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Mouvement Croix-Rouge / Croissant-Rouge : il est temps de réveiller le géant

Réunions statutaires 2017 du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, cérémonie d'ouverture, Antalya, Turquie, 6 novembre 2017. Déclaration du président du CICR, Peter Maurer.

Bienvenue aux réunions statutaires du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, qui nous offrent une occasion unique de nous rassembler pour façonner ensemble l’avenir de l’action humanitaire. Au nom du CICR, je tiens à remercier la Société du Croissant-Rouge turc d’accueillir ces réunions.

Notre monde est marqué par des guerres longues et sanglantes et par des catastrophes naturelles de plus en plus graves et fréquentes. La famine et la maladie ravagent les communautés tandis que la pauvreté endémique cause un profond désespoir. Nous voyons tant de gens ordinaires, hommes, femmes et enfants, forcés de quitter leur foyer et d’endurer des souffrances superflues.

Mais nous voyons aussi toutes les composantes du Mouvement – les Sociétés nationales, la Fédération internationale et le CICR – s’atteler à la tâche, et notre personnel et nos volontaires dévoués mettre en péril leur propre sécurité pour venir en aide à ceux qui en ont besoin. J’ai récemment effectué plusieurs visites sur les principaux théâtres de conflit et de violence dans le monde, notamment en Syrie, au Soudan du Sud, au Yémen, au Myanmar et en Ukraine.

J’ai visité de nombreuses Sociétés nationales et j’ai pu constater la formidable contribution que la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge apportent à l’humanité. Il y a tant de raisons d’être fiers de l’action fondée sur des principes que nous menons ; mais aussi tant d’autres choses que nous pourrions accomplir.

Dans un monde où la confiance dans les institutions s’érode rapidement, de grandes attentes sont placées en nous : en les symboles de la croix rouge et du croissant rouge et en l’action humanitaire neutre, impartiale et indépendante qui en est l’incarnation.

Nous ne devons jamais oublier que notre liberté d’action dépend de la confiance qui nous est accordée. C’est grâce à cette confiance que nous pouvons traverser les lignes de front et atteindre les communautés touchées, ou que nous pouvons agir en tant qu’intermédiaire neutre pour négocier l’acheminement de secours humanitaires. C’est aussi la confiance placée dans notre capacité à utiliser judicieusement les dons que nous recevons, et dans notre détermination à tout mettre en œuvre pour garantir l’intégrité de nos institutions. Or l’intégrité exige des compétences et des capacités, du leadership, une volonté politique, une éthique rigoureuse, des mécanismes et des institutions solides et une supervision étroite.

Nous allons devoir avancer rapidement et efficacement sur tous ces fronts, ensemble.

Le Mouvement a la capacité extraordinaire d’être une force vive dans le monde, de sauver des vies, de changer des vies. Mais son potentiel reste largement inexploité. Il est, comme d’autres l’ont décrit, un « géant endormi ».

C’est pourquoi je lance aujourd’hui un défi au Mouvement : il est temps de réveiller le géant. C’est ce que les crises qui secouent le monde exigent de nous, ce que les populations attendent de nous. Nous devons examiner ce qui freine le Mouvement, que ce soit la concurrence, un positionnement improductif, des ambitions démesurées de puissance et de contrôle alors que les capacités réelles manquent, une coordination insuffisante, des complémentarités négligées ou encore des pressions politiques extérieures.

Nous devons identifier ensemble les domaines où nous ne sommes pas à la hauteur, faire en sorte que chacune des composantes du Mouvement se conforme à nos règles communes, aider celles qui en ont besoin et tirer les leçons de nos réussites. Des millions de gens à travers le monde dépendent de nous. À chaque fois que nous échouons, nous décevons leurs attentes. Nous devons nous renforcer mutuellement et pas nous mettre des bâtons dans les roues ; améliorer la coordination et la coopération pour être plus proactifs.

