agents infidèles.
On peut dire aussi, en d’autres termes, que le principe de non-discrimination écarte les distinctions objectives entre les individus. Le principe d’impartialité écarte les distinctions subjectives. Prenons des exemples : si une Société de secours exclut de sa sollicitude une classe déterminée d’individus (disons en raison de leur appartenance ethnique) elle viole le principe de non-discrimination. Mais si un de ses collaborateurs avantage un de ses amis par rapport aux autres ou désavantage quelqu’un qu’il n’aime pas, il contrevient à l’impartialité.
Il est bien certain qu’une fois posé et admis le principe de non-discrimination, le principe d’impartialité proprement dit n’a plus du tout la même importance. Cela ne signifie pas, cependant, qu’il faille renoncer à l’exprimer, car la partialité est insidieuse, du fait même que, le plus souvent, elle n’apparaît pas au grand jour, mais manœuvre dans l’ombre. Et puis l’impartialité rejoint l’idéal même de la Croix-Rouge, qui lui commande de n’exclure personne de sa sollicitude.
Les rédacteurs de la Proclamation n’ont pas retenu la notion d’impartialité proprement dite, ou du moins ont considéré qu’elle était couverte. Elle avait en 1955, reçu le libellé suivant [7 ] . la Croix-Rouge agira sans faveur, ni prévention à l’égard de quiconque . On pourrait dire plus précisément : les agents de la Croix-Rouge agiront...
Pour définir l’impartialité, il faut remonter au terme de partial, qui en est la source. Partial signifie : qui prend parti en suite de prévention ou de préférence personnelle. On retrouvera ces deux éléments dans l'expression contraire, mais la négation ne porte que sur le mobile. Ainsi, on ne peut appeler impartial celui qui n’agit pas – ce serait confondre impartialité et neutralité – mais est impartial celui qui, lorsqu’il agit, le fait sans prévention.
L’impartialité suppose que l’homme appelé à agir jouisse d’une liberté suffisante. Cette liberté est double : elle s’entend vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis du monde. Cette dernière, c’est l’indépendance, dont nous parlerons dans un autre chapitre. Quant à la liberté intérieure, elle est peut-être plus difficile encore à conquérir : la passion, les complexes psychiques, les idées reçues faussent le comportement des êtres et, ce qui est grave, le plus souvent à leur insu. Soulignant combien l’impartialité est ardue, Gœthe a dit dans ses Aphorismes : J e puis promettre d’être sincère, mais non d’être impartial .
L’impartialité repose sur un examen précis, complet, objectif des problèmes et sur une appréciation exacte des valeurs en cause. Elle demande un effort soutenu pour « dépersonnaliser » l’action charitable ; elle sera parfois le fruit d’une victoire remportée de haute lutte sur soi-même.
Il y a surtout risque de partialité dans les cas de guerre civile, de troubles intérieurs ou de tensions politiques. Dans de tels conflits, on ne connaît que trop bien ses adversaires et l’on a des raisons personnelles de leur en vouloir. C’est si vrai qu’en 1912 encore, une Conférence internationale de la Croix-Rouge avait refusé d’aborder le problème de l’assistance aux victimes des guerres civiles, un des délégués ayant dit que « la Croix-Rouge ne saurait avoir de devoirs à remplir auprès d’insurgés, qui ne peuvent être considérés que comme des criminels ». Depuis lors, heureusement, les Conférences de la Croix-Rouge sont revenues à une plus saine conception des principes de l’institution !
Dans les limites de son pays, une Croix-Rouge nationale apportera son assistance à tous ceux qui souffrent. Les coupables eux-mêmes ne seront pas exclus, s’ils en ont besoin, ce qui parfois a été mal compris. Or, la Croix-Rouge ne s’immisce en rien dans l’exercice régulier de la justice ; son action ne fait pas échec au droit essentiel qu’a l’Etat de réprimer les infractions aux lois. Ce que la Croix-Rouge demande, c’est que chacun soit humainement traité ; si l’individu est coupable, il sera condamné par les tribunaux ; mais il devra bénéficier d’un régime convenable et recevoir les soins que requiert son état de santé.
Pour terminer cette rubrique, nous donnerons, entre mille, une anecdote vécue et combien saisissante qui montre que, dans les situations les plus contraires, l’idéal de la Croix-Rouge peut triompher malgré tout. Dans un pays en proie à la guerre civile, le procureur général de l’Etat fait arrêter l’un des chefs de la révolution. En représailles, le mouvement insurrectionnel met à prix la tête du procureur général. Or, la Croix-Rouge de ce pays reçoit un appel au secours : il est urgent d’aller relever un blessé grave dans la région des combats. Elle n’hésite pas, envoie une ambulance malgré le danger, et le sauve. Qui est le blessé ? C’est le fils du chef révolutionnaire arrêté. Qui conduit l’ambulance ? C’est l’épouse du procureur général qui a fait arrêter le père. Omnia vincit amor [8 ] .
Notes
1. J. Pictet : Les principes de la Croix-Rouge
2. Pour les Sociétés nationales ce sera le plus souvent dans les limites de leur pays. Personne n’attend d’elles qu’elles dispersent leurs ressources aux quatre coins du monde, ainsi que nous le verrons à propos de l’universalité.
3. Jean-G. Lossier : Les civilisations et le service du prochain , Paris, 1958, p. 224.
4. J. Pictet : Les principes de la Croix-Rouge .
5. Sir John Kennedy, Vice-président exécutif de la Croix-Rouge britannique : “there is only one rule for the Red Cross : the greatest help to the greatest need ”(1946).
6. Comme nous le verrons, le développement des moyens modernes d’information fait que la distance géographique joue aujourd’hui un rôle moindre que naguère.
7. J. Pictet : Les principes de la Croix-Rouge.
8. L’amour triomphe de tout (Virgile).
III. Neutralité
Généralités
Le texte de 1955 se lisait : La Croix-Rouge doit observer une stricte neutralité dans le domaine militaire, politique, confessionnel et philosophique [1 ] .
Aucune idée n’a suscité, dans le monde de la Croix-Rouge, plus de confusion que la neutralité, car ce terme couvre plusieurs notions différentes. Avant de les analyser, quelques considérations générales s’imposent
Le mot « neutre » vient d’un mot latin qui signifie : ni l’un ni l’autre. C’est donc une notion essentiellement négative : est neutre celui qui ne prend pas parti dans un conflit.
La neutralité n’a pas, en elle-même, de valeur morale. Elle ne peut être appréciée qu’en fonction des circonstances. Elle prend un aspect moral et peut revêtir même de la grandeur lorsqu’elle procède d’une volonté bien arrêtée, qui permettra à une institution de mettre ses principes fondamentaux en pratique et d’exercer fidèlement sa mission ; tel est justement le cas pour la Croix-Rouge.
Sur le plan général, la neutralité suppose deux éléments : une attitude d’abstention et l’existence de personnes ou de collectivités qui s’opposent. Mais si la neutralité définit l’attitude de la Croix-Rouge à l’égard des belligérants ou des idéologies, elle ne détermine jamais son comportement envers les êtres qui souffrent. Car, d’abord, les blessés ne se battent pas entre eux. Et puis surtout, le propre de la Croix-Rouge c’est d’agir et non de rester passive [2 ] .
On a souvent confondu neutralité et impartialité, du fait que l’une et l’autre impliquent des collectivités ou des théories en opposition et demandent une certaine réserve. Mais ces notions sont bien différentes : le neutre refuse de se prononcer ; l’impartial choisit selon des règles prééta blies.
La neutralité exige une réelle maîtrise de soi ; c’est une discipline que l’on s’impose, un frein que l’on met à l’entraînement impulsif des passions. Celui qui gravira ce chemin ardu verra qu’il est rare, dans une controverse, qu’une partie ait entièrement raison et l’autre entièrement tort; il sentira la futilité des motifs que souvent l’on invoque pour lancer des peuples les uns contre les autres. A cet égard, on peut dire que la neutralité est un premier pas vers la paix.
Si la neutralité est, comme l’impartialité, si souvent méconnue et rejetée, c’est parce que chacun veut être à la fois juge et partie, sans disposer d’un critère universellement valable. Chacun s’imagine, non sans naïveté, que sa cause est la seule juste : ne pas s’y rallier, c’est donc offenser la vérité et le bon droit.
Commentaire
a) La confiance
Le texte de la Proclamation commence par les mots : afin de garder la confiance de tous . Ces mots ne font pas partie du principe, ils en expliquent seulement le pourquoi. Ces mots valent aussi pour l’impartialité proprement dite, dont nous avons parlé, et pour l’indépendance, dont nous parlerons. Nous sommes, en effet, en présence de trois principes, que nous avons appelés dérivés et qui n’appartiennent pas aux fins, mais aux moyens. Ils concourent à l’application des trois grands principes, dits d’action, et garantissent le bon fonctionnement de l’institution. La confiance est, pour la Croix-Rouge, un élément vital : sans elle on ne lui confiera plus – le mot l’indique – des tâches d’utilité publique et on ne lui remettra plus de dons. Si une Société nationale ou ses agents se lançaient dans les luttes idéologiques, comment imaginer qu’ils conservent leur crédit auprès des partis d’opposition et qu’en cas de crise – nous pensons surtout au conflit intérieur – ils soient admis à continuer d’exercer leur rôle dans les deux camps ?
Cependant, ces mots explicatifs ont été critiqués, comme étant trop faibles et ne donnant qu’une seule des raisons qui justifient la neutralité. Sans doute faudra-t-il être plus explicite lors d’une révision future. On pourrait dire par exemple : afin de garder la confiance de tous et de maintenir son unité .
b) La neutralité militaire
On trouve ensuite la mention que la Croix-Rouge s’abstient de prendre part aux hostilités . Il s’agit de la neutralité dans le domaine militaire, et telle est, en effet, la première acception de la neutralité.
L’affirmation est évidente, mais non moins nécessaire. Certains ont trouvé sa forme trop sommaire, voire brutale. Il est vrai que l'expression doit s’appliquer à toutes les formes de lutte et pas uniquement aux opérations militaires au sens étroit. De même, il faut qu’elle couvre non seulement les conflits entre nations, mais aussi les guerres civiles et troubles intérieurs. Peut-être sera-t-il bon de dire plutôt : elle s’abstient de prendre part aux conflits armés de toute nature .
Nous n’avons pas à traiter ici de la neutralité des Etats, c’est-à-dire la position qu’adopte, vis-à-vis de Puissances en guerre, un pays, dit neutre, qui ne prend point de part au conflit. Mais nous avons à parler de la neutralité que la Croix-Rouge doit observer en temps de conflit.
En vertu des Convent ions de Genève, le personnel qui soigne les blessés et les malades, et qui peut appartenir au Service de santé de l’armée ou à la Société nationale de la Croix-Rouge, est protégé jusque sur le champ de bataille [3 ] . On doit le respecter, ainsi que les hôpitaux et ambulances. On n’a pas le droit de lui tirer dessus. Il est naturel qu’en contrepartie de cette immunité, ce personnel s’abstienne de toute ingérence, directe ou indirecte, dans les opérations de guerre. Considéré par l’ennemi comme neutre, dans l’intérêt supérieur des victimes, il a l’obligation de se conduire comme tel, avec une parfaite loyauté. Placé au-dessus de la lutte, il ne doit pas commettre ce que la Convention appelle des actes nuisibles à l’ennemi , c’est-à-dire des actes qui, en favorisant ou en entravant le cours des hostilités, nuiraient à la partie adverse. Un exemple parmi les plus graves : tolérer un poste d’observation militaire sur un hôpital.
