La composition du Comité international de la Croix-Rouge

31-08-1995 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 814, de François Bugnion

  François Bugnion,   licencié ès Lettres et docteur ès Sciences politiques, est entré au service du CICR en 1970. Il a servi l'institution en Israël et dans les territoires occupés (1970-1972), au Bangladesh (1973-1974) et, plus brièvement, en Turquie et à Chypre (1974), au Tchad (1978), au Viet Nam et       au Cambodge (1979). Depuis 1989, il est directeur-adjoint du CICR. Direction de la doctrine, du droit et des relations avec le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Il est l'auteur de Le Comité international de la Croix-Rouge et la protection   des victimes de la guerre, CICR, Genève, 1994.  

     

  «Je ne connais aucune partie de la jurisprudence ou de la science   humaine à laquelle puisse se rattacher l'institution qui s'appelle le Comité   de Genève» déclarait, devant la Quatrième Conférence internationale des Sociétés de la Croix-Rouge, réunie à Carlsruhe en septembre 1887, l'éminent juriste russe Fiodor Fiodorovitch de Martens [1 ] .

On comprend sans peine la perplexité du conseiller juridique du gouvernement impérial. En effet, institution internationale par son action et par les tâches qui lui sont assignées, le Comité international a conservé le caractère d'une association privée de droit suisse en ce qui concerne sa composition.

Il est le continuateur de la commission de cinq membres, désignée le 9 février 1863 par la Société genevoise d'Utilité publique, qui   a pris l'initiative de la création de la Croix-Rouge et de l'adoption de la Première Convention de Genève. Au fil des années, les membres démissionnaires et ceux que la mort avait emportés ont été remplacés par des personnalités choisies par les membres en exercice, de telle sorte qu'il n'y eut aucune rupture dans l'histoire déjà longue du Comité international.

Le CICR a fait appel à de nouvelles forces lorsque l'ampleur de sa tâche le rendait nécessaire. Le nombre de ses membres a été porté de 5 à 7 au cours de la guerre franco-allemande de 1870-71; il était de 16 à la fin de la Première Guerre mondiale et de 20 à la fin   de la Seconde. Depuis 1945, le nombre des membres du CICR s'est maintenu entre 15 et 25.

Tous les membres du Comité international ont été choisis parmi les citoyens suisses. Ce qui n'était à l'origine qu'une pratique - et peut-être un accident - fait depuis longtemps l'objet d'une règle statutaire. L'article 7, chiffre 1, des Statuts du CICR dispose en effet:

  «Le CICR se recrute par cooptation parmi les citoyens suisses. il comprend de quinze à vingt-cinq membres»  

[2 ] .

L'article 5, chiffre 1, des Statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, adoptés par la Vingt-Cinquième Conférence internationale de la Croix-Rouge, réunie à Genève en octobre 1986, dispose également que le CICR «recrute ses membres par cooptation parmi les citoyens suisses» [3 ] .

Au 1er janvier 1995, le Comité international comptait 22 membres, tous citoyens suisses [4 ] .

Le recrutement du Comité international par cooptation parmi les citoyens suisses a garanti sa neutralité, son indépendance et la continuité de son action. Toutefois, en regard des attributions internationales de l'institution, ce mode de recrutement est apparu à de nombreux observateurs comme une anomalie. Les propositions en vue de modifier cet état de fait n'ont donc pas manqué.

C'est le Comité international lui-même qui prit les premières initiatives dans ce sens.

Dans une communication à la Première Conférence internationale des Sociétés de secours aux militaires blessés, réunie à Paris en août 1867, le Comité international soulignait la nécessité de mettre un terme à la situation précaire qui avait été la sienne jusque-là et d'adapter les institutions aux exigences nouvelles, tout en leur imprimant un caractère de fixité.

Partant du principe que toutes les nations ralliées à l'oeuvre commune devaient avoir des délégués dans son sein et une part légitime d'influence sur ses décisions, et soucieux de respecter le principe d'égalité, le Comité international proposait de s'effacer devant un «Conseil supérieur de   l'oeuvre» composé de membres élus par les Comités centraux des di vers pays, dans la proportion d'un membre par puissance militaire; cette représentation internationale viendrait se grouper autour du Comité de Genève, qui ferait office de bureau [5 ] .