L’auto-évaluation n’est jamais un exercice facile pour les institutions – elle exige d’être solide, de s’attaquer aux difficultés, de regarder la réalité en face et de rester concret et réaliste. Mais c’est un processus crucial si nous voulons honorer nos engagements.

Henry Dunant a déclaré un jour qu’il fallait aider toutes les personnes en détresse sans chercher à savoir qui elles étaient. Ces mots n’ont rien perdu de leur pertinence aujourd’hui. Toutes nos actions doivent se fonder sur les besoins des individus, en ne faisant « aucune distinction de nationalité, de race, de religion, de condition sociale et d’appartenance politique ».

Dans toutes nos opérations, dans des zones dangereuses et instables, nous voyons que l’aide humanitaire a le plus de chances d’atteindre les personnes vulnérables quand elle est neutre, indépendante et impartiale. Cette formule a aussi fait ses preuves en ce qu’elle empêche l’incorporation de l’action humanitaire dans des projets politiques plus vastes et controversés.

Et pourtant, l’espace requis pour mener une action humanitaire impartiale est menacé dans de nombreux endroits du monde. La dignité humaine est foulée aux pieds, l’applicabilité du droit est remise en question, l’aide humanitaire est politisée et soumise à des considérations autres que les besoins humanitaires. Nous sommes trop souvent confrontés à une surpolitisation de l’action humanitaire et à l’absence de soutien politique en faveur d’une assistance neutre et impartiale.

Les États et les autorités non gouvernementales tentent plus que jamais de contrôler et d’interpréter ce que recouvre le concept d’aide humanitaire, soit pour servir leurs intérêts nationaux ou politiques, soit parce qu’ils craignent que ces activités ne renforcent leurs opposants.

Les organisations humanitaires subissent une pression croissante tandis que les États exigent une action humanitaire qui ne bénéficie qu’à un groupe précis. Ainsi, tant des États que des groupes armés non étatiques prennent les civils et les acteurs humanitaires en otage pour parvenir à leurs fins. Mais les organisations humanitaires n’existent pas pour avaliser, pour légitimer, pour aider les autorités à poursuivre leurs objectifs politiques. Les Sociétés nationales sont auxiliaires des pouvoirs publics pour soutenir une action humanitaire fondée sur des principes. Le CICR a été créé pour aider les États à honorer, et non à contourner, les obligations qu’ils ont contractées.

Parallèlement à ces tendances, on observe une profonde transformation de la façon dont les activités relevant du droit et de la protection sont perçues. Le droit international humanitaire ne s’appuie pas sur la réciprocité ; il s’applique même si l’ennemi ne respecte pas ce droit, puisqu’il reflète l’inviolabilité du principe d’humanité.

Toutefois, c’est précisément ce principe de non-réciprocité qui est aujourd’hui remis en question dans de nombreux pays et par de nombreux belligérants. Les Conventions de Genève ne sont pas négociables ; elles expriment en termes normatifs la pratique éprouvée des sociétés dans le temps et dans l’espace ; elles sont des normes de droit coutumier. Elles doivent guider l’action concrète en faveur des populations et non servir à engager des batailles juridiques sans fin et des échanges d’accusations entre Hautes Parties contractantes.

Nous ne pouvons pas permettre qu’on nous politise ou qu’on nous empêche d’accomplir notre mandat humanitaire. L’action humanitaire n’est pas une monnaie d’échange.

Dans les situations très polarisées, le CICR et le Mouvement en général sont inévitablement entraînés dans des débats politiques tandis que certains tentent d’utiliser l’action humanitaire à leurs propres fins. Pour être honnête, c’est loin d’être simple : nous savons quels dilemmes complexes se posent quand il s’agit de traduire les principes en actes. Mais nous devons résister aux pressions et trouver des garde-fous appropriés pour réduire les risques.

Nous devons savoir concilier notre pragmatisme et notre approche fondée sur des principes ; nous devons aider les États à remplir leurs obligations et défendre la cause des victimes ; nous devons rester professionnels dans les environnements très politisés ; et nous devons faire clairement la distinction entre compromis et faux compromis. Le critère déterminant sera toujours l’intérêt des victimes sur le long terme.