Lors de grands conflits armés, des membres du personnel sanitaire, en pays occupés, ont parfois fait de la « résistance » et commis ou favorisé des actes d’espionnage ou de sabotage. Ils obéissaient certainement à un impératif patriotique puissant et hautement honorable. Mais ils n’en transgressaient pas moins les lois de la Croix-Rouge et ils risquaient, par là-même, de provoquer des mesures de sanction frappant de nombreux innocents. Si l’on veut, dans l’intérêt général, que les institutions de la Croix-Rouge continuent à exercer leurs tâches dans les territoires occupés, il faut que, par leur attitude irréprochable, leurs agents conservent la pleine confiance des autorités. On ne peut à la fois servir la Croix-Rouge et combattre : il faut choisir.
Mais la neutralité militaire s’impose également dans toutes les sphères d’action de la Croix-Rouge en temps de guerre. Ainsi, par exemple, une Société fera bien de refuser de s’associer à des collectes pour la défense nationale.
Réciproquement et en conformité avec la lettre et l’esprit des Conventions de Genève, les autorités ne doivent mettre aucun obstacle aux activités de secours de la Croix-Rouge, car l’assistance humanitaire ne doit jamais être considérée comme une ingérence dans le conflit, en d’autres termes comme une entorse à la neutralité.
c) La neutralité idéologique
Puis la Proclamation dit que la Croix-Rouge s’abstient de prendre part... en tout temps, aux controverses d’ordre politique, racial, religieux ou philosophique . Telle est la seconde acception de la neutralité. On se sert de ce terme pour caractériser la réserve que la Croix-Rouge tout entière doit s’imposer vis-à-vis de toute doctrine, en dehors de la sienne propre, la distance qu’elle doit maintenir à l’égard de controverses qui lui sont étrangères et qui compromettraient son caractère universel. La Croix-Rouge répond aux besoins de tous les hommes et elle agit selon des principes admis dans le monde entier. Ce faisant elle s’est placée, peut-être sans le savoir, à la pointe de la civilisation. La neutralité de la Croix-Rouge est un signe de sa sérénité, de sa fidélité à son idéal. Toute idéologie à laquelle la Croix-Rouge s’inféoderait ne pourrait qu’amoindrir sa liberté d’action et son objectivité.
Cette neutralité n’est plus la neutralité militaire, mais elle lui ressemble de plus en plus, à notre époque de « guerre froide ». Si l’on a dit autrefois : la guerre est la politique conduite par d’autres moyens, on peut aujourd’hui renverser les termes et prétendre que la politique est la guerre conduite par d’autres moyens.
C’est donc, tout d’abord, à l’égard de la politique, nationale et internationale, que la neutralité se manifeste. Les institutions de la Croix-Rouge doivent s’en garder comme du feu ! Il y va de leur vie même. En effet, la politisation est, sans doute, le plus grand danger qui menace actuellement la Croix-Rouge.
La XVIIIe Conférence internationale de la Croix-Rouge, en 1952, prenant acte, dans sa résolution 10, de ce qu’on y a soulevé des questions d’ordre politique, a exprimé sa détermination de ne pas permettre que de telles questions viennent saper le travail de la Croix-Rouge a aucun moment et a déclaré sa foi inébranlable dans la Croix-Rouge comme mouvement se consacrant uniquement aux ouvres humanitaires, qui tendent à favoriser la compréhension mutuelle et la bonne volonté entre les peuples, quelles que soient leurs divergences d’ordre politique .
Mais une telle attitude est actuellement contestée par une partie de l’opinion. Dans certaines conceptions, en effet, prévaut l’idée que tout, dans l’existence de la nation et même de l’individu, est subordonné à des impératifs politiques ou idéologiques. On demande à chacun de « s’engager » et l’on taxe de lâcheté ceux qui s’y refusent. La Croix-Rouge n’y échappe pas : elle est de plus en plus sollicitée d’entrer dans la sphère politique.
Or, elle doit résister de toutes ses forces à cette tendance. Car, en entrant dans la lice, où des forces puissantes se déchaînent, la Croix-Rouge créerait la dissension dans son ménage, se diviserait contre elle-même et irait à sa perte ; en outre, elle abandonnerait son caractère essentiel et original, qui la distingue des autres organisations nationales ou internationales et qui lui permet justement d’accomplir ce que personne ne peut accomplir. La Croix-Rouge doit faire comprendre qu’elle est une exception, au moment où, dans le monde, les choses se politisent de plus en plus.
Nous ne voulons pas dire par là que la politique soit, en elle-même, un mal. Elle a sa valeur, dans la mesure où elle tend à établir un ordre profitable au plus grand nombre, en mettant la force au service de la justice, et pour autant qu’elle conserve un minimum d’objectivité. Mais la réalisation de tels desseins est difficile et excède les moyens de la Croix-Rouge. Et, dans le monde de la politique règne une lutte souvent acharnée : non seulement les intérêts se heurtent, mais même les partisans sincères du progrès social, à quelque bord qu’ils appartiennent.
La Croix-Rouge ne peut se compromettre dans cette farouche mêlée. C’est pourquoi elle s’est cantonnée dans des domaines incontestés, ou qui devraient l’être, et qu’elle s’est fixé comme objectif des tâches ralliant la quasi unanimité. Si l’on met la Croix-Rouge devant le fameux et combien néfaste dilemme : qui n’est pas avec moi est contre moi, qu’elle réponde : je suis avec tous ceux qui souffrent et cela suffit.
Cependant, réserve ne signifie nullement dédain ou inimitié. Il est bien certain que, sous un régime autoritaire, la Société de la Croix-Rouge ne peut être, dans la nation, un centre d’opposition à un régime, un parti ou une croyance. Elle pourra donc observer à l’égard des autorités temporelles ou spirituelles une neutralité bienveillante, entretenir avec elles de bonnes relations et collaborer sur le plan humanitaire, puisque les Sociétés nationales sont appelées à être auxiliaires des pouvoirs publics.
Tout ce qu’on leur demande, c’est de ne pas militer pour des entreprises ou des idées sans rapport nécessaire avec la mission que la Croix-Rouge s’est assignée, c’est de ne pas s’inféoder à un parti politique, y compris le parti gouvernemental. De même, les dirigeants de la Croix-Rouge devraient, autant que possible, ne pas exercer parallèlement une fonction officielle en vue, ni être marqués politiquement. Ainsi seulement les Sociétés garderont-elles la confiance de toutes les couches de la population et pourront-elles être impartiales, et considérées comme telles, quoi qu’il arrive, notamment en cas de g uerre civile ou de troubles intérieurs. Ainsi obtiendront-elles, il faut l’espérer, le droit de secourir tous ceux qui ont besoin d’aide, y compris les gens qui sont mal vus de la classe dirigeante et qui, de ce fait, risquent de ne rien recevoir.
Les Croix-Rouges nationales devraient être plus ouvertes aux contacts avec leurs semblables, qu’elles appellent d’un si beau nom : les « Sociétés sœurs ». Lors des réunions de la Croix-Rouge, on fraternise, on noue des relations amicales, mais c’est un peu comme les amitiés de vacances : qu’en reste-t-il à la rentrée ? Il suffit que surgisse une crise ou même un différend entre deux pays pour que ces liens précieux se volatilisent, nous en avons vu de tristes exemples. Or les Sociétés nationales sont un intermédiaire rêvé pour aider à résoudre, en dehors de la diplomatie, les problèmes humanitaires aigus qui se posent, à l’approche d’un conflit précisément, ainsi que l’a reconnu la XXIe Conférence internationale de la Croix-Rouge, dont la XXIe résolution recommande de tels contacts. De plus, comment la Croix-Rouge pourrait-elle jouer un rôle dans le développement de l'esprit de paix, si ses branches nationales n’entretiennent pas entre elles la concorde, la confiance et l’amitié ? Il faut donc qu’elles commencent par se rapprocher au-dessus des barrières qui séparent les nations et les coalitions ; sans quoi toute ouvre sera vaine dans ce domaine.
La Proclamation mentionne ensuite la neutralité confessionnelle. Cette exigence a dominé l’institution dès sa naissance et n’a jamais été contestée depuis. D’emblée, les fondateurs de la Croix-Rouge, bien qu’animés eux-mêmes d’esprit chrétien, ont voulu créer une œuvre purement laïque. On ne conçoit pas d’ailleurs qu’il ait pu en être autrement, cette œuvre étant, par essence, appelée à l’universalité. De même, l’emblème de la croix rouge sur fond blanc n’a aucune signification religieuse. Ainsi l’ont proclamé les Conférences qui ont créé ce signe, de propos dél ibéré, pour qu’il soit universel et neutre, devant s’étendre aux hommes de toutes nations et de toutes convictions.
Il va de soi que le CICR observe aussi, et avec une rigueur particulière, la neutralité idéologique. Pourtant le CICR est constamment confronté à des événements politiques. A vrai dire, comme un nageur dans l’eau, il est plongé dans la politique jusqu’au cou. Mais si le nageur prend appui sur l’eau, il ne doit pas en avaler, sous peine de couler. Le CICR doit donc tenir compte de la politique, mais ne jamais se laisser gagner par elle.
Parvenus à la fin de cette analyse, nous voyons que c’est sous ces deux acceptions – neutralité dans les domaines militaire et idéologique – mais celles-là seulement, que le principe de neutralité, tel que la Proclamation l’a formulé, revêt un caractère universel et vaut pour l’ensemble de la Croix-Rouge.
Autres aspects de la neutralité
Cependant, la neutralité a, pour la Croix-Rouge, d’autres acceptions encore, mais nous n’avons pas à les traiter en détail ici, puisque ce sont des cas particuliers que ne mentionne pas la Proclamation et qui concernent essentiellement l’organe qui, au sein de la Croix-Rouge, est neutre par excellence : le CICR. Ainsi, c’est dans l’appartenance de ses membres et principaux collaborateurs à un pays dont la neutralité est permanente et traditionnelle que le CICR trouve, en temps de guerre et de troubles, la base de sa mission d’intermédiaire. Cette neutralité de fait s’ajoute à sa neutralité idéologique; elle offre aux belligérants une garantie supplémentaire de son indépendance.
Neutralité encore l’attitude qu’observe le CICR à l’égard des entités gouvernementales, les traitant sur pied d’égalité, ne se prononçant pas sur leur légitimité, ni sur leur reconnaissance, ne jugeant pas leur politique. S’il se comporte ainsi, d’ailleurs, ce n’est pas pour sacrifier à de vains usages diplomatiques, mais bien pour atteindre les victimes à secourir ; or, celles-ci sont au pouvoir des Etats. Il faut donc obtenir d’eux les autorisations nécessaires et entretenir avec eux les relations confiantes qu’implique une collaboration suivie.
C’est aussi pourquoi le CICR s’abstient, en règle générale, de lancer des protestations publiques à propos d’actes précis, commis en violation des principes du droit et de l’humanité, que l’on attribue à des belligérants. Il est bien clair que, dans la mesure où il s’érigerait en juge, le CICR abandonnerait sa neutralité volontaire [4 ] . En outre, pour un résultat le plus souvent illusoire, des manifestations de ce genre compromettraient l’activité secourable que le CICR est à même d’accomplir. On ne peut se faire à la fois champion de la justice et de la charité, il faut choisir. Le CICR a choisi, depuis longtemps, d’être une œuvre charitable.
Notes
1. J. Pictet : Les principes de la Croix-Rouge.
2. Pour prendre un exemple familier aux chrétiens : dans la parabole du Bon Samaritain, celui qui, vis-à-vis du blessé, est neutre, c’est le lévite, celui qui passe, indifférent au drame qui vient de se dérouler entre le voyageur et les brigands. Le Samaritain, lui, intervient, peut-être au risque de sa vie.