La Conférence de Paris ne fit qu'effleurer cette question dont elle renvoya l'examen à une Conférence ultérieure [6 ] . La Deuxième Conférence internationale, réunie à Berlin en 1869, confirma le Comité international dans ses fonctions, mais reporta l'examen de la question de sa composition à la Conférence suivante, qui devait se réunir à Vienne en 1871 [7 ] .

Le Comité de Genève, pour sa part, restait fidèle au projet de réforme qu'il avait soumis à la Conférence de Paris et continuait à considérer qu'il ne serait véritablement international que lorsque les Comités centraux des diverses nations auraient des représentants dans son sein [8 ] .

L'atmosphère était à l'optimisme. On ne pouvait imaginer qu'une contingence aussi triviale que la guerre vînt perturber la belle harmonie qui semblait régner entre les Sociétés de secours des divers pays.

  «Ce qu'il y a d'essentiellement international chez les sociétés placées   sous l'égide de la croix rouge, c'est l'esprit qui les anime, cet esprit de   charité qui les pousse à accourir partout où le sang coule sur un champ   de bataille, et à éprouver autant de sollicitude pour des étrangers que   pour leurs compatriotes, lorsqu'ils sont blessés. Elles sont une protestation vivante contre ce patriotisme farouche qui étouffe dans le coeur de   l'homme tout sentiment de pitié pour son ennemi souffrant; elles travaillent à abaisser ces barrières condamnées par le sens moral de notre   époque, que le fanatisme et la barbarie avaient créées et s'efforcent   encore trop souvent de maintenir entre les divers membres de la famille   humaine» écrivait le Comité de Genève en juillet 1870 [9 ] .

Il fallut déchanter. Dès le déclenchement de la guerre franco-allemande, survenu quelques jours plus tard, on vit les jeunes Sociétés nationales s'entre-déchirer à belles dents. Non seulement les Sociétés des Etats belligérants se firent les porte-voix de la propagande la plus venimeuse, cédant à l'appel de ce «patriotisme farouche» que le Comité international venait de dénoncer, mais même certaines Sociétés de pays neutres n'hésitèrent pas à descendre dans l'arène. De fait, les récriminations furent si violentes et les blessures si profondes qu'il en coûtera au Comité international treize ans de patients efforts avant que les Sociétés nationales n'acceptent à nouveau de se rencontrer.

Le verdict était sans appel: auxiliaires des services de santé de l'armée de leur pays, tributaires de l'appui des autorités nationales et du soutien de l'opinion publique, obligées, pour mobiliser les ressources dont elles avaient besoin pour s'acquitter de leur mission, de faire vibrer les cordes du patriotisme tout autant que la fibre humanitaire, les Sociétés nationales faisaient trop intimement partie du tissu national pour qu'on pût raisonnablement leur demander de rester au-dessus de la mêlée alors que la nation luttait pour sa survie.

Dans ces conditions, un Comité international formé des représentants des Comités centraux des diverses nations ne manquerait pas d'être paralysé à l'heure même où son action serait la plus nécessaire.

C'est une leçon que le Comité de Genève devait d'autant moins oublier qu'elle allait peu ou pour se répéter à l'occasion de tous les conflits survenus jusqu'à ce jour.

Aussi, lorsque la question de sa composition revint en discussion devant la Troisième Conférence internationale des Sociétés de la Croix-Rouge, réunie à Genève en septembre 1884, le Comité international prit-il résolument le contre-pied des propositions qu'il avait lui-même soumises aux Conférences de Paris et de Berlin.

La Conférence était saisie d'un projet de réforme présenté par le Comité central de la Croix-Rouge russe.

Se fondant sur les expériences de la récente guerre russo-turque (1876-1878), le Comité de Saint-Pétersbourg s'était convaincu de la nécessité de consolider le lien qui devait unir les différentes Sociétés de la Croix-Rouge en établissant une institution centrale, reconnue formellement par toutes les Puissances signataires de la Convention de Genève.

