Armes explosives lourdes en zones habitées : il est urgent que les mentalités changent

Armes explosives lourdes en zones habitées : il est urgent que les mentalités changent

Discours prononcé par Peter Maurer, président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), à l’occasion de la publication du rapport du CICR intitulé : « Emploi d’armes explosives à large rayon d’impact en zones habitées : un choix meurtrier » - 27 janvier 2022, Genève
Déclaration 08 mars 2022 Suisse

Excellences, Mesdames et Messieurs,

L'emploi d'armes explosives lourdes en milieu urbain ou dans d'autres zones d'habitation préoccupe profondément le CICR depuis de nombreuses décennies.

Alors qu'ils œuvrent à porter secours et protection aux populations touchées par des conflits armés, nos collaborateurs constatent chaque jour les souffrances humaines engendrées par l'emploi de ce que nous appelons des armes explosives lourdes, dites « à large rayon d'impact ».

Les bombes et les missiles de gros calibre, les systèmes d'armes à tir indirect – et souvent imprécis – comme les canons d'artillerie et les mortiers, les lance-roquettes multitubes et les engins explosifs improvisés entrent dans cette catégorie. Leur utilisation au cœur des zones habitées est une cause majeure de pertes et de dommages civils dans les conflits armés de notre époque.

Sanaa, Mossoul, Raqqa, Alep ou Gaza, mais aussi d'autres zones peuplées comme la région de Donetsk en Ukraine, d'innombrables villages et villes de province en Afghanistan, les faubourgs de Tripoli et le centre de Benghazi, en Libye, ou encore le Haut-Karabakh – les exemples sont nombreux et parlent d'eux-mêmes : les conséquences humanitaires sont invariablement catastrophiques.


Des civils sont tués ou blessés par dizaines. Les survivants conservent souvent des handicaps permanents ou de graves séquelles psychologiques. Les villes sont réduites à l'état de champs de ruines. Habitations, infrastructures, écoles, lieux de travail ou sites culturels – rien ne semble échapper à la destruction. Les services essentiels à la survie s'effondrent. Privées d'eau potable, d'assainissement, d'électricité ou de soins de santé, les populations n'ont d'autre choix que de partir. Les rues et les cours sont jonchées de munitions non explosées qui poursuivront leur œuvre meurtrière bien après la cessation des hostilités. Le coût de la reconstruction et les répercussions sur le développement sont parfois gigantesques, notamment lorsque ces armes sont utilisées dans des contextes de conflits prolongés.

Il est urgent que les mentalités changent et que les belligérants replacent la protection des civils au cœur de leur doctrine et de leurs pratiques.

Je suis convaincu que notre nouveau rapport, intitulé « Emploi d'armes explosives à large rayon d'impact en zones habitées : un choix meurtrier » contribuera à cette évolution et c'est pour moi un honneur de vous annoncer aujourd'hui sa parution.

Les effets directs et à long terme que les armes explosives lourdes infligent dans les environnements urbains et dans d'autres zones d'habitation sont prévisibles et, dans une large mesure, évitables. Devant la responsabilité qui leur incombe de prévenir et d'atténuer ces effets, les parties belligérantes doivent respecter pleinement les principes et les règles du droit international humanitaire (DIH), voire aller au-delà de ce dernier.

Les États, de même que toutes les parties aux conflits armés, doivent réexaminer et adapter leur doctrine et leurs pratiques militaires pour faire en sorte que des armes explosives à large rayon d'impact ne soient pas employées en zones habitées. De fait, ces armes ne devraient pas être utilisées dans les centres urbains ni dans aucun autre lieu peuplé, à moins d'adopter des mesures d'atténuation propres à limiter l'étendue de leurs effets et les risques qui en découlent pour la population civile.

Ce rapport entend contribuer à une meilleure compréhension de la question en l'abordant sous les angles humanitaire, technique, juridique, militaire et opérationnel. En outre, il vise à aider les États et les groupes armés non étatiques à donner effet à une politique d'évitement, ainsi qu'à identifier des mesures d'atténuation efficaces.

Il est le fruit d'études pluridisciplinaires, de recherches documentaires sur le terrain et du dialogue que le CICR entretient avec des États, des groupes armés non étatiques et des experts, mais aussi avec des organisations internationales et non gouvernementales, depuis de nombreuses années.

Le rapport donne un cruel aperçu des pertes et des dommages civils occasionnés par l'emploi d'armes explosives lourdes en zones habitées, un sujet bien documenté dans de nombreuses régions du monde.

Il examine les caractéristiques techniques des armes dont le rayon d'impact pose problème, autrement dit, celles dont les effets vont bien au-delà de l'objectif visé. Il démontre que leur utilisation dans des zones habitées fait courir un risque élevé d'effets indiscriminés ou disproportionnés, ce qui, en toute probabilité, est contraire au DIH – d'autant plus que ce risque augmente avec la densité de la population et le rayon d'impact des armes en question. Le document présente de façon synthétique les doctrines et les pratiques adoptées dans ce domaine par des parties aux conflits armés, y compris les restrictions et les limites qu'elles appliquent à l'emploi d'armes explosives lourdes en milieu urbain et dans d'autres zones habitées.