3. Dans la première Convention de Genève, de 1864, on parlait précisément de la neutralité du personnel sanitaire. On n’a pas conservé cette expression, sujette à confusion, et, depuis lors, o n a parlé de sa protection ; mais l’idée de neutralisation a subsisté et garde sa valeur dans le langage courant.
4. Mais, bien sûr, cela ne l’empêche nullement de réprouver et de condamner des pratiques ou méthodes inhumaines, comme la torture.
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IV. Indépendance
L’énoncé de la Proclamation comprend trois éléments: le principe général d’indépendance, l’auxiliarité de la Croix-Rouge et son autonomie à l’égard des pouvoirs publics. Nous prendrons ces trois éléments successivement.
1. Le principe général d'indépendance
2. L'auxiliarité
3. L'autonomie à l'égard des pouvoirs publics
1. LE PRINCIPE GÉNÉRAL D’INDÉPENDANCE
La Croix-Rouge est indépendante, dit la Proclamation, d’une façon simple et lapidaire. Dans l’énoncé des conditions de reconnaissance des nouvelles Sociétés nationales (chiffre 10) on parle d’ indépendance politique, confessionnelle et économique [1 ] .
Les raisons qui exigent l’indépendance sont si manifestes qu’il n’est pas besoin de s’y arrêter longuement. Sous peine de ne plus être elle-même, la Croix-Rouge doit être maîtresse de ses décisions, de ses actes et de ses paroles ; elle doit pouvoir librement montrer le chemin de l’humanité et de sa justice. On ne saurait admettre qu’une puissance, quelle qu’elle soit, la fasse dévier de la ligne que seul son idéal lui trace.
Cette indépendance sera aussi le gage de sa neutralité. Elle permettra à chaque Société de travailler en communion d’esprit avec ses Sociétés soeurs. Il faut aussi, nous l’avons vu, que la Croix-Rouge inspire confiance à tous. Elle doit enfin rassembler toutes les bonnes volontés et ne pas se fermer à certains milieux. L’indépendance est donc, pour l’action de la Croix-Rouge, une condition seconde, mais nécessaire.
Dans leurs statuts, le CICR et la Ligue ont clairement manifesté leur volonté d’indépendance [2 ] . Certains se sont interrogés sur le bien-fondé de cette mention dans le cas de la Ligue, en raison de sa composition plurinationale. Il y a là une confusion qu’il convient d’écarter. Lorsque l’on considère une association, quelle qu’elle soit, on ne saurait parler d’indépendance vis-à-vis de ses membres, par cela même qu’elle en est une émanation. Sur ce plan, le CICR n’est pas différent de la Ligue. Encore l’association ne dépend-elle de ses membres que dans la mesure où ils participent à sa direction et a sa gestion, dans le cadre de leurs compétences statutaires. En dehors de cela, le fait, pour une Société nationale, de déléguer un représentant à l’Assemblée générale de la Ligue et même à son Conseil exécutif ne lui donne pas le pouvoir d’exercer une influence directe et prépondérante sur la fédération. Ainsi, lorsque l’on parle d’indépendance d’une association, c’est à l’indépendance vis-à-vis de l’extérieur que l’on pense, notamment envers les gouvernements ou les organisations interétatiques.
C’est naturellement à l’égard de la politique, nationale et internationale, que l’indépendance doit, en premier lieu, se marquer. Nous avons vu que la neutralité commandait aux institutions de la Croix-Rouge de s’abstenir de toute immixtion dans la politique intérieure ou extérieure. Réciproquement, pour maintenir leur indépendance, il importe qu’elles barrent résolument la route à toute incursion de la politique dans leur sphère propre.
La Croix-Rouge doit repousser également toute pression d’ordre social ou économique. Elle ne saurait admettre qu’une classe, un groupe d’intérêts ou même l’opinion publique lui fassent quitter le chemin que son but lui trace. De même, elle ne saurait tolérer aucune ingérence d’une puissance financière, ni aucun mot d’ordre que l’on chercherait à lui imposer, même indirectement, par le moyen de l’argent. Le fait que l’œuvre vit surtout de dons peut rendre cette condition très lourde. Mais aucune concession n’est admissible.
Ainsi, si la Croix-Rouge est dépourvue de pouvoir matériel, c’est de cette faiblesse qu’elle tire sa force. Les Etats sont assurés que, dans un monde dominé par l’intérêt, une institution au moins échappe à cette loi ; que, dans un monde où règne l’opportunisme et la compromission, elle agira sans arrière-pensée et n’offrira prise à aucune intrigue; que, dans un monde divisé par la haine, elle ne connaîtra que la solidarité.
Enfin, pour les mêmes raisons, la Croix-Rouge ne saurait s’associer à une autre institution qui ne respecterait pas, d’une façon absolue, son indépendance morale et matérielle. Car toute déviation de sa ligne de conduite peut comporter pour elle des suites mortelles. Et si la Croix-Rouge collabore avec d’aut res organisations humanitaires, c’est à la condition que celles-ci consentent, dans l’œuvre commune, à respecter les principes de la Croix-Rouge [3 ] .
2. L’AUXILIARITÉ
Bien qu’elle s’exprime, dans la Proclamation, sous une forme incidente : auxiliaires des pouvoirs publics dans leurs activités humanitaires et soumises aux lois qui régissent leurs pays respectifs, les Sociétés nationales... et sous une rubrique qui n’en porte pas le nom, l’auxiliarité est un des principes fondamentaux de la Croix-Rouge. Celle-ci est, en effet, à la fois une institution privée et un service d’utilité publique. La nature même du travail des Sociétés nationales implique une collaboration entre celles-ci et les autorités, une liaison avec l’Etat. Et puis, la Proclamation le souligne, ces Sociétés sont soumises à la législation nationale; il ne saurait en être autrement.
Selon la conception moderne de l’ordre social, l’œuvre générale d’assistance aux individus défavorisés relève principalement des Etats, qui seuls possèdent l’autorité nécessaire et des ressources suffisantes pour faire face à des tâches d’une telle ampleur.
La Croix-Rouge ne peut s’y substituer : elle fournit une contribution proportionnée à ses forces. Son apport est surtout celui de la charité privée et de l’initiative individuelle. C’est par là même qu’elle se rend utile, voire indispensable. Si les pouvoirs publics sont puissants en moyens, ils ne sont pas toujours en mesure de secourir tous les nécessiteux, surtout si ceux-ci appartiennent à un parti d’opposition, voire insurrectionnel, ni de créer, entre celui qui aide et celui qui est aidé, ces liens personnels et humains si enrichissants. Et les services officiels les mieux agencés peuvent être débo rdés par des événements exceptionnels. A côté de l’action étatique, il y a donc place pour une action spontanée, désintéressée, et c’est notamment celle de la Croix-Rouge. Pour celle-ci, l’auxiliarité n’est pas un principe substantiel, mais dérivé, car cette notion ne découle pas de son but idéal ; c’est une résultante pratique des conditions dans lesquelles la Croix-Rouge s’emploie.
Les Sociétés nationales sont, en premier lieu, les auxiliaires autorisés du Service de santé de l’armée. A l’origine, leur création même n’eut pas d’autre but. Et si ce n’est plus aujourd’hui leur seule tâche, ni même souvent la plus vaste, elle garde une grande signification.
Pour devenir membre de la Croix-Rouge internationale, une Société doit avoir été, au préalable, reconnue par le gouvernement de son pays comme auxiliaire du Service sanitaire de l’armée [4 ] . C’est également grâce à ce rôle que les Sociétés de la Croix-Rouge sont entrées dans le droit humanitaire, qu’elles bénéficient de la protection des Conventions de Genève et qu’elles ont le droit d’arborer l’emblème de la croix rouge. Il est, en effet, stipulé que le personnel des Sociétés de la Croix-Rouge sera assimilé au personnel sanitaire militaire, pourvu qu’il soit employé aux mêmes fonctions et soumis aux lois militaires.
Mais cette mission n’est nullement restée exclusive, et cela surtout au moment où la Croix-Rouge a déplacé une part importante de ses forces vers les œuvres du temps de paix. Aujourd’hui, sur le plan pratique, comme le relève le Rapport Tansley , la collaboration avec l’Etat va de l’isolement total à la symbiose, pour certains services du moins. Les Sociétés nationales se sont mises à gérer des hôpitaux civils, des écoles d’infirmières, des pouponnières, des centres de transfusion sanguine, etc. Elles se sont attachées au service social, au développement de l’hygiène, au secours en faveur des victimes des d ésastres ; elles forment du personnel spécialisé dans ces domaines ou elles créent des organismes s’occupant des infirmes, des détenus, des orphelins et, de façon générale, de ceux dont les conditions de vie sont particulièrement difficiles ou dangereuses, tels que les marins ou les mineurs. Elles se consacrent aussi à l’éducation sanitaire, à la défense de la population contre les accidents, la drogue, l’alcool et le tabac. Dans quelques pays, même, elles prennent la place des services sanitaires civils officiels, quasi inexistants.
Le Rapport Tansley a montré que les Sociétés nationales excellent dans la phase d’urgence de l’assistance, surtout lors des catastrophes naturelles, où elles ont fait œuvre de pionnier et où leur expérience est irremplaçable. Elles y paraissent plus à l’aise que dans les entreprises de longue haleine. Dans le champ de la santé publique, la contribution de la Croix-Rouge demeure souvent marginale, car les besoins y sont énormes, alors que les Sociétés travaillent surtout, nous le verrons, sur une base « charitable » et ponctuelle. Pour que leur action ait plus d’impact, il faudrait qu’elle s’intègre davantage dans un plan coordonné [5 ] .
Dans toutes ces tâches, les Sociétés agissent comme auxiliaires des pouvoirs publics, soit qu’elles aient reçu à cette fin un mandat exprès, voire un monopole, de l’Etat, soit par le fait qu’elles déchargent, bien qu’agissant à titre privé, les instances officielles de devoirs que celles-ci auraient autrement à assumer.
On le voit donc, dans l’exercice de leurs fonctions principales, les Sociétés de la Croix-Rouge apportent leur concours humanitaire à des organismes officiels, en principe plus importants qu’elles et tendant à une fin semblable dans un secteur déterminé.
L’auxiliarité est un des traits qui donnent à la Croix-Rouge son originalité et la distingue des autres agence s bénévoles. Comme le remarque D. Tansley, elle offre aux Sociétés nationales une position privilégiée, dont celles-ci ne sont pas toujours conscientes et dont elles ne tirent pas tout le parti possible. Il est vrai que certaines d’entre elles craignent pour leur indépendance et leur neutralité.
De leur côté, les gouvernements peuvent trouver un avantage à « passer » par leurs Sociétés de la Croix-Rouge pour exécuter une action de secours, notamment dans un pays étranger : le geste n’aura pas de couleur politique et les frais seront moindres, puisque l’infrastructure existe déjà.
3. L’AUTONOMIE A L’ÉGARD DES POUVOIRS PUBLICS
Nous avons vu, d’une part, que la Croix-Rouge doit être indépendante et, d’autre part, qu’elle est auxiliaire des pouvoirs publics. Gustave Moynier soulignait déjà, en août 1864, la difficulté de concilier deux choses qui paraissent s’exclure naturellement, savoir la liberté d’allures de la charité privée et la nécessité de la plier aux exigences de la discipline militaire en campagne .
Cependant, si l’opposition entre son caractère privé et son lien avec l’Etat est un des traits spécifiques de la Croix-Rouge, elle n’a rien d’irréductible On ne saurait même parler de contradiction. Ce qu’il faut dire c’est que le bon fonctionnement de l’institution et son développement adéquat résident dans un juste équilibre entre les deux tendances. En cela comme en bien d’autres choses, tout est une question de mesure. Sur le plan pratique, le Rapport Tansley a souligné qu’il y a place pour une coopération harmonieuse, surtout si l’on sait qu’il y a des champs d’action, comme la diffusion de l’hygiène, dans lesquels l’indépendance et la neutralité n’ont pas la même influence que dans d’autres.