La Conférence estima que ce projet - qui dépassait largement la question de la composition du Comité international - entraînait des modifications trop fondamentales pour qu'il fût possible d'en délibérer valablement avant que les Comités centraux aient eu l'occasion de l'étudier et de se prononcer; elle en renvoya l'examen à une Conférence ultérieure [10 ] .

C'est donc dans le cadre de la Quatrièm e Conférence internationale des Sociétés de la Croix-Rouge, réunie à Carlsruhe en 1887, qu'intervint le débat décisif. Dans l'intervalle, le Comité central de la Croix-Rouge russe avait précisé ses conclusions en proposant la création d'un Comité international de la Croix-Rouge, composé de membres nommés par les Directions centrales des Sociétés de la Croix-Rouge, à raison d'un membre par Société nationale [11 ] .

Le Comité de Genève, pour sa part, demandait le maintien du statu quo [12 ] .

Ces propositions entraînèrent des discussions particulièrement animées. Au delà de la composition du Comité international, ce qui était en jeu, c'étaient les rapports entre les institutions de la Croix-Rouge et, en particulier, l'indépendance des Sociétés nationales. La structure assez lâche que la Conférence constitutive d'octobre 1863 avait les Conférences de Paris et de Berlin avaient maintenue garantissait l'autonomie des Sociétés nationales. N'étant pas l'émanation des divers Comités centraux, le Comité de Genève ne pouvait prétendre à aucune supériorité hiérarchique; il existait à côté des Sociétés nationales dont il était le mandataire, et indépendamment d'elles; il pouvait leur adresser des recommandations et des voeux, mais n'avait pas d'ordres à leur donner. Chacun comprenait, en revanche, qu'un Comité international formé des représentants de tous les Comités centraux se trouverait ipso facto dans une position supérieure à celle de ceux-ci; lorsque ces arrangements auraient été coulés dans le moule d'un traité diplomatique, ainsi que le Comité de Saint-Pétersbourg le souhaitait, la liberté d'allure dont les Sociétés nationales avaient bénéficié jusque-là ne serait plus qu'un souvenir.

La question fut déférée à la Troisième Commission qui conclut au maintien du Comité de Genève, tel qu'il était, «ayant plus de devoirs que   de droits, n'ayant le monopole exclusif d'aucune des oeuvres de la Croix-Rouge, mais continuant à être la plus haute expression de son action   internationale» [13 ] .  

Les délégués de la Croix-Rouge russe, le conseiller d'Oom et le professeur de Martens, rappelèrent la «position singulière» du Comité de Genève, le fait que son autorité ne reposait que sur la considération dont jouissaient ses membres, alors même que le recrutement de ceux-ci n'était soumis à aucune règle, la nécessité de le remplacer par un Comité véritablement international qui serait formé des représentants des divers Comités centraux et dont l'autorité serait formellement reconnue.

S'exprimant au nom du Comité de Genève, Gustave Ador rappela simplement que le Comité n'avait jamais demandé l'extension de ses compétences, qu'il n'avait pas pris l'initiative de demander une définition plus complète de ses droits et qu'il souhaitait le maintien de la situation qui avait prévalu jusque-là.

Au vote, le projet russe fut écarté à une grande Majorité. [14 ]

Ainsi, au terme d'un débat qui avait occupé quatre Conférences internationales, le   Comité de Genève se voyait confirmé dans ses fonctions   et   dans sa composition.

Quatre considérations semblent avoir conduit à cette conclusion:

1) le caractère illusoire de toute réglementation de l'action charitable;

2) l'impossibilité de transposer au contexte de la guerre des formes d'institutions établies pour le temps de paix;

3) l'indépendance dont les Sociétés nationales avaient bénéficié depuis leur création et à laquelle elles étaient jalousement attachées;

4) le poids des faits: l'organisation prévue par la Conférence constitutive d'octobre 1863 avait prospéré au delà de toute espérance; il eût été irresponsable de l'abandonner au profit   d'une autre forme d'organisation dont personne ne pouvait garantir par avance qu'elle serait viable.

