Conflit du Haut-Karabakh : trouver un terrain d’entente par respect pour les morts

Conflit du Haut-Karabakh : trouver un terrain d’entente par respect pour les morts

Article 19 avril 2021 Arménie Azerbaïdjan

« Vous aurez peut-être du mal à le croire, mais je suis jaloux quand je vois des parents se recueillir sur la tombe de leur fils. Je n'arrête pas de me dire : "Moi, je n'ai même pas droit à ça..." »

Le fils d'Ashot* a pris part à la dernière flambée de violence survenue l'an dernier dans le cadre du conflit du Haut-Karabakh. Il est présumé décédé, mais sa dépouille n'a toujours pas été restituée à sa famille.

« Je n'ai pas de mots pour décrire l'enfer que je vis au quotidien, poursuit Ashot. Tout ce que je veux, c'est donner à mon fils une sépulture afin de pouvoir me rendre sur sa tombe, lui parler et honorer sa mémoire. »

Pour tout parent, perdre un enfant est un malheur incommensurable. Mais ne pas savoir où ni comment il est mort, ne pas pouvoir récupérer son corps ajoute encore à la souffrance.

Tel est le sort tragique de plusieurs centaines de familles de la région.

« Mon fils était fiancé ; il devait se marier en octobre mais on a perdu sa trace », raconte Ahmad*, un autre père dont le fils a disparu au combat.

« Nous n'avons aucune nouvelle, rien, pas même un corps sur lequel pleurer. La fiancée de mon fils a promis qu'elle viendrait se recueillir sur sa tombe vêtue de sa robe de mariée si sa dépouille était retrouvée. »

L'escalade du conflit a provoqué des dégâts considérables - ©CICR
L'escalade du conflit a provoqué des dégâts considérables - ©CICR

Les six semaines de combats intenses qu'a connues la région à compter de septembre 2020 ont causé beaucoup de destructions et plongé de nombreux civils dans une grande précarité.

Les armes se sont tues à la mi-novembre avec l'entrée en vigueur d'un cessez-le-feu.

Pour beaucoup de gens, le CICR est avant tout une organisation humanitaire qui vient en aide aux personnes touchées par un conflit. Son action en faveur d'une gestion digne des dépouilles est moins connue, mais non moins importante.

Cette action repose sur deux choses : la collaboration et la coopération. Ce n'est qu'en amenant les parties à trouver un terrain d'entente que les familles pourront obtenir les réponses dont elles ont besoin.

La récupération et l'identification des dépouilles

Le droit international humanitaire exige que les dépouilles des personnes décédées au cours d'un conflit armé soient traitées avec respect et dignité.

Le CICR s'emploie à travers le monde à promouvoir une prise en charge digne des morts, à renforcer les compétences forensiques locales et à faciliter, en sa qualité d'intermédiaire neutre, la restitution des corps des défunts à leurs familles de part et d'autre des lignes de front.

« Ne pas savoir ce qu'il est advenu d'un proche ni où il se trouve est un crève-cœur. Beaucoup de familles ne pourront se résoudre au décès de leurs êtres chers tant que leurs dépouilles ne leur auront pas été rendues. C'est une étape importante du processus de deuil », explique Jane Taylor, responsable régionale des activités forensiques du CICR pour l'Europe et l'Asie.

« La récupération des dépouilles, leur identification et leur rapatriement sont des opérations complexes qui prennent beaucoup de temps. La pression est énorme et nous n'avons pas droit à l'erreur. »

 

La collaboration de tous est nécessaire pour mener à bien les missions de récupération– ©CICR
La collaboration de tous est nécessaire pour mener à bien les missions de récupération– ©CICR

Le travail commence dès le début des hostilités. Les équipes du CICR s'assurent que les parties au conflit connaissent leurs obligations envers les morts et les incitent à travailler ensemble pour faciliter la récupération et l'identification des dépouilles.