L’indépendance des Sociétés de la Croix-Rouge à l’égard des pouvoirs publics doit être suffisante. Quand le sera-t-elle et comment déterminer le degré d’autonomie nécessaire ? La Proclamation fournit la réponse et en même temps une solution parfaitement satisfaisante : quand elle permettra à ces Sociétés d’agir toujours selon les principes de la Croix-Rouge. Si cette condition est réalisée, la Société sera libre de ses décisions et restera fidèle à elle-même. Elle fera entendre la voix de l’humanité; elle pourra se montrer désintéressée et impartiale ; elle pourra être ouverte à tous et au service de tous. Elle sera véritablement partie constitutive de la Croix-Rouge internationale et se dirigera d’après ses normes universelles.
La Croix-Rouge trouvera dans son autonomie un gage essentiel de confiance auprès de la population, auprès de ceux qu’elle assiste comme de ceux qui la soutiennent, ce qui est capital en cas de révolution ou de guerre civile. Par le seul fait que le gouvernement est l’expression d’une majorité, qu’il est inéluctablement soumis au jeu des factions, il y a parfois quelque chose de partisan dans ses actes. Un organisme d’obédience politique peut être mal placé pour agir sans réserve en faveur de la nation entière. Or, la Croix-Rouge doit atteindre tous les êtres qui souffrent, même si l’Etat s’en désintéresse ou les exclut de la communauté. Il ne faut pas que la Croix-Rouge nationale soit balayée à chaque changement de régime, au moment précis où l’on en a le plus besoin. Rare élément d’union subsistant dans la discorde, elle doit pouvoir s’entremettre auprès des frères ennemis.
A notre époque, où l’on voit presque partout l’Etat étendre son emprise, ne nous cachons pas qu’il sera de plus en plus difficile aux Sociétés de la Croix-Rouge de maintenir leur autonomie. Elles doivent cependant la défendre, sans relâcher leur vigilance. Si elles dev enaient de simples rouages de l’administration officielle, des instruments de la politique gouvernementale, pourquoi leur conserver une identité distincte ?
Demandons-nous encore quelle est en fait l’influence des pouvoirs publics sur la Croix-Rouge, car c’est là un problème de grande actualité. Tout d’abord, ce sont les gouvernements qui reconnaissent, sur le plan national, les Sociétés de la Croix-Rouge et leurs représentants participent à la Conférence internationale sur le même pied que les délégués des Sociétés nationales, ce qui est un des traits les plus curieux de l’institution [6 ] . Mais on doit relever que les gouvernements n’ont pas abusé de leur droit de vote. Ensuite, nous l’avons vu, le personnel des Sociétés nationales prête main-forte au Service sanitaire de l’armée, auquel il vient, en quelque sorte, s’intégrer, étant alors soumis aux lois et règlements militaires .
Même en dehors de ce concours, les Sociétés nationales remplissent des tâches d’utilité publique. C’est pourquoi l’Etat leur concède des subventions et diverses facilités, telles qu’exemptions fiscales, franchises de port et de douane, monopoles d’exploitation. L’auxiliarité même de la Croix-Rouge commande et légitime une étroite liaison avec les services étatiques, liaison au demeurant très profitable, le plus souvent, au développement de l’oeuvre. Mais, comme il est rare qu’une faveur n’entraîne pas une contrepartie, qu’on ne donne rien sans rien, plus les autorités sont généreuses, plus elles sont enclines à se ménager un certain droit de regard. Ce contrôle peut s’exercer de plusieurs façons. Sous sa forme la plus simple, il consiste en une inspection périodique.
Mais souvent l’Etat exerce une influence plus directe. Dans bien des pays, la loi veut que les statuts de la Croix-Rouge soient soumis à l’approbation du gouvernement. Celui-ci se réserve alors les nominations à certains postes de commande ; parfois le chef de l’Etat choisit le président de la Société. Plus fréquent est le cas où les pouvoirs publics interviennent dans la composition des organes dirigeants, et notamment de son Comité central, ou que les représentants des ministères en fassent partie d’office. Il y a des pays où l’Etat détient la majorité des sièges, ce qui est anormal; dans la plupart des cas, c’est un moyen terme, que le CICR et la Ligue jugent acceptable, qui prévaut: le gouvernement dispose d’un nombre de mandats inférieur à la moitié.
Il est vrai que les statuts ne reflètent pas l’entière réalité. Il se peut que, dans une Société où le gouvernement nomme de nombreux membres du Comité central, ceux-ci soient ensuite laissés libres d’agir à leur guise. Il se peut aussi, à l’inverse, qu’une Société dont les statuts ne révèlent aucune ingérence apparente de l’Etat, fasse l’objet de pressions indirectes qui le mettent, en fait, sous la coupe de l’autorité.
Quoi qu’il en soit, .la meilleure garantie pour l’autonomie de la Société est dans la forme démocratique de son organisation et de son recrutement. Cette forme démocratique, rappelons-le, est prescrite par la Croix-Rouge internationale [7 ] .
Ce qu’il faut surtout c’est que la volonté dominante des adhérents puisse se manifester, que l’assemblée générale ait certains pouvoirs, notamment celui d’élire le Comité directeur ou du moins la majorité de ses membres. En outre, la personnalité des dirigeants joue un grand rôle: s’ils possèdent eux-mêmes de l’autorité et de l’indépendance, ils sauront s’imposer auprès des pouvoirs publics et leur faire comprendre les impératifs de l’institution.
Enfin, lorsqu’un gouvernement demande à la Société nationale de son pays d’exercer, pour son compte, une tâche d’utilité publique et que cette Société l’accepte, elle devient l’auxiliaire dudit gouvernement, mais elle ne cesse pas, pour autant, d’être elle-même, c’est- à-dire un organisme indépendant qui possède son statut propre, obéit à ses principes propres et arbore un emblème symbolisant l’institution tout entière et son idéal [8 ] .
Cela signifie qu’en s’acquittant de son mandat gouvernemental, la Société restera, tout au long, en accord avec les principes de la Croix-Rouge, tels qu’ils résultent, principalement, de la Proclamation.
Comme, de nos jours, l’assistance sociale ne cesse de se développer, faisant reposer sur l’Etat des responsabilités toujours plus lourdes, on conçoit que celui-ci, pour les assumer, intervienne d’une manière plus directe et plus pressante auprès de ses mandataires. Cela se traduira par une législation plus précise et plus détaillée, par une planification plus poussée, un contrôle plus exigeant. Cette ingérence croissante pourra créer certains problèmes, voire des conflits, avec la Société nationale. Il importe que, dans les instructions qu’elles donneront, les autorités compétentes tiennent compte du statut particulier de la Croix-Rouge nationale et lui laissent une certaine indépendance dans l’exercice de son mandat.
De son côté, la Société, avant d’accepter une tâche déterminée, aura avantage à examiner avec soin dans quelles conditions elle s’exercera, afin de voir si elle peut l’accepter sans compromettre la mise en application de ses principes [9 ] , Chaque fois, par exemple, que le travail social se trouvera mêlé de trop près à la politique, la Société fera bien de garder ses distances.
Notes
1. L’Assemblée générale des Nations Unies, dans sa résolution 55, du 19 novembre 1946, encourageant les Etats membres à aider les Sociétés de la Croix-Rouge, a demandé que soit respecté, en tout temps et en toutes circonstances, leur caractère bénévole et autonome .
2. Statuts du CICR , 1952, art. 1, al. l. - Statuts de la Ligue , 1977, art. l, al. 3.
3. Cette condition est exprimée dans les principes d’Oxford, chiffre 12.
4. Dans les Etats qui n’entretiennent pas d’armée, il faut que la Société soit reconnue comme auxiliaire des pouvoirs publics, exerçant une activité en faveur de la population civile.
5. L’adoption, par la Conférence internationale de la Croix-Rouge, en 1969, des Principes et règles régissant les actions de secours en cas de désastre a marqué, à cet égard, un réel progrès.
6. Il serait regrettable – pour des raisons de principe évidentes – que le chef de la délégation gouvernementale soit également le chef de la délégation représentant la Croix-Rouge, mais le cas se produit parfois pour des raisons économiques.
7. Voir principes d’Oxford, chiffre 9.
8. La 1re Convention de Genève (art. 44, par. 2) accorde aux Sociétés nationales l’usage du signe de la croix rouge, en temps de paix, pour leurs activités conformes aux principes fondamentaux de la Croix-Rouge . Le même critère a été retenu dans le ler Protocole additionnel, de 1977, à l’article 81, relatif aux activités de la Croix-Rouge.
9. Une étude, qu’il serait utile d’entreprendre, consisterait à dégager les implications que les principes de la Croix-Rouge peuvent avoir dans le cadre du travail social et à déterminer avec précision les limites qu’une Société de la Croix-Rouge doit mettre à sa collaboration.
V. Caractère bénévole
Terminologie
1. Volontariat
2. Bénévolat
3. Désintéressement
4. Esprit de service
Terminologie
« Volontariat » serait une meilleure dénomination pour la présente rubrique. Aujourd’hui, dans le langage moderne, on réserve l’appellation de « bénévoles » aux gens qui offrent leurs services gracieusement, qui
travaillent sans rémunération.
Le mot « volontaire », appliqué à une personne , ne signifie pas nécessairement qu’elle travaille sans rémunération, mais bien qu’elle travaille de sa propre volonté, sans contrainte extérieure. Dans une armée, on appelle volontaires les hommes qui se sont enrôlés de leur plein gré, sans y être astreints par la loi, ou qui se proposent pour accomplir une mission dangereuse ou difficile.
Dans le domaine de la Croix-Rouge, l’idée du volontariat implique que l’on sert non pas en vertu de la contrainte, mais bien d’une adhésion librement consentie. Cependant, et comme dans l’armée d’ailleurs, cette adhésion peut prendre la forme d’un engagement entraînant à son tour des obligations dont le volontaire ne saurait lui-même se délier : l’ayant signé, il ne peut plus y renoncer ou en modifier les clauses à sa guise; il est tenu de respecter sa promesse.
La notion de volontaire est donc plus large que celle de bénévole. Cependant, certaines Sociétés nationales appellent « volontaires » les nombreuses personnes qui, en temps de paix, fournissent un concours non payé. « Volontaire » et « bénévole » sont alors équivalents, Nous y reviendrons.
Nous traiterons successivement le volontariat, le bénévolat, le désintéressement et l’esprit de service.
1. VOLONTARIAT
Nous entrons ici dans le domaine des principes organiques, c’est-à-dire des normes qui concernent la forme de l’institution et son fonctionnement.
La Croix-Rouge est une institution de secours volontaire. A son origine déjà, elle se créa sur la base du volontariat. Henry Dunant, aux abords de Solférino, devant tous ces blessés de la grande bataille laissés à l’abandon faute de médecins en nombre suffisant, s’efforça de trouver des aides bénévoles parmi la population de Castiglione et les touristes. Il y parvint, et ce sont les femmes du pays qui, au chevet des victimes des deux camps, eurent ces mots magnifiques dans leur simplicité : tutti fratelli – tous frères ! Ce cri, Dunant en répercutera l’écho dans le monde entier et il sera répété par tous les peuples, au-dessus des frontières, au-dessus des haines.
Et près de cent ans plus tard, lorsqu’éclata à Hiroshima le fracas terrifiant de la bombe atomique, alors qu’en quelques secondes la plupart des médecins et infirmières avaient disparu, on vit surgir, fantomatiques, des ruines de la cité agonisante, quelques centaines de jeunes filles, de quatorze à seize ans, les volontaires de la Croix-Rouge japonaise. Et ce sont elles qui commencèrent à faire face à l’un des plus grands désastres de l’histoire [1 ] .