La question de la composition du Comité international revint en discussion devant la Sixième Conférence internationale de la Croix-Rouge, réunie à Vienne en 1897. Le Comité central de la Croix-Rouge russe avait présenté un rapport relatif à la sanction pénale à donner à la Convention de Genève. Ce rapport prévoyait l'instauration d'un double contrôle, à la fois national et i nternational. Sur le plan national, chaque Etat partie à la Convention de Genève serait tenu d'adopter une loi pénale permettant d'en réprimer les infractions. Sur le plan international, le Comité de Genève serait appelé à conduire des enquêtes en vue d'établir d'éventuelles violations et de trancher les différends qui pourraient s'élever entre les belligérants; à cet effet, la composition du Comité de Genève serait modifiée pour en faire la véritable émanation des Comités centraux des divers pays.

Cette proposition souleva la plus vive opposition: les délégués des Etats parties à la Convention de Genève se succédèrent à la tribune pour déclarer que leurs gouvernements ne sauraient accepter de se soumettre au contrôle de délégués neutres chargés d'enquêter sur d'éventuelles violations. Au vote, la proposition russe ne recueillit aucun soutien [15 ] .

Ce n'était que partie remise. En effet, le gouvernement de Saint-Pétersbourg profita de la Première Conférence de la Paix, réunie à La Haye en 1899, pour proposer «la création d'un «Bureau international   de la Croix-Rouge», reconnu par toutes les Puissances et établi sur   les principes du droit international pour régler toutes les questions   concernant les assistances et secours sanitaires volontaires pendant la   guerre [... ] » [16 ] .

La Conférence écarta cette proposition du fait que la question de la réorganisation de la Croix-Rouge ne figurait pas au programme de ses travaux [17 ] .

La fondation de la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, au lendemain de la Première Guerre mondiale, constituai t une nouvelle tentative, sinon pour modifier la composition du Comité international, du moins pour transférer la plus grande partie de ses tâches et de ses attributions à une institution multilatérale.

Conscient que les besoins de la reconstruction et que la reconversion de la Croix-Rouge vers des activités du temps de paix imposaient un renforcement de la coopération entre les Sociétés nationales, le Comité international avait lui-même envisagé un élargissement de sa composition [18 ] . Toutefois, quand, à l'initiative de Henry Pomeroy Davison, président du Comité de guerre de la Croix-Rouge américaine, les Sociétés nationales des Principales Puissances alliées et associées - Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie et Japon - constituèrent un «Comité   international des Sociétés de la Croix-Rouge», le Comité de Genève sentit que sa position était menacée.

Cette inquiétude se renforça lorsque Davison réunit à Cannes une conférence constitutive, sans attendre la réunion de la Conférence internationale de la Croix-Rouge dont le CICR avait annoncé la prochaine convocation.

Bien que les fondateurs de la Ligue et les membres du Comité international aient multiplié les professions de collaboration harmonieuse et d'entente fraternelle, les divergences entre les deux institutions étaient profondes et bien réelles.

La Ligue avait été créée en dehors du cadre institutionnel de la Conférence internationale de la Croix-Rouge. Ses premiers statuts [19 ] , adoptés à Paris le 5 mai 1919, assuraient une position dominante aux cinq Sociétés fondatrices et permettaient d'exclure ad eternum les Sociétés nationales des anciens Empires centraux - Allemagne, Autriche, Hongrie, Bulgarie et Turquie -, de même que la Croix-Rouge russe, ce qui était en contradiction avec deux des Principes fondamentaux de la Croix-Rouge: le principe d'universalité et le principe de l'égalité des Sociétés nationales. Dans l'esprit de ses fondateurs, la Ligue était appelée à devenir le véritable centre où s'organiserait la collaboration entre les Sociétés nationales. Et si les fondateurs de la nouvelle institution ne manquaient aucune occasion de rappeler le profond respect qu'ils portaient au Comité international, il était non moins certain qu'ils ne lui réservaient aucune place définie dans la nouvelle organisation des rapports internationaux de la Croix-Rouge. Sans le proclamer ouvertement, on souhaitait voir le Comité de Genève se cantonner dans un rôle purement honorifique qui en aurait bientôt fait «un objet de musée» [20 ] . Il n'y aurait plus de guerre puisque les vainqueurs en avaient ainsi décidé et puisque la jeune Société des Nations avait été créée pour en prévenir le retour; dès lors, le rôle d'intermédiaire neutre qui avait été reconnu jusque-là au Comité international ne constituait plus - comme la guerre elle-même - qu'un héritage du passé que l'on préférait oublier.