Plus facile à dire qu'à faire dans une zone de conflit où le contrôle des territoires change régulièrement de mains, où le sol est infesté de mines terrestres et de munitions non explosées, et où la tension émotionnelle est au plus haut.

La récupération proprement dite des restes humains est effectuée par les autorités compétentes. Le rôle du CICR est de faciliter les opérations, en sa qualité d'intermédiaire neutre, afin qu'elles se déroulent dans les meilleures conditions possibles.

À ce jour, le CICR a pris part à plus de 170 opérations de ce type dans la région suite à la flambée de violence survenue l'an dernier. D'après les autorités, plus de 1600 corps ont été récupérés depuis l'entrée en vigueur du cessez-le-feu.

Lors de la phase de récupération des corps sur le champ de bataille, il est essentiel d'enregistrer toutes les informations disponibles pour augmenter les chances d'identification des dépouilles. Les coordonnées GPS du lieu où les restes humains ont été retrouvés doivent être consignées afin que les autorités puissent procéder à des recoupements avec les données militaires dont elles disposent.

Idéalement, chaque dépouille devrait être placée dans un sac mortuaire, avec les éventuels vêtements et autres effets personnels susceptibles de faciliter l'identification.

« On n'insistera jamais assez sur l'importance des effets personnels pour les proches », poursuit Mme Taylor.

Un simple objet ayant appartenu à leur être cher, comme une montre, peut susciter chez eux une vive réaction émotionnelle et les aider à faire leur deuil.

Les familles sont au cœur du processus de recherche et d'identification. D'abord, elles fournissent des détails personnels sur leurs proches disparus. Puis, si nécessaire, il pourra leur être demandé un échantillon d'ADN.

Mais le travail avec les proches ne se réduit pas à cocher les cases d'un formulaire. Des professionnels dûment formés s'entretiennent avec eux en vue de les rassurer et de les soutenir autant que faire se peut.

Il faut en outre prendre en considération les croyances religieuses de la famille, les normes culturelles en matière de rites funéraires variant d'une religion à l'autre.

À ce jour, le CICR a participé à plus de 170 missions de recherche de disparus – ©CICR
À ce jour, le CICR a participé à plus de 170 missions de recherche de disparus – ©CICR

Les éléments de preuve collectés au moment de la récupération du corps et les informations fournies par l'autopsie – qui peuvent inclure un profil ADN – sont ensuite comparés en vue d'établir l'identité du défunt.

« On ne peut se contenter d'une simple identification visuelle car l'apparence physique change après la mort ; en outre, cette expérience peut être traumatisante pour la personne chargée d'identifier le corps », explique Mme Taylor.

Lorsque la dépouille est incomplète (fragments de corps) ou que les restes de plusieurs individus ont été retrouvés ensemble, le travail d'identification sera plus laborieux et pourra nécessiter des investigations plus poussées (analyse ADN, examens dentaires ou anthropologiques).

En principe, cette tâche revient aux autorités compétentes, mais, lorsque les spécialistes locaux font défaut, le CICR peut contribuer au bon déroulement des opérations en mettant à disposition sa propre expertise en la matière.

Les généticiens de l'équipe de spécialistes forensiques du CICR, établis à Tbilissi, s'emploient actuellement à renforcer les capacités locales dans l'ensemble de la région.

« Notre objectif ultime, en tant que spécialistes forensiques, est de parvenir à identifier chaque dépouille. Quand on n'y arrive pas, on le vit comme un véritable échec personnel, au CICR comme ailleurs », poursuit Mme Taylor.

« Pourtant, on doit se préparer au fait qu'on ne retrouvera pas les corps de toutes les personnes disparues et qu'on ne réussira pas à identifier toutes les dépouilles. C'est terriblement triste, mais c'est ainsi. »

Il y a eu des précédents dans la région. Le CICR fait état de quelque 4500 personnes toujours portées disparues depuis le premier conflit du Haut-Karabakh au début des années 1990.

Malgré le temps qui passe, l'institution continue ses recherches, en collaboration avec les autorités, pour tenter de faire la lumière sur leur sort.