Dès les débuts de la Croix-Rouge, on conçut l’œuvre comme un apport de la charité privée à l’allégement des maux qui accablent le genre humain, à commencer par la guerre. On tabla sur le service désintéressé, la collaboration spontanée, et l’entreprise ne parut possible que grâce à de multiples bonnes volontés rassemblées. Henry Dunant disait déjà dans son Souvenir de Solférino , en 1862 : il ne faut pas des mercenaires...
Ce qui distingue précisément le mercenaire du serviteur de la Croix-Rouge, c’est que le premier ne s’engage qu’en vue du gain, tandis que le second voit d’abord l’œuvre à accomplir. C’est cela même qui doit assurer aux membres du personnel infirmier l’estime et le respect. Ils y ont droit, parce qu’ils ne travaillent pas seulement pour gagner leur vie ; ils répondent avant tout à une vocation altruiste, qui peut impliquer certains sacrifices. Or, il faut constater que, dans certains pays, on refuse encore aux membres du personnel soignant cette considération légitime ; on les tient pour des employés subalternes, des domestiques [2 ] . Or, la profession d’infirmière est l’une des plus nobles qui soit. Il faut que partout sa dignité soit reconnue.
Le caractère volontaire de la Croix-Rouge s’apparente directement au principe d’humanité : c’est un moyen de le mettre en pratique. Pour que la Croix-Rouge puisse accomplir sa mission, il faut qu’elle inspire des dévouements, qu’elle suscite des vocations ; il faut que des hommes et des femmes possédant à un haut degré l’esprit de service viennent grossir ses rangs [3 ] . Charité et abnégation sont inséparables.
C’est à cela, à son esprit d’entraide individuelle et spontanée, que la Croix-Rouge doit son caractère privé et qu’elle est en mesure de suppléer aux pouvoirs publics. Car les Etats – que Nietzsche appelait « monstres froids » – si bien organisés soient-ils, ne peuvent subvenir à toutes les infortunes. Seuls les êtres de chair et de sang sont doués de sensibilité et de chaleur humaine. Certes, les agents de l’Etat, responsables de l’assistance sociale, peuvent être humains, et ils le sont souvent, mais ils sont liés par la loi, les règlements, les consignes et la routine administrative. Ils agissent par obligation professionnelle, alors qu’un volontaire est poussé par son désir d’aider et sa sympathie. La Croix-Rouge sera donc le ferment de la charité individuelle, elle groupera les bonnes intentions, les initiatives généreuses des particuliers, qui interviendront, on l’espère, avec tout le cœur et le tact qu’il faut, dans les cas délicats.
Sur le plan de son organisation interne, la Croix-Rouge est menacée par deux dangers opposés, équidistants, entre lesquels elle se trouve placée : le « fonctionnarisme » et l’« amateurisme ». Elle doit se garder de l’un comme de l’autre.
Prenons le fonctionnarisme. La tendance à la « surorganisation » menace, de nos jours, la plupart des institutions. Il ne faut pas que l’« activisme » et le « perfectionnisme » étouffent le vrai message. Paradoxalement, il est heureux que la Croix-Rouge n’ait pas trop de pouvoirs matériels, car autrement elle risquerait d’y perdre son âme. Ce n’est pas au volume de ses installations, ni au nombre de ses véhicules qu’on la jugera, mais à la ferveur de son idéal. Chez elle, une part d’improvisation liée aux événements qui provoquent son intervention, est toujours nécessaire.
Sitôt qu’elle perdrait le contact direct avec l’humain et avec la souffrance, sitôt qu’elle oublierait son caractère volontaire, l’institution serait comme la fleur coupée, qui, privée de sa sève, bientôt sèche et meurt. La machine ainsi créée, mécanisme bien huilé, devenue une fin en soi, tournerait à vide, grand corps aux yeux d’aveugle. Méditons la légende d’Antée, ce géant de la mythologie grecque, qui, dans le combat, retrouvait sa force chaque fois qu’il tombait sur le sol, parce qu’il reprenait ainsi contact avec sa mère, la Terre. Que les institutions aillent donc toujours puiser des forces nouvelles à la source première dont elles sont issues.
L’autre danger est l’amateurisme. C’est aussi une lèpre qui ronge les organisations volontaires. Dans leur Rapport , D. Tansley et P. Dorolle ont mis en parallèle les deux grandes orientations qui se dessinent dans le domaine de l’assistance et de la santé, y voyant un problème fondamental. En effet, la majorité des Sociétés nationales suivent encore la conception traditionnelle et historique de la « charité », c’est-à-dire du secours individuel, sporadique, sur une faible échelle. Ne critiquant pas l’action elle-même, mais la manière de l’accomplir, ces auteurs ont souligné que cette Croix-Rouge de la Belle époque perpétuait un côté sombre de la charité : l’état de dépendance du bénéficiaire, qui doit sans cesse faire app el à la générosité du donateur et manifester sa reconnaissance.
A cette ligne de conduite s’oppose celle que d’autres Sociétés ont adoptée : une assistance plus large, plus systématique, tendant à la promotion de la santé et de la sécurité sociale et qui s’inscrit dans un plan d’ensemble. Ainsi l’on atteint beaucoup plus de personnes et l’on respecte davantage l’individu, car l’assistance apparaît à celui-ci comme une chose due, comme un droit.
A vrai dire, il ne nous semble pas que les deux tâches doivent forcément s’exclure : ne peuvent-elles coexister et se compléter selon les besoins et les circonstances locales ? L’action individuelle demeure indispensable quand une catastrophe a détruit l’infrastructure. En outre, elle suscite des élans spontanés et révèle des trésors de bonne volonté. Il faut que la Croix-Rouge conserve son initiative créatrice face au professionnalisme envahissant et sclérosant.
Mais l’amateurisme provoque d’autres maux. En prétextant du caractère volontaire des œuvres philanthropiques, on y tolère trop souvent l’indiscipline, les pouvoirs mal définis ; trop souvent on confond conception et exécution. Il en résulte un manque d’autorité, un émiettement des responsabilités, fort préjudiciable.
En outre, certaines personnes, persuadées que leur effort gratuit doit leur assurer une reconnaissance éternelle, se croient tout permis ; elles ne font que le travail qui leur plaît, se placent hors des cadres de l’administration et se taillent un fief personnel dans le champ des activités. En fait, elles désorganisent une maison et sèment la confusion. Aussi l’on comprend cette Société de la Croix-Rouge qui, en temps de guerre, « payait » un franc par mois tous ses bénévoles, afin de les soumettre à la discipline commune.
Heureusement, il y a aussi les vrais bénévoles, dont le dévouement égale la modestie. Ils travaillent autant que les autres , acceptent d’être subordonnés à de plus jeunes, ne font jamais sentir qu’ils ne sont pas salariés. En un mot, ils répandent le véritable esprit de la Croix-Rouge.
2. BÉNÉVOLAT
Pour assumer ses tâches, la Croix-Rouge doit pouvoir compter sur des prestations volontaires, non seulement en argent, mais aussi en travail. Elle fera donc appel à des « bénévoles », c’est-à-dire à des collaborateurs non rémunérés.
Il y a deux façons de donner : on peut donner des biens, de l’argent ; on peut aussi donner de son temps. Ce n’est plus du tout, aujourd’hui, un privilège de classe : ceux qui ont peu ont, tout autant que ceux qui ont beaucoup, le droit de donner ; souvent d’ailleurs ce ne sont pas les moins généreux.
Les avantages que le bénévolat présente pour la Croix-Rouge sont évidents : outre l’économie qu’il permet de réaliser, il est propre à renforcer l’indépendance de l’institution et son crédit. De plus, la Croix-Rouge trouvera dans le bénévolat de ses membres un élément d’enthousiasme bien conforme à son idéal et qui fera exemple.
En outre, nous le verrons, tout service est un échange, par la relation qu’il crée. Le bénévole reçoit aussi. Son travail le tire de sa solitude ou d’un milieu pesant, le sort de lui-même, lui offre un dérivatif à ses préoccupations, un remède à son oisiveté, lui donne parfois une nouvelle raison de vivre. En organisant le bénévolat, la Croix-Rouge a donc en vue un double objectif.
Mais les inconvénients du bénévolat ne sont pas moins réels, sitôt qu’il s’agit d’une entreprise de longue durée ou que le travail exige des connaissances spéciales. Les remarques que deux des fondateurs de la Croix-Rouge ont faites en 1867 sont restées si actuelles que nous pensons devoir les reproduire i ci :
La gratuité a quelque chose de séduisant, mais ceux qui accepteraient cette position désintéressée ne seraient peut-être pas ceux sur lesquels on pourrait le plus compter. L’élan du coeur, qui leur aurait fait souscrire à cette condition, est sujet à se refroidir au contact de la réalité, et ils finiraient par se lasser plus vite que l’on ne pense... Avec le système de la gratuité, non seulement les Comités n’auront pas d’autorité sur leurs agents, mais, de plus, ils seront les obligés de ces derniers, et souvent embarrassés de savoir comment s’acquitter envers eux ; ils leur devront trop d’égards et seront mal placés pour leur refuser les faveurs qu’ils solliciteront. Les employés gratuits sont parfois plus chers que les autres. La seule réserve formelle que nous croyons devoir faire dans l’application de ce principe concerne les membres des Comités eux-mêmes. Ils sont trop intéressés au succès de l’oeuvre et en portent trop directement la responsabilité pour que l’on ait à craindre de leur part un ralentissement de zèle... Ils ne devront pas être rémunérés, ce qui n’empêchera pas les Comités de leur tenir compte des déboursés nécessaires à l’exercice de leurs fonctions [4 ] .
Comme la plupart des gens ne peuvent travailler gracieusement et que la Croix-Rouge a besoin de professionnels et de spécialistes, souvent hautement qualifiés, une partie du personnel, en général, sera composée d’employés payés [5 ] . Ainsi que nous l’avons vu, le service peut conserver son caractère volontaire tout en étant rétribué. Un travail ne perd pas sa dignité parce qu’il garantit aussi la subsistance de celui qui l’effectue. La place qu’occupe chaque collaborateur dans l’institution n’est pas déterminée par le fait qu’il reçoit ou ne reçoit pas un salaire. Il n’y a pas, de ce fait, une classe supérieure et une classe inférieure. L’essentiel est que les concours dont bénéficie la Croix-Rouge demeurent volontaires. Que le personnel soit bénévole ou non demeure secondaire.
La notion de volontariat, dans la Croix-Rouge, est née avec le mouvement, il y a plus d’un siècle. Les « secoureurs volontaires » étaient alors la base de l’institution naissante. Il n’était question, à cette époque, que de l’œuvre de guerre et l’organisation même de la Croix-Rouge nationale se calquait sur celle de l’armée. Les « cohortes aux mains nues » acceptaient aussi de s’exposer aux aléas des combats et à l’inconfort de la vie des camps. Le mot de « volontaires » prenait tout son sens.
De nos jours, le problème se pose différemment, car les Sociétés nationales assument une vaste activité en temps de paix. Dans ce cadre, beaucoup de Sociétés bénéficient du concours de nombreux bénévoles – en général des dames appartenant aux milieux aisés – qui, chaque semaine, donnent quelques heures de leur temps à des tâches sociales, comme l’aide aux personnes âgées, la visite des malades dans les hôpitaux, la garde d’enfants, la lecture aux aveugles. Il y a aussi cette foule de « secouristes », qui ont reçu une formation particulière et sont prêts à intervenir en cas d’accident ou de malaise. On les trouve notamment parmi le personnel des usines. D’autres mettent leur voiture à disposition pour un transport de personnes handicapées. Enfin, il y a les gens qui font don de leur sang, ceux qui effectuent les collectes, et nous en passons. Le bénévolat n’est pas une institution du passé. Il connaît même une vigueur nouvelle en devenant plus populaire.