Le Comité international, pour sa part, considérait que seule une Conférence internationale de la Croix-Rouge, réunissant toutes les Sociétés nationales dûment reconnues, avait qualité pour adopter une nouvelle organisation des rapports internationaux de la Croix-Rouge. Il restait attaché aux Principes fondamentaux qui avaient été proclamés dès l'origine de l'institution. Il n'entendait pas renoncer aux rapports privilégiés qu'il avait entretenus avec les Sociétés nationales depuis l'origine de l'oeuvre et souhaitait conserver un rôle actif au sein de l'institution dont il avait été le promoteur. Enfin, une expérience de plus d'un demi-siècle lui avait enseigné l'utilité du rôle d'intermédiaire neutre qui lui était universellement reconnu et dont le conflit mondial venait de souligner l'importance. La guerre n'était pas un fléau que l'on pouvait abolir par décret et les failles du Pacte de la Société des Nations étaient trop manifestes pour ne pas susciter l'inquiétude.

Entre le Comité international et la Ligue, il y avait donc une opposition fondamentale qui n'avait rien à voir avec les différences de tempérament que l'on s'est plu à souligner. Aussi, lorsque de tous côtés on demanda aux deux institutions de fusionner, chacune d'elles eut le sentiment que son existence était en danger.

Il s'ensuivit de laborieuses négociations qui s'étendirent sur plus de huit années et qui occupèrent quatre Conférences internationales de la Croix-Rouge. Tous les projets de fusion ou d'union organique qui furent échafaudés durent être abandonnés l'un après l'autre. En effet, alors que les Sociétés membres de la Ligue tenaient au caractère représentatif de la nouvelle institution qui leur assurait une part légitime d'influence sur ses décisions, le Comité international, pour sa part, demeurait convaincu que le recrutement de ses membres par cooptation était indispensable au maintien de sa neutralité et de son indépendance, et donc à l'accomplissement de la mission qui lui était confiée.

Il n'y a pas lieu de relater ici les étapes de cette négociation difficile au cours de laquelle de graves maladresses furent commises de part et d'autre [21 ] . Lorsque toutes les possibilités de fusion eurent été vainement explorées, on finit par se convaincre de la nécessité de maintenir, dans leur complémentarité, le CICR et la Ligue, sans chercher à les fondre dans un organisme unique, mais en assignant à chacun d'eux un champ d'action nettement délimité et en les englobant dans un ensemble plus vaste: la Croix-Rouge internationale.

Tel était l'objet du projet de Statuts de la Croix-Rouge internationale, élaboré par le colonel Draudt, vice-président de la Ligue, et le professeur Max Huber, membre du CICR [22 ] .   Ce projet fut adopté par la Treizième Conférence internationale de la Croix-Rouge, réunie à La Haye en octobre 1928 [23 ] .

Ainsi, au terme d'un débat qui avait duré près de dix ans, le Comité international se voyait confirmé dans ses fonctions et dans sa composition.

On n'a pas manqué d'ironiser sur la façon dont le Comité international avait défendu sa position traditionnelle à l'issue de la Première Guerre mondiale, au lieu de s'abandonner au souffle puissant de l'idéalisme wilsonien qui semblait porter la Ligue vers les rivages enchanteurs d'un avenir affranchi de la menace de la guerre. Pourtant, c'est au Comité international, et non pas à ses détracteurs, que l'histoire a donné raison.  En effet, tout au long de la Seconde Guerre mondiale, la Ligue fut empêchée, par sa composition même, d'entreprendre de façon indépendante des actions de secours en faveur des populations civiles de l'Europe occupée; comme plusieurs de ses dirigeants étaient des ressortissants de pays en guerre avec l'Allemagne, les autorités du Reich s'opposèrent à son intervention dans les territoires occupés par les forces de l'Axe [24 ] . C'est donc uniquement par le canal de la Commission mixte, de secours de la Croix-Rouge internationale que la Ligue put exercer une action secourable en faveur des populations civiles [25 ] . Quant aux organismes internationaux dépendant de la Société des Nations, ils furent, comme cette dernière, totalement paralysés.

