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Les fils disparus du Guidimakha

Le Guidimakha est une région au sud de la Mauritanie, à la frontière avec le Sénégal et le Mali. Comme ailleurs sur le continent, des jeunes quittent leur terre natale pour d’autres pays africains ou européens. En cours de route, certains ne donnent plus de nouvelles, laissant leur famille dans l’incertitude et l'angoisse. Le CICR et le Croissant-Rouge mauritanien ont effectué une mission dans cette région pour rencontrer des familles, dont les fils auraient disparu dans un même naufrage en Méditerranée.

« Mon fils est-il vivant ou mort ? » murmure Gauthiery. Face à elle, les délégués du CICR et les volontaires du Croissant-Rouge mauritanien n'ont pas la réponse. Pour autant, s'ils sont ici, dans le village de Melga, c'est pour aider cette mère à savoir ce qu'il est advenu de son fils porté disparu depuis trois ans. Gauthiery se souvient de ce dernier coup de fil reçu de son fils parvenu en Libye et s'apprêtant à embarquer sur un rafiot, direction l'Italie. Depuis, plus aucune nouvelle. Elle se souvient aussi du terrible naufrage qui eût lieu le même jour. C'était le 18 avril 2015. L'une des pires fortunes de mer à l'effroyable bilan : plus de 800 noyés, de diverses nationalités.. Au printemps 2016, soit une année après le naufrage, les autorités italiennes décident de récupérer l'épave avec pour objectif l'identification des dépouilles et leur inhumation dans la dignité. « Ici, nous avons 27 disparus ici liés au bateau du 18 avril, 27 familles affectées par cette disparition » déplore Ibrahim Dembo Thiaye, le maire de la municipalité de Baydjam, dans la région du Guidimakha.

La douloureuse incertitude propre aux familles des personnes portées disparues, une psychologue américaine, Pauline Boss, l'a conceptualisée : « la perte ambiguë ». Mort ou vivant ? Les familles naviguent entre ces deux rives. Entre la vie et la mort, l'espoir et le désespoir ; l'attente insupportable d'une réponse qui, parfois, ne viendra jamais.

Mon fils est-il vivant ou mort ?

Aider les familles à obtenir une réponse est au cœur du mandat humanitaire du CICR et des Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

« Mon fils est-il mort ou vivant ? » ressasse à voix basse Gauthiery. « S'il est mort, je serais soulagée de savoir où il repose ».

À 23 ans, Ala Koné est déjà chef de famille. Il n'a plus de nouvelles de son frère aîné depuis un dernier coup de fil en 2015 : « Sois courageux et occupe-toi bien de la famille ».

Depuis plus d'un siècle, le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge assiste et protège les familles de personnes portées disparues dans le cadre de conflits, d'autres situations de violence, de catastrophes naturelles et de la migration. Cette activité s'inscrit dans le cadre plus large du rétablissement des liens familiaux (RLF). Un travail long et difficile, qui malheureusement n'aboutit pas toujours à une réponse pour les familles. Pour remplir cette mission, le CICR et les Sociétés Nationales travaillent étroitement avec les autorités.

L'expertise proposée par le CICR

Le CICR est prêt à soutenir les autorités dans leurs efforts pour prévenir les disparitions, déterminer le sort et la localisation des migrants disparus et pour aider leur famille. Le CICR s'emploie à améliorer, au niveau national et transnational, la collecte, la centralisation et la gestion des données sur les migrants disparus. À ce titre, il aide les services de médecine-légale à récupérer, documenter et identifier les dépouilles des migrants décédés et à assurer leur enterrement dans la dignité. Par ailleurs, afin de prévenir les disparitions, le CICR, avec le concours des services RLF des Sociétés Nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, œuvre à aider les migrants à rétablir ou maintenir le contact avec leur famille tout au long de leur parcours migratoire.

La mission commence par une réunion d'information auprès de chefs de villages et pères de familles. Il s'agit d'expliquer l'action menée pour les aider à connaître le sort de leurs proches portés disparus.</h2>

Joyce, déléguée du CICR et Ndiaye, volontaire du Croissant-Rouge mauritanien, s'entretiennent avec la demi-sœur et le frère d'un disparu. Un difficile mais nécessaire entretien qui permet d'obtenir des informations sur la personne portée disparue.</h2>

« Chaque personne disparue dans le naufrage a une histoire, une famille, des enfants – des familles qui sont pauvres et vulnérables » indique Mohammed Abdine, référent du rétablissement des liens familiaux au Croissant-Rouge mauritanien. « Cette vulnérabilité génère aussi de leur part des attentes immenses ». Au-delà de la souffrance psychologique, la disparition d'un proche déchire les familles et le tissu social de certaines communautés. Elle peut avoir de graves conséquences économiques, juridiques et administratives pour les familles. Les jeunes portés disparus laissent parfois derrière eux des épouses, des enfants, des parents âgés qui comptaient sur leur force de travail pour vivre. « C'est une région qui paie un lourd tribut » souligne Moussa Elimane Sall, responsable du RLF à la délégation du CICR en Mauritanie, qui a organisé la mission.  « Voir ces jeunes qui prennent un chemin dangereux, c'est difficile pour les anciens. » Ces jeunes hommes sont souvent fils d'éleveurs ou d'agriculteurs. Des métiers de plus en plus difficiles dans une région rongée par la lente désertification du Sahel. Cette année est marquée par la plus terrible sécheresse depuis 2012.