Ces auxiliaires ne reçoivent pas de rétribution. Pourtant, parfois, le temps qu’ils consacrent à l’assistance est déduit de leur horaire professionnel, ou bien on leur offre un repas et l’on rembourse leurs frais de déplacement, sans que cela leur ôte le caractère de bénévoles. Quelquefois ils portent un insigne particulier.
Nous sommes ainsi ramenés au problème de terminologie. En effet, dans de nombreux pays, on appelle « volontaires » ces collaborateurs occasionnels. D’un autre côté, il n’est pas question d’appeler « volontaires » les cadres et le personnel permanent et régulièrement rémunéré de la Croix-Rouge. Ceux-ci sont comparables aux fonctionnaires de l’Etat ou aux employés des entreprises privées, qui, eux aussi, choisissent librement leur profession.
Pour conclure sur ce point, on voit que les coutumes, les structures sociales, les conditions économiques sont trop différentes d’un pays à l’autre pour donner au problème une solution uniforme. Chaque Société établira donc ses propres règles. Il nous paraît cependant qu’il convient de réserver le titre de bénévoles ou de volontaires aux personnes qui offrent leurs services sans rémunération ou moyennant une modique compensation, que ce soit de façon permanente ou temporaire. Ils auraient le droit de porter l’insigne de la Société ou un insigne spécial.
Soulignons encore qu’il ne suffit pas d’être généreux, dévoué et d’avoir bon coeur pour être un collaborateur bénévole valable. Pour nombre de tâches, il faut avoir reçu une formation adéquate. Cela demande parfois un effort, mais il faut s’y astreindre.
Mais ce qui importe surtout, c’est que les serviteurs de la Croix-Rouge, qu’ils soient payés ou non, créent une communauté de travail vivante et fraternelle dont tous les membres sont conscients de tendre à une fin supérieure qui leur est commune, où chacun, en gardant sa personnalité propre, se subordonne librement à la cause collective et, malgré l’ordre hiérarchique nécessaire à toute organisation, voit aussi en ses sous-ordres des collaborateurs [6 ] . Ainsi naîtra cet esprit d’équipe, qui permet de travailler avec joie dans l’unanime élan des forces conjuguées.
3. DESINTERESSEMENT
Rattachée au principe d’humanité, auquel, sur le plan des principes organiques, elle fait, en quelque sorte, pendant, la notion de service désintéressé est, pour la Croix-Rouge, d’une grande signification. L’auteur l’avait appelée la règle d’or de la Croix-Rouge, en 1955, la formulant ainsi : < < La Croix-Rouge ne voit que l’intérêt humanitaire des personnes à secourir ». La Proclamation s’en tient à un seul mot, mais celui-ci contient maintes virtualités.
Par désintéressement de la Croix-Rouge, on entend que celle-ci n’a pas d’intérêt propre, ou du moins que ses intérêts et ceux des personnes qu’elle protège ou qu’elle assiste se confondent. Favoriser la Croix-Rouge, c’est du même coup servir les victimes qui ont besoin d’elle, et réciproquement.
De la sorte, chaque fois qu’un organisme de la Croix-Rouge devra agir ou prendre une décision, il se demandera avant toute chose quel est l’intérêt des victimes et s’il le sert. Cette règle d’or – où l’or n’est pour rien – permettra à la Croix-Rouge, sans risque de se tromper, de résoudre la plupart des problèmes qui se posent à elle ; dans les passes difficiles, elle lui montrera le chemin qui évite les écueils plus sûrement que l’aiguille de la boussole.
Mais il ne sera pas toujours facile de déterminer quel est l’intérêt réel des personnes à secourir. Il faudra, chaque fois, peser avec soin les éléments en présence. Ce qu’il faut obtenir, c’est le plus grand bien possible pour le plus grand nombre possible. Mais, dans la pratique, c’est fréquemment l’intérêt immédiat des victimes qui emportera la décision. En effet, c’est avant tout la vie et la santé d’êtres humains qui seront ici en cause : des biens suprêmes et sur lesquels le temps a une redoutable emprise. On ne saurait engager un pari avec de tels enjeux. Sachant qu’un délai peut être fatal, jamais on ne sacrifiera une vie aujourd’hui dans l’espoir incertain d’en sauver d’autres plus tard.
Le devoir d’une oeuvre philanthropique est de se dévouer totalement à ses semblables ; un tel idéal n’admet pas de partage, car celui-ci conduit rapidement aux compromissions. La Croix-Rouge est donc une institution purement secourable. Elle n’a qu’un objet : soulager les souffrances humaines ; toute autre activité y est subordonnée.
La Croix-Rouge n’a aucun but lucratif. Elle n’est pas poussée par l’attrait du gain, mais par l’amour du prochain. Elle est comme le fiduciaire des dons qu’elle reçoit et qui sont, en fin de compte, destinés aux personnes souffrantes. Dans un monde où tout se vend et s’achète, il est remarquable qu’une organisation fonctionne, de façon régulière et permanente, sans l’aiguillon puissant du profit commercial.
La Croix-Rouge n’a pas fait de la gratuité de ses services un principe fondamental. Cependant, en raison justement de son désintéressement et de la non-discrimination absolue qu’elle observe, sa sollicitude s’adresse
à tous ceux qui ont besoin d’elle. Faire dépendre l’aide d’une contribution financière, ce serait la refuser à ceux qui ne sont pas en mesure de s’en acquitter. Pour s’étendre à tous, les services de la Croix-Rouge sont donc en principe gratuits. Cela ne signifie pas que l’organisation doive toujours renoncer à rentrer dans ses fonds, par exemple si elle assume un service public généralement rémunéré ; aussi en acceptant et même en sollicitant une contribution des usagers aisés au profit des moins favorisés. Il est bien dans l’esprit de la Croix-Rouge que ceux qui ont paient pour ceux qui n’ont pas. Mais de telles considérations ne doivent j amais empêcher quiconque de recevoir des soins.
4. L'ESPRlT DE SERVICE
L’esprit de service est indissolublement lié à la Croix-Rouge, qui en tire sa force vitale. Pourtant on ne l’a pas promu au rang des principes fondamentaux, car il n’est pas tant le fait de l’institution ; il agit à travers les personnes qui se consacrent à elle.
Mais on ne saurait passer sous silence un élément sans lequel la Croix-Rouge n’existerait tout simplement pas. On pourrait mentionner cette notion dans la Proclamation par une incidente placée au début du principe que nous étudions maintenant : expression de l’esprit de service...
Ici, nous l’évoquerons surtout par la parole de quelques penseurs et serviteurs de la Croix-Rouge. Après aimer, aider est le plus beau verbe du monde , nous a laissé Bertha van Suttner, la grande pacifiste et inspiratrice d’Henry Dunant. Certes, toute organisation vise à l’efficacité. Mais, au collaborateur de la Croix-Rouge, il faut quelque chose en plus : ce supplément d’âme , dont parlait Bergson.
Servir veut dire donner, sacrifier une part de soi, de ce qu’on possède en faveur d'autrui , a écrit Jean-G. Lossier [7 ] . Pour lui, il faut d’abord se connaître, se trouver soi-même, seul moyen de connaître et de trouver les autres. Il est bien certain que plus notre richesse intérieure sera grande, plus notre travail portera de fruits. S’il n’y a pas de lumière en nous, comment éclairerions-nous le chemin?
Ensuite, il faut savoir pourquoi l’on sert. La Croix-Rouge a besoin de vocations. Si ses collaborateurs ne sont pas poussés par un élan intérieur, s’ils ne savent pas pourquoi ils ont choisi cette voie, il serait mieux qu’ils
se lancent dans le commerce ; à plus forte raison s’ils cherchent la fortune et les honneurs.
Servir la Croix-Rouge, c’est, à certains égards, prononcer des voeux [8 ] . Il faut le répéter, alors que trop de gens, sous prétexte de servir la Croix-Rouge, cherchent surtout à s’en servir. Or, ainsi que l’a proclamé Sophocle, une noble action trouve en elle-même sa récompense . Celui qu’anime un authentique esprit de service sera heureux de rendre heureux. Qu’il ne s’attarde pas non plus à trouver de la reconnaissance, car il serait le plus souvent déçu. Mais, comme l’a dit encore Lossier [9 ] , il y a aux actes d’amour des rémunérations imprévisibles . Ainsi qu’il l’a montré, le service permet à l’être de se libérer, de s’affirmer ; il constitue en réalité une communication, un échange. Et tout être a besoin de participer à quelque chose qui le dépasse, qui lui communique un peu de sa grandeur.
La relation entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent a fortement évolué au cours de la période contemporaine. Le don, source de supériorité, voire de fierté, pour les premiers, d’infériorité, voire de vexations, pour les seconds, est une notion dépassée. Aujourd’hui, on sent mieux que le bienfaiteur et le bénéficiaire sont au même niveau lorsqu’ils se tendent la main. Dans ce domaine, nous avons beaucoup à apprendre du Tiers-Monde, où le sens de la solidarité naturelle existe à l’état pur : dans ces pays, le mauvais sort, la pauvreté, la souffrance n’abaissent pas l’homme.
On en arrive ainsi à reconnaître le devoir d’aider et le droit à recevoir, qui se rejoignent dans une solidarité de bon aloi. Il faut même aller plus loin et parler aussi du droit de donner. Ce droit appartient à chacun. Porter secours ne doit pas être l’apanage d’une classe privilégiée.
Le véritable ouvrier de la Croix-Rouge s’effacera devant l’œuvre à accomplir et sa tâche demeurera souvent cachée, car il apprendra que s’élever sur le plan des vains honneurs, c’est descendre d’autant sur le plan des valeurs réelles. La gloire de la Croix-Rouge est faite surtout d’héroïsmes obscurs.
On constate d’ailleurs que la mission de la Croix-Rouge devient toujours plus difficile et, pour ceux qui travaillent « sur le terrain », dangereuse même. Dans un monde toujours plus fanatique, servir la Croix-Rouge peut signifier risquer sa vie.
Aux termes d’un Serment prêté par les membres d’une Société nationale, être Croix-Rouge c’est mettre sa vie au service de l’humanité, c’est considérer tous les hommes comme ses frères, c’est ressentir leurs souffrances comme les siennes et s’efforcer de les soulager, c’est respecter la vie humaine et être prêt à risquer la sienne pour sauver celle des autres, c’est condamner la violence et souhaiter que la paix soit universelle... [10 ] .
Et nous conclurons par une citation de Max Huber [11 ] :
Si je voulais chercher une comparaison pour dépeindre l’oeuvre de la Croix-Rouge, telle que le Comité international doit la concevoir, je songerais à évoquer ces magnifiques cathédrales du moyen âge qui sont édifiées, elles aussi, sur le plan d’une croix. Les architectes et les artistes qui ont conçu, bâti et orné ces chefs-d’oeuvre d’art, parmi les plus grands de toutes les époques, sont presque tous demeurés dans un grandiose anonymat. Ces maîtres et leurs ouvriers, sculpteurs et maçons, ont formé, à travers les générations, des équipes de travail qui ont pu produire ces oeuvres parfaites de beauté et de solidité parce que chacun à sa place, dirigeante ou modeste, était inspiré par le but élevé de leur labeur commun. C’est ainsi que toutes les parties du bâtiment portaient l’empreinte de la même âme ; c’est ainsi que le sculpteur qui travaillait à une corniche, là où personne ne pouvait le contempler, si ce n’est les oiseaux du ciel, mettait autant de coeur et autant d’art à son ouvrage que celui qui ornait le portique principal. Si ces cathédrales faisaient la légitime fierté des cités qui les avaient élevées, si les architectes et leurs ouvriers étaient pleinement conscients de l’usage sacré auquel on destinait ces édifices, la cathédrale gardait pour eux sa raison d’être comme telle, dans sa sereine et majestueuse beauté, comme un hymne de louange montant vers le ciel.