Enfin, le rapport adresse aux responsables politiques et militaires des recommandations concrètes et détaillées sur des mesures de prévention et d'atténuation à intégrer aux bonnes pratiques pour renforcer la protection des civils et faciliter le respect du DIH. Ces recommandations couvrent tous les aspects concernés, depuis la doctrine et les politiques jusqu'à la formation, en passant par la planification et la conduite des hostilités.

Elles préconisent notamment :

  • de faire de la protection des civils une priorité stratégique qui devrait imprégner toutes les étapes de la prise de décisions militaires ;

  • de prendre des mesures à tous les niveaux – stratégique, opérationnel et tactique – pour éviter, dans la mesure du possible, de conduire des hostilités dans des zones habitées ;

  • d'intégrer les principales mesures d'évitement à la doctrine, à la formation, à la planification et à la pratique militaires ;

  • de prévoir des solutions de remplacement à l'emploi d'armes explosives à large rayon d'impact ;

  • d'identifier et de mettre en œuvre des bonnes pratiques destinées à limiter les effets de ces armes lorsqu'elles sont utilisées ;

  • de former et d'équiper les forces armées pour qu'elles soient en mesure de respecter le DIH et de réduire les risques pour les civils lorsqu'elles doivent livrer des combats en zones habitées ;

  • de partager ces bonnes pratiques avec leurs partenaires et les parties aux conflits auxquelles elles prêtent assistance.

Le rapport démontre qu'il est à la fois urgent et possible d'agir pour changer ce statu quo inacceptable.

Je demande instamment aux responsables politiques et aux forces armées de ne pas accepter la mort et la destruction causées par le pilonnage intensif de zones habitées comme une conséquence tragique mais inévitable de la guerre. Bien au contraire, ils ont la responsabilité d'adapter leurs doctrines et leurs pratiques militaires aux exigences du droit, aux impératifs humanitaires ainsi qu'aux réalités du champ de bataille moderne.

Des efforts sont en cours pour qu'une déclaration politique soit élaborée en ce sens. Le CICR soutient énergiquement ce processus diplomatique. Je suis convaincu que notre rapport aidera à mettre en œuvre cette déclaration et à accomplir des progrès tangibles en matière de prévention et d'atténuation des pertes et des dommages infligés à la population civile, en encourageant les parties aux conflits armés à opérer les changements nécessaires.

Nous appelons les États et les parties aux conflits à adopter et à appliquer systématiquement les recommandations formulées dans ce nouveau rapport. Du point de vue du CICR, cela améliorerait significativement la protection des civils et le respect du DIH dans les environnements à haut risque, comme les milieux urbains et d'autres zones d'habitation, où ces obligations représentent des défis particulièrement difficiles à relever.

Nous entendons les préoccupations exprimées au sujet de l'approche recommandée :

  • Certains suggèrent que le terme « évitement » n'est pas suffisamment précis pour avoir une influence sur les réalités du champ de bataille auxquelles sont confrontés les belligérants d'aujourd'hui. Notre rapport répond à ces inquiétudes et aide à mieux définir cette notion. Il indique en outre comment incorporer des mesures concrètes dans la doctrine, la formation, les manuels et les réalités du terrain.

  • Ils avancent que le fait de restreindre le recours à la force dans un conflit asymétrique revient à accorder un avantage inacceptable à « l'autre camp ». Nous réfutons totalement cet argument, car le fait de livrer les populations à une violence incontrôlée, ainsi que d'accepter les « dommages collatéraux », dont nous voyons aujourd'hui l'ampleur, ôte toute légitimité aux combats aux yeux des communautés et sape la confiance des populations ainsi que la capacité à les gouverner.

  • D'autres enfin font valoir qu'une politique d'évitement rend de facto toute guerre impossible dans les zones habitées et qu'elle relève donc d'une stratégie illusoire.

Notre rapport apporte la preuve du contraire : beaucoup peut être fait avant d'abandonner les populations civiles à des risques aussi intolérables.

Le CICR continuera de recueillir des données et d'informer sur les conséquences humanitaires désastreuses de l'emploi d'armes explosives lourdes dans des zones habitées. En outre, nous poursuivrons nos discussions multilatérales, mais aussi notre dialogue bilatéral et confidentiel, avec les États, leurs forces armées et les groupes armés non étatiques, sur les mesures préconisées et d'autres moyens pour répondre à cette préoccupation humanitaire majeure. C'est le moins que nous puissions faire pour alléger les souffrances des hommes, des femmes et des enfants piégés dans les affrontements armés.

Je vous remercie.