« Chaque personne disparue dans le naufrage a une histoire, une famille, des enfants – des familles qui sont pauvres et vulnérables »

- Mohammed Abdine, référent du rétablissement des liens familiaux au Croissant-Rouge mauritanien.

Salimata est l'épouse du chef du village de Boki Diamé. Quatre de ses proches sont portés disparus, dont son fils.

Les familles entament des recherches aussitôt que l'un de leurs proches disparaît. Ces recherches sont souvent longues et difficiles. « Nous sommes aveugles, vous êtes nos guides », cette phrase a souvent été adressée par les familles aux membres du CICR et du Croissant-Rouge mauritanien. Aujourd'hui, la mission effectuée, avec l'accord des autorités mauritaniennes, représente un nouvel espoir de réponse. Au total, 40 familles de la région du Guidimakha ont pu échanger avec l'équipe qui a collecté tant des informations sur la personne portée disparue que des échantillons d'ADN des membres de sa famille. « Seul un recoupement entre les informations collectées sur les corps et celles données par les familles peut permettre l'identification des personnes décédées » explique José-Pablo Baraybar, anthropologue-légiste au CICR. « Dans le cas de ce naufrage, l'ADN est une donnée essentielle pour parvenir à mettre un nom sur des corps et apporter une réponse à des familles. » A Milan, une équipe de médecins-légistes de l'institut Labanof récupèrent les données dites post-mortem et des échantillons ADN des corps repêchés. Conscient de la haute sensibilité des informations contenues dans l'ADN, le CICR veille à ce que les profils ADN transmis soient anonymisés et ne comportent que les strictes informations nécessaires à une identification.

La mission en Mauritanie s'est effectuée dans le cadre d'un accord tripartite signé en janvier 2017 par le CICR, la Croix-Rouge italienne et le Commissaire extraordinaire italien aux personnes portées disparues. Dans cet accord, le rôle du CICR est de collecter des informations auprès de familles de migrants portés disparus, dans l'espoir d'identifier en Italie les corps liés à plusieurs naufrages, dont celui du 18 avril 2015. La Croix-Rouge italienne centralise et analyse de son côté toutes les informations recueillies auprès de familles par le CICR et d'autres Croix-Rouge et Croissant-Rouge du monde entier, avant transmission au Commissaire extraordinaire italien.

La Mauritanie n'est bien entendu pas le seul pays concerné par ce naufrage. Le CICR, avec le concours des Sociétés Nationales, cherche à identifier des familles affectées dans d'autres pays africains comme européens. « L'identification des corps en Italie est extrêmement complexe » explique Angela Valenza, responsable de projet du CICR pour les migrants portés disparus. « La collecte d'informations ante-mortem auprès des familles peut aider à l'identification, mais c'est un véritable défi que de les trouver. Enfin, comme les corps et les familles ne sont pas dans le même pays, une coopération transnationale est nécessaire entre les différents Etats concernés ».

« Malgré les incidents, les jeunes ne renoncent pas à vouloir partir » constate Moussa Elimane Sall du CICR en Mauritanie. Les disparitions liées à la migration vont malheureusement continuer, avec son cortège de nouvelles familles affectées. Pour le CICR aujourd'hui, trois objectifs humanitaires s'imposent : réduire autant que possible les risques de disparition de migrants, aider les familles à rechercher leurs proches disparus, et traiter les morts et leur famille avec dignité.

Mamadou est venu avec son petit-fils mais sans son épouse, « c'est trop dur pour elle ». Avant de quitter le village, leur fils, dont ils sont aujourd'hui sans nouvelles, s'occupait du bétail et veillait sur ses trois enfants, dont ce petit garçon.</h2>

Les trois choses que le CICR demande aux États de faire

Prévenir les disparitions de migrants

  • Reconnaître que la législation et les politiques migratoires peuvent avoir un impact sur les risques de disparition de migrants, et les revoir régulièrement pour réduire ces risques et faire en sorte qu'elles soient conformes aux obligations juridiques internationales qui leur incombent.
  • Permettre aux migrants d'établir, de rétablir ou de maintenir le contact avec leur famille, s'ils le souhaitent, le long des routes migratoires et dans les pays de destination, y compris dans les lieux de détention.

Faciliter la recherche et l'identification

  • Standardiser, au niveau national et transnational, la collecte d'informations sur les migrants disparus et les dépouilles des migrants décédés, et établir des procédures claires pour que les données soient recueillies, utilisées et échangées dans le seul but humanitaire d'élucider le sort des disparus, de déterminer où ils se trouvent et d'informer les familles, dans le respect des normes internationalement acceptées en matière de protection des données et de sciences forensiques.
  • Veiller à ce que les dépouilles des migrants décédés soient traitées dignement et à ce que toutes les mesures soient prises pour faciliter leur identification immédiate ou ultérieure.

Répondre aux besoins spécifiques des familles de migrants disparus

  • Soutenir les familles de migrants disparus pendant les processus de recherche et d'identification.
  • Veiller à ce que les familles de migrants disparus puissent exercer leurs droits et avoir accès aux prestations et services existants pour faire face à leurs besoins spécifiques, y compris en clarifiant le statut juridique des migrants disparus.