Notes
1. Marcel Junod : Les volontaires de la Croix-Rouge , Revue internationale de la Croix-Rouge, mai 1959.
2. Il faut sans doute y voir le reste d’une tradition remontant à l’antiquité, où ce personnel se recrutait parmi les esclaves.
3. Mais que l’on n’invoque pas la vocation des infirmières pour les mal payer ! A cet égard on a trop longtemps exploité les saurs de charité en arguant de leur désintéressement. C’est si vrai qu’aujourd’hui, dans certaines corporations d’infirmières, les termes de vocation, de dévouement et d’apostolat sont mal vus, et l’on souligne que c’est une profession comme les autres, que l’on choisit en raison de ses caractéristiques propres, avec ses avantages et ses inconvénients.
4. Gustave Moynier et Louis Appia : La guerre et la charité , p. 224 sq.
5. Il y a cependant des Sociétés de la Croix-Rouge entièrement formées de bénévoles.
6. Max Huber : Au service du CICR , Genève, 1944.
7. Jean-G. Lossier : Les civilisations et le service du prochain , p. 202.
8. Jacques Chenevière, 1946.
9. Jean-G. Lossier : Les civilisations et le service du prochain , p. 207.
10. Decálogo , Croix-Rouge cubaine, 1960. Extraits.
11. Nous reproduisons ce passage d’un discours pour sa beauté et son élévation de pensée. En choisissant l’exemple d’une cathédrale, l’auteur a évoqué une image familière à son auditoire européen. Mais il est certain que l’on peut extrapoler pour d’autres cultures.
VI. Unité
Sous « unité », la Proclamation a groupé trois notions : l’unité proprement dite ou unicité : il ne peut y avoir qu’une seule Société nationale de la Croix-Rouge dans le même pays ; le multitudinisme : elle doit être ouverte à tous ; la généralité de l’action : celle-ci doit s’étendre au territoire entier.
1. Unité
2. Multitudinisme
3. Généralité de l'action
1. UNITÉ
Le caractère unique de la Société figure également parmi les conditions de reconnaissance des Sociétés nationales de la Croix-Rouge (chif fre 2), où l’on exige également l’unité de direction : avoir à sa tête un organe central qui seul la représente auprès des autres membres de la Croix-Rouge internationale.
C’est pour des raisons pratiques, mais non moins impérieuses, que, sur chaque territoire national, la Société de Croix-Rouge doit être seule de son espèce : l’efficacité de son action en dépend. Imaginons la confusion qui régnerait dans un pays si plusieurs associations, se réclamant des mêmes principes, prétendaient exercer les mêmes tâches de façon indépendante !
Pour de semblables motifs, l’unité de direction s’impose également. S’il faut que la Société de Croix-Rouge soit unique, il faut aussi qu’elle reçoive ses ordres d’un seul Comité central, tout comme une armée ne saurait obéir qu’à un seul état-major. Il est nécessaire de concentrer les forces et les ressources dans les mêmes mains, afin d’exercer une coordination harmonieuse. Cette exigence s’applique d’ailleurs à tous les échelons de la hiérarchie.
Dans les nations fédératives, on constate une nette tendance à la décentralisation : les sections locales y reçoivent des pouvoirs souvent étendus et une autonomie plus ou moins marquée.
Dans certains pays, la Société de la Croix-Rouge s’est attaché d’autres groupements secourables par voie d’affiliation et leur a conféré l’usage de l’emblème, sans que pour cela ils perdent leur identité. Si l’on peut se féliciter de voir la Croix-Rouge devenir le centre de ralliement des bonnes volontés, une telle formule n’est pas sans risques. Aussi, la Société fera-t-elle bien de fixer de manière précise ses relations avec les associations affiliées, afin que l’autorité du Comité central demeure entière et que le respect des principes de la Croix-Rouge soit toujours assuré.
Une Croix-Rouge nationale est donc maîtresse chez elle, dans le domaine qui lui est propre. C’est si vrai que les Conférence s internationales de la Croix-Rouge ont statué qu’une Société nationale ne saurait établir une section ou envoyer une mission dans un pays étranger sans l’autorisation de la Croix-Rouge de ce pays.
2. MULTITUDINISME
La Proclamation prescrit à chaque Société d’être ouverte à tous, c’est-à-dire, comme on le dit d’une manière plus précise dans les Conditions de, reconnaissance : ne pas refuser d’accueillir dans son sein ses nationaux quels qu’ils soient pour des raisons de race, de sexe, de classe, de religion ou d’opinion politique . Sur cette énumération, nous renvoyons à ce que nous avons dit à propos de la non-discrimination [1 ] , car ce dont il est question ici c’est de la non-discrimination dans le recrutement. Mais alors qu’avec la non-discrimination parmi les personnes à secourir on était dans le domaine des principes substantiels, on est maintenant dans celui des principes organiques. Et l’on touche du doigt la différence profonde qui sépare ces principes dans la hiérarchie des valeurs, une différence de nature et pas seulement de degré. S’il est important que la Croix-Rouge soit ouverte à chacun, l’essentiel reste qu’elle dispense ses services sans distinction à tous ceux qui en ont besoin. Là nous sommes dans le domaine des fins et non plus seulement dans celui des moyens.
Le principe du multitudinisme ne signifie naturellement pas qu’une Société de la Croix-Rouge doive accueillir sans exception tous les citoyens de son pays [2 ] elle a, au contraire, le droit incontestable d’exclure des individus pour un défaut de moralité et, plus encore, d’aptitudes. Les postes impliquant des responsabilités ou des connaissances spéciales, médicales par exemp le, ne peuvent être remis à des incapables. La faculté d’écarter les indésirables a évidemment une importance moindre lorsqu’il s’agit de devenir simple membre, du moins dans les Sociétés où cette qualité s’acquiert par le simple versement d’une cotisation.
Ce que le principe signifie, c’est qu’il ne faut pas refuser d’adhésion pour des motifs discriminatoires, c’est-à-dire fondés sur des considérations étrangères à l’institution, à son bon fonctionnement ou à son renom.
Le multitudinisme, permettant à tous les milieux sociaux, politiques et religieux d’être représentés, exclut le sectarisme, l’esprit partisan. C’est un gage de confiance, d’impartialité, à l’intérieur du pays comme à l’extérieur, le meilleur antidote du favoritisme.
Nous ajouterons que, pour être conquérante, la Croix-Rouge doit être populaire. Il est bon qu’elle ait une base très large et qu’elle gagne les masses à sa cause, car l’union fait la force. Il faut que ses dirigeants puissent venir de tous les horizons.
Ce qui précède est particulièrement nécessaire dans les pays où vivent ensemble une population indigène et une population immigrée plus développée. Il est indispensable que les milieux autochtones soient progressivement associés au travail de la Croix-Rouge et puissent accéder à ses cadres. La Croix-Rouge pénétrera ainsi dans les régions les plus reculées et fera partout comprendre son idéal. Il faut aussi que ces peuples soient en mesure de poursuivre eux-mêmes l’œuvre commencée lorsque, ayant acquis leur indépendance, ils ne pourront plus compter que sur eux-mêmes. Des expériences récentes, faites au cours de la « décolonisation », doivent nous instruire.
Le Rapport Tansley estime que la Croix-Rouge ne tient pas suffisamment compte des besoins communautaires, notamment dans les régions rurales. Dans la plupart des pays, les vol ontaires viennent des milieux urbains et se heurtent à la méfiance traditionnelle que les campagnards observent envers les gens des villes. C’est pourquoi le Dr Pierre Dorolle appelle de ses vœux l'existence d’une « Croix-Rouge aux pieds nus », faite de volontaires qui soient « du village ». Ainsi pénétrera-t-on partout.
3. GÉNÉRALITÉ DE L’ACTION
La formule des Conditions de reconnaissance est un peu plus précise (chiffre 7) : étendre son action au pays tout entier et à ses dépendances .
Comme il ne peut y avoir qu’une seule Société de Croix-Rouge dans un pays, il s’ensuit qu’elle doit embrasser dans sa sphère d’action toute l’étendue de ce pays, sans quoi il y aurait des « trous » dans l’œuvre humanitaire [3 ] . Le Rapport Tansley a montré cependant que cette condition est loin d’être partout réalisée.
L’universalité, dont nous allons parler, s’entend sur le plan international ; dans le domaine national, elle devient la généralité de l’action. Il s’agit là d’un universalisme restreint géographiquement, d’un universalisme à la mesure de chaque Société nationale, mais dont l’essence est identique à celui dont s’inspire l’institution mondiale.
Pour la même raison, la Société nationale doit assumer toutes les activités qui sont de sa compétence traditionnelle et qui ne seraient pas déjà accomplies par d’autres institutions. Ainsi la combinaison de ces règles permet à la Croix-Rouge d’être partout présente et de tendre à ce qu’aucune souffrance ne reste sans remède dans le cadre qu’elle s’est tracé.
Pour couvrir tout le champ de la communauté nationale, le système de la décentralisatio n territoriale est le plus répandu et sans doute le meilleur : on crée des sections locales dans tous les centres provinciaux ou agglomérations de quelque importance. De ces sections peuvent éventuellement dépendre des cellules plus petites dans des localités secondaires, dans des quartiers urbains, voire des blocs d’immeubles. On parvient ainsi, de proche en proche, à un « noyautage » de la population, qui permet à la Croix-Rouge d’atteindre les divers milieux, d’y exercer sa mission et d’y trouver les concours nécessaires.
Notes
1. Voir chapître " Impartialité "
2. Est-ce à dire que les étrangers en séjour sont exclus ? Non, bien sûr, et il serait bien dans l’esprit de la Croix-Rouge que soient associés ceux d’entre eux qui désirent servir. Cependant, on ne saurait en faire une obligation : la question est du ressort de chaque Société.
3. Un cas particulier est celui des Etats divisés : il peut alors y avoir plusieurs sociétés, chacune couvrant l’un des territoires séparés.
VII. Universalité
Ce libellé comprend également trois parties : l’universalité proprement dite – principe mixte, à la fois substantiel et organique – ; l’égalité des Sociétés nationales et la solidarité, ces deux dernières notions relevant du domaine organique.
1. Universalité
2. Egalité des Sociétés nationales
3. Solidarité
1. UNIVERSALITÉ
La Croix-Rouge a une vocation universelle. Cela signifie qu’ elle doit s’étendre à tous les hommes, dans tous les pays , selon la f ormule de 1955 [1 ] . La première notion – s’étendre à tous – revêt une signification essentielle pour la Croix-Rouge : son idéal lui prescrit d’ouvrir les bras à tous ceux qui viennent lui demander assistance. Les principes d’humanité et de non-discrimination entraînent celui d’universalité, comme une conséquence naturelle et nécessaire. Un des traits qui donnent à la Croix-Rouge son originalité et peut-être son mérite est d’avoir mis en pratique, dans sa sphère propre, cette universalité si souvent rêvée dans le monde et si peu réalisée.
La seconde notion – s’étendre partout – découle de la première : c’est afin d’atteindre tous les hommes que l’action secourable doit s’exercer sur chaque portion de la surface terrestre. La Croix-Rouge doit pouvoir explorer et parcourir en tous sens cette vaste contrée qui est celle de la souffrance, où tous les hommes sont frères.