En dépit du développement extraordinaire que son action avait connu au cours de la second e guerre mondiale, le Comité international devait se retrouver en position d'accusé au terme des hostilités. L'ouverture des camps de concentration nazis et la découverte du sort des prisonniers de guerre soviétiques firent oublier tout ce que le CICR avait effectivement réalisé en faveur d'autres catégories de victimes. Certains n'hésitaient pas à réclamer la suppression pure et simple du Comité international et le transfert de ses responsabilités à la Ligue, au sein de laquelle l'autorité des vainqueurs s'exerçait sans partage; d'autres, sans réclamer le démantèlement du CICR, remettaient en cause sa composition, son mode de travail et sa mission.

Tel était l'objet de la proposition que le comte Folke Bernadotte soumit à la Conférence préliminaire des Sociétés de la Croix-Rouge, réunie à Genève - à l'initiative du CICR - du 26 juillet au 3 août 1946.

Après avoir rendu hommage à l'activité que le Comité international venait de déployer au cours de la guerre, le président de la Croix-Rouge suédoise affirmait sa conviction que «les résultats obtenus auraient pu   et pourraient être infiniment plus vastes si le Comité possédait une autorité encore plus grande, par le seul fait de représenter directement en   temps de paix, la Croix-Rouge de tous les pays du monde et, en temps   de guerre, celle de tous les pays neutres».  A ses yeux, les membres du Comité international pourraient appartenir à d'autres nations que la Suisse et devraient être élus par la Conférence internationale de la Croix-Rouge. En cas de guerre, tous les membres appartenant aux pays belligérants seraient remplacés par des ressortissants de pays neutres. Puisque le Comité international avait pour mission de contr ôler l'application des règles humanitaires, il était nécessaire qu'il disposât d'une position aussi forte et aussi représentative que possible [26 ] .

Les propositions du comte Bernadotte se fondaient sur la conviction - dont le conseiller d'Oom et le professeur de Martens avaient déjà fait état devant la Conférence de Carlsruhe soixante ans auparavant - que l'autorité du Comité international serait d'autant mieux respectée que la base de recrutement de ses membres serait plus large. Toutefois, en prévoyant qu'en cas de guerre, les membres du Comité international appartenant à des Etats belligérants seraient remplacés par des ressortissants d'Etats neutres, le comte Bernadotte visait à devancer l'objection qui avait conduit au rejet des propositions de la Croix-Rouge russe: la perspective de voir le Comité international paralysé par les dissensions de ses membres appartenant aux partis opposés.

Ces propositions étaient séduisantes. Elles s'appuyaient implicitement sur les très grands titres que la Croix-Rouge suédoise et son président s'étaient acquis à la reconnaissance universelle en raison des actions humanitaires qu'ils avaient réalisées au cours du conflit mondial qui venait de se terminer. A l'examen, elles soulevaient cependant plus de difficultés qu'elles n'en pouvaient résoudre. Elles se fondaient en effet sur une confusion entre trois situations qui sont absolument distinctes: la neutralité permanente, qui est le statut d'un Etat auquel des traités imposent de rester perpétuellement neutre, en même temps qu'ils imposent à d'autres Etats l'obligation de respecter l'inviolabilité de son territoire; la neutralité occasionnelle, qui est la situation d'un Etat qui choisit, dans un conflit déterminé, de rester neutre, tout en se réservant d'agir différemment lors d'un autre conflit; la non-belligérance, qui est la condition d'un Etat qui s'abstient - peut-être momentanément - de prendre part aux hostilités actives, sans pour autant se reconnaître lié par les obligations qui découlent du droit de la neutralité, et tout en se réservant la possibilité d'entrer en lice au moment de son choix. Or, il suffisait de penser à la situation de l'Italie de septembre 1939 à juin 1940, ou à celle des Etats-Unis jusqu'en novembre 1941, pour comprendre que la présence de ressortissants de nations non belligérantes au sein du Comité international conduirait à la paralysie de celui-ci, tout en l'empêchant absolument de rendre crédible, face à l'extérieur, sa neutralité et son impartialité. En outre, l'obligation de remplacer, au début de