Le courage des hommes face au danger des mines

Dans les zones qui ont été le théâtre de combats intenses à l'automne dernier, le sol est infesté de mines terrestres et de munitions non explosées ou abandonnées.

Il est donc primordial de sécuriser le périmètre de recherche avant toute opération de récupération des corps.

 

Des mines terrestres et des munitions de toutes sortes ont été abandonnées un peu partout – ©CICR

« Mines antipersonnel, armes chargées, grenades, lance-grenades, obus de mortier, missiles antichars, roquettes à longue portée... Il y en a partout », témoigne Chris Poole, spécialiste CICR de la contamination par les armes.

« Inévitablement, les dépouilles se trouvent dans les zones où se sont déroulés les combats. C'est donc sur un terrain particulièrement dangereux que nous opérons. »

« Lorsque les premières opérations de récupération ont commencé, il y avait beaucoup de tensions, pas seulement à cause du danger des mines et des munitions, mais parce que des membres des parties adverses devaient travailler ensemble. »

« Cela dit, ils étaient tous convaincus qu'il fallait mener à bien ce travail. Tout le monde a fait preuve de beaucoup de courage et d'un grand sens du devoir. »

 

Des conditions difficiles dans la région montagneuse du nord – ©CICR
Des conditions difficiles dans la région montagneuse du nord – ©CICR

Les équipes de déminage sont chargées d'inspecter et de « nettoyer » routes et chemins avant le lancement de toute opération de récupération des corps, en gardant en tête les incidents tragiques survenus par le passé, triste rappel des risques inhérents à ce type de mission.

La contamination par les armes n'est pas le seul problème. Dans la région montagneuse du Nord, les températures glaciales et la neige ont aussi compliqué le travail pendant l'hiver.

« Les routes étaient tout juste praticables et surtout dangereuses, se souvient M. Poole. On roulait si lentement que les trajets semblaient interminables. »

« À certains endroits, la couche de neige était tellement épaisse qu'il était difficile, voire impossible, de localiser les dépouilles et de les récupérer. »

De la nécessité de trouver un terrain d'entente

Cela fait maintenant cinq mois que l'accord de cessez-le-feu est entré en vigueur. Des centaines de personnes sont toujours portées disparues et les besoins humanitaires restent immenses dans toute la région.

Les recherches des disparus se poursuivent, tout comme les efforts d'identification des restes humains conservés dans les morgues.

« Avec l'aide des autorités, nous avons passé au peigne fin les zones auxquelles nous pouvions accéder », raconte Martin Schüepp, directeur régional du CICR pour l'Europe et l'Asie.

« Certains endroits étaient inaccessibles pendant les mois d'hiver ; avec l'arrivée du printemps, on trouvera peut-être d'autres dépouilles. »

 

Toujours en collaboration avec les autorités, nous poursuivrons les recherches tant que nous n'aurons pas exploré toutes les pistes possibles, mais en toute franchise, après tout ce temps, nos chances de succès sont limitées.

M. Schüepp tient à souligner la bonne collaboration dont il a été témoin entre les parties prenantes, notamment les forces russes de maintien de la paix.

« Ce qui m'a frappé lors de ma dernière visite, c'est la manière dont Arméniens et Azerbaïdjanais travaillaient côte à côte pour retrouver leurs camarades morts au combat », se souvient-il.

« L'émotion des soldats était palpable, mais ils se soutenaient les uns les autres. C'était vraiment poignant, on ne voit pas ça souvent. »

« C'est la preuve que même en temps de guerre, les parties adverses peuvent trouver un terrain d'entente au nom de considérations humanitaires. »

* Le prénom a été changé.

 

Quand les combats se sont terminés dans le Haut-Karabakh, des équipes arméniennes et azerbaïdjanaises ont travaillé côte à côte pour retrouver leurs camarades morts au combat. Le CICR a facilité plus de 170 missions de recherche et de récupération de dépouilles mortelles. Explications.