Pour atteindre l’universalité, deux voies s’offraient à la Croix-Rouge : le fédéralisme ou l’unité. A l’unité s’opposait l’aspect bigarré de notre globe aux multiples facettes. L’œuvre s’est donc modelée sur les nationalités si diverses, cristallisées par les souverainetés, les cultures, les régimes politiques et le génie des peuples. C’est donc sur le terrain national que la Croix-Rouge a, de proche en proche, posé ses assises. D’emblée les Sociétés nationales furent créées indépendantes et libres de se gouverner. L’autorité des organismes internationaux de la Croix-Rouge est, avant tout, morale. Cette indépendance réciproque est aussi un trait puissamment original du mouvement.
Les Sociétés nationales de la Croix-Rouge, comme telles, ne sont pas régies par l’universalité. Personne n’attend d’elles qu’elles dispersent à travers le monde l’ensemble de leurs ressources. Leur mission est avant tout nationale. Ce sont les organes internationaux de la Croix-Rouge qui pratiquent l’universalité et ne mettent pas de limite géographique à leur action.
Comme l’a relevé D. Tansley, la structure très souple de la Croix-Rouge convient remarquablement à sa vocation universelle : elle est la seule institution de ce type à combiner une action de protection et une action d’assistance, et, suivant les approches, elle présentera l’un de ses trois visages, qui sont le CICR, la Ligue ou une Société nationale.
La Croix-Rouge a-t-elle atteint une universalité réelle ? De fait, il existe actuellement une Société nationale dans tous les pays du monde, à de rares exceptions près et pour des raisons temporaires. Lorsque de nouveaux pays accèdent à l’indépendance, une Société s’y crée plus ou moins à bref délai [2 ] . Est-ce à dire que la Croix-Rouge peut s’approcher de toutes les souffrances qu’elle s’est fixé comme but d’alléger ? On ne saurait l’affirmer. Les résultats atteints par la Croix-Rouge en à peine plus d’un siècle sont déjà considérables. Mais l’étendue à parcourir est immense et il reste de nouvelles conquêtes à accomplir. Le terrain gagné en surface doit être encore exploité en profondeur. Ce qui importe, c’est que la Croix-Rouge tende sans cesse et de toutes ses forces à l’universalité.
C’est ainsi que ce principe acquerra tout son poids, prenant alors le sens d’universalisme.
Certains, même au sein de la Croix-Rouge, ont mis en doute la signification de l’universalité, qu’ils jugent une façade, lui préférant la « pureté », c’est-à-dire une fidélité absolue à la loi. Nous avons déjà fait allusion à ce problème [3 ] .
Nous nous bornerons ici à émettre un vœu : que l’on se garde de briser ou de compromettre, par un geste hâtif et inconsidéré, une universalité qui fut si longue à gagner. Même si elle n’est pas toujours aussi authentique qu’on le souhaiterait, elle n’en représente pas moins, pour la Croix-Rouge, un patrimoine précieux, où elle puise une bonne partie de sa force conquérante.
Il faudra, certes, examiner chaque cas, peser le pour et le contre. Là comme ailleurs, la règle d’or – l’intérêt des personnes à assister – montrera le chemin. Mais gageons que, le plus souvent, on préférera qu’il existe, dans un pays, une Croix-Rouge imparfaite, plutôt que pas de Croix-Rouge du tout. La perfection n’existe que dans les discours des pharisiens.
2. ÉGALITÉ DES SOCIÉTÉS NATIONALES
Les Sociétés de la Croix-Rouge sont, nous l’avons vu, d’une importance très variable suivant les pays. Cependant, dès l’origine, ces Sociétés se constituèrent sur une base paritaire. De la sorte, l’égalité des droits sur le plan international vint compenser l’inégalité de fait.
En 1921, le CICR adopta le « sommaire » des principes fondamentaux et y inscrivit l’« égalité des Sociétés nationales ». Il faut se rappeler qu’à cette époque la Ligue venait de se constituer sur une base différente : la fédération n’était alors accessible qu’aux Sociétés des pays naguère alliés dans le conflit mondial et, à l’instar de la Société des Nations, les cinq principales Puissances victorieuses y jouaient un rôle prépondérant. A beaucoup cette conception parut partisane et incompatible avec l’esprit de l’institution. Peu après d’ailleurs, on y renonça. Ouvrant ses portes à toutes les Sociétés de la Croix-Rouge, sur le même pied, la Ligue frayait la voie à cette solidarité universelle qui fait aujourd’hui sa force. Et le principe d’égalité des Croix-Rouges sortit grandi de l’aventure [4 ] .
La parité des droits est la règle qui convient le mieux à une institution qui n’a pas les mêmes mobiles que les Etats et qui se consacre tout entière à la personne humaine. Autrement, on risquerait d’introduire dans la Croix-Rouge des éléments d’ordre politique et d’y voir bientôt s’y dérouler des luttes d’influence.
L’égalité des Sociétés est à l’image du grand principe d’égalité des hommes devant la souffrance, dont la Croix-Rouge a fait sa loi. La Croix-Rouge est essentiellement individualiste. En outre, l’égalité des Sociétés nationales est la conséquence de leur volonté d’indépendance. Comment pourrait-on considérer qu’une Société est pleinement indépendante si, sur le plan international, elle était dominée par d’autres ? L’égalité des Croix-Rouges est aussi conforme au principe de l’égalité des Etats, qui aujourd’hui a prévalu dans le monde.
3. SOLIDARITÉ
Les Sociétés nationales sont pleinement indépendantes et égales en droit. Pourtant, tout en restant maîtresses de leur destinée et en conservant leur liberté d’action, elles ont créé entre elles des liens mutuels et ont reconnu le devoir de s’entraider , dit la Proclamation.
En effet, constatant qu’il est préférable de collaborer plutôt que de s’isoler, les Sociétés cultivent la solidarité. Chacune travaille, dans une mesure variable, à la prospérité commune. C’est d’ailleurs ce qui distingue l’œuvre humanitaire de la charité individuelle. Celle-ci est libre de toute idée de mutualité : geste gratuit, elle n’attend aucune réciprocité, et c’est bien ce qui fait sa grandeur, mais aussi sa faiblesse. La Croix-Rouge, elle, a pris racine dans un monde organisé et doué de mémoire.
La notion de solidarité est fortement établie depuis l’origine de la Croix-Rouge. Dans les conditions de reconnaissance des nouvelles Sociétés nationales, elle a pris la forme suivante : participer à la solidarité qui unit ses membres, Sociétés nationales et organes internationaux, entretenir des relations suivies avec eux... En outre, les Conférences internationales de la Croix-Rouge ont pris nombre de résolutions ayant la solidarité pour thème. Mais c’est, bien évidemment, la naissance de la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge qui lui donna l’impulsion décisive et en fit une réalité ; et c’est grâce à la Ligue que cette entraide a pris le magnifique essor qu’elle connaît de nos jours.
Nous l’avons vu, les Sociétés nationales aident avant tout les habitants de leur pays, leur tâche spécifique se déroule dans le cadre des frontières et l’on n’attend pas d’elles qu’elles épuisent leurs ressources en tentant de faire face aux souffrances du monde entier. Mais quand une nation est éprouvée par une catastrophe naturelle ou sociale dont les proportions dépassent les forces nationales, elle fait appel, par l’intermédiaire de la Ligue, aux autres Sociétés de la Croix-Rouge, qui lui apportent, sur une base volontaire, un concours en personnel ou en matériel. Bien que ne couvrant en général qu’une faible partie des besoins, cet apport n’en est pas moins précieux. Lorsqu’il s’agit d’un conflit armé et qu’un intermédiaire neutre soit nécessaire, c’est alors le CICR qui est compétent [5 ] . Selon une tendance récente, des Sociétés de la Croix-Rouge appartenant à la même région ont conclu des accords d’assistance mutuelle.
De la sorte, les Sociétés nationales déploient une action internationale qui s’ajoute à leur tâche propre. En général, la première ne représente qu’une modeste fraction de la seconde ; pourtant, de nos jours, les Sociétés de quelques pays font preuve d’une telle générosité dans l’entraide internationale que, pour elles, les deux actions tendent à s’équilibrer.
La solidarité secourable n’est pas seulement précieuse sur le plan matériel. Elle revêt aussi, par son caractère désintéressé, une valeur de symbole. Lorsqu’une Société de la Croix-Rouge se dévoue pour ses nationaux, ell e est fidèle à sa tâche, mais elle ne fait rien d’exceptionnel, elle ne se différencie pas encore essentiellement d’une autre institution philanthropique. En revanche, quand elle répand ses bienfaits en dehors des frontières, quand elle se détache de tout intérêt national, c’est alors qu’elle est vraiment « Croix-Rouge ».
Les Croix-Rouges nationales s’appellent entre elles « sociétés sœurs », et ce ne sont pas là que des mots. La solidarité devant la souffrance, qui fait de la Croix-Rouge un « corps », une famille, s’apparente au geste originel: le geste si simple qu’Henry Dunant accomplit au soir d’une grande bataille, et qui changea quelque chose sur la face du monde.
L’assistance mutuelle, branche d’activité si conforme à l’esprit de l’œuvre, est aujourd’hui en plein développement et paraît promise à un avenir fécond. Puissent les Sociétés nationales y trouver l’occasion de resserrer leurs liens et de rendre plus vivante encore cette solidarité fraternelle qui est l’un de leurs plus beaux fleurons.
Notes
1. J. Pictet : Les principes de la Croix-Rouge.
2. Il y a actuellement 125 Sociétés nationales, alors qu’il y a 149 Etats membres des Nations Unies, en raison du décalage entre le moment où le pays accède à l’indépendance et celui où la Société est organisée et internationalement reconnue.
3. Voir " Introduction, chapître " la mise en pratique " .
4. De l’ancien système subsiste tout au plus une coutume : les Sociétés appartenant aux grandes Puissances font, le plus souvent, partie du Conseil exécutif de la Ligue, voire de la Commission permanente de la Croix-Rouge internationale. Mais comme cela ne résulte pas d’une disposition statutaire – ceux-ci ne parlant que d’une « ré partition géographique équitable » – on ne saurait parler d’une atteinte au principe d’égalité des droits.
5. En général l’aide entre Sociétés de pays alliés, dans un conflit, se fait sans intermédiaire.
Bibliographie
LES PRINCIPES DE LA CROIX-ROUGE
Max Huber. – Principes, tâches et problèmes de la Croix-Rouge dans le droit des gens, CICR, Genève, 1944.
Max Huber. – Principes d’action et fondement de l’œuvre du Comité international de la Croix-Rouge (1939-1946), CICR, Genève, 1947.
Jean-G. Lossier. – Solidarité, signification morale de la Croix-Rouge, La Baconnière, Neuchâtel, 1947.
Jean-G. Lossier. – La Croix-Rouge et la Paix, CICR, Genève, 1951.
Jean S. Pictet. – La Croix-Rouge et la Paix, CICR, Genève, 1951.
Max Huber. – La pensée et l’action de la Croix-Rouge, CICR, Genève,1954.
Jean S. Pictet. – Les principes de la Croix-Rouge, E. Droz et CICR, Genève, 1955.
Jean-G. Lossier. – Les civilisations et le service du prochain, La Colombe, Paris, 1958.
Jean S. Pictet. – La doctrine de la Croix-Rouge, CICR, Genève, 1962.
Juan José Gomez de Rueda Y Abril. – Ciencia humanitaria, difusiôn de los Convenios de Ginebra, ensayos y cursos, Mexico.
Hans Haug. – Rotes Kreuz: Werden, Gestalt, Wirken, Verlag Hans Huber, Bern und Stuttgart, 1966.
Jean S. Pictet. – Les principes du droit international humanitaire, CICR, Genève, 19 67.