Au sein de l’écosystème humanitaire, nous devons miser sur nos atouts. Les composantes du Mouvement doivent participer à l’effort humanitaire à tous les niveaux : local, régional, international. Face à l’ampleur et à l’insolubilité des crises auxquelles nous sommes confrontés, nous avons besoin à la fois :

-  d’intervenants locaux qui connaissent bien leur communauté, peuvent se mobiliser rapidement et rester sur place longtemps après la fin d’une crise ; et

-  d’intervenants internationaux dotés du réseau et de la légitimité nécessaires pour dialoguer avec les parties adverses dans le contexte et au-delà. Ceux-là doivent pouvoir traiter les questions qui seraient trop sensibles pour les intervenants locaux, soutenir les acteurs sur place, renforcer leurs capacités et agir en tant que « réassureurs » et que médiateurs pour permettre une action neutre et impartiale dans les situations d’instabilité.

Nous devons être capables à la fois d’intervenir en cas d’urgence et de répondre aux besoins à long terme dans les contextes de crise prolongée. Nous devons surmonter les cloisonnements artificiels créés par la bureaucratie au niveau national et international, et mettre les personnes qui ont besoin d’aide au centre de nos préoccupations. En tirant parti de nos points forts respectifs, nous pourrons dépasser la médiocrité du plus petit dénominateur commun.

S’il est une situation qui démontre la nécessité d’une action coordonnée et fondée sur des principes, c’est bien la crise migratoire mondiale. L’ampleur et la complexité des flux migratoires mixtes – internes ou transfrontaliers – exigent une mobilisation du Mouvement tout entier. Dans un environnement hautement politisé, nous avons hélas constaté que les politiques punitives qui ont été adoptées n’ont fait qu’exacerber la souffrance des personnes touchées. Non seulement les principes, mais les faits nous dictent d’abandonner cette voie.

De mon point de vue, voici les questions auxquelles nous devons répondre sans tarder :

  • Que pouvons-nous faire pour préserver et élargir l’espace nécessaire à une action humanitaire neutre, indépendante et impartiale, notamment en cette période où les politiques de sécurité nationale et les mesures antiterroristes menacent de prendre le pas sur les impératifs d’humanité et d’instrumentaliser l’action humanitaire ?
  • Comment concilier, d’une part, le désir légitime des États de prendre la tête des opérations en cas de crise humanitaire touchant leur population et, d’autre part, l’exigence d’une action humanitaire neutre, impartiale et indépendante ? Et comment convaincre les États de l’utilité et de la nécessité de préserver ces principes fondamentaux ?
  • Comment promouvoir la solidarité, la complémentarité et un respect accru des Principes fondamentaux et des règlements internes au sein du Mouvement ? Comment ancrer nos principes dans des pratiques et des faits concrets ?
  • Enfin, comment nous adapter à la révolution technologique – le déplacement de la violence vers le cyberespace, la connectivité qui transforme notre action et nos organisations – de façon à transposer notre expérience de l’humanitaire dans l’avenir ? Comment intégrer notre vaste expérience du passé dans un environnement en mutation rapide ?

Ce sont là des questions difficiles, mais nous pourrons y faire face si nous nous en tenons à nos priorités humanitaires, à notre logique strictement humanitaire et à notre approche fondée sur des principes ; bref, si nous restons pragmatiques et proches des gens et de leurs besoins.

En tant que Mouvement, nous devons relever le défi, poser les questions même les plus délicates et trouver des solutions. Nous devons veiller à ce que nos institutions tiennent leurs promesses. Si nous voulons conserver la confiance qui est placée en nous, nous n’avons pas d’autre choix que de commencer à chercher des réponses dès aujourd’hui. Dans notre quête de solutions, nous devons toujours garder au cœur de nos actions les personnes qui comptent sur notre assistance et notre protection. Nous ne pouvons en aucun cas les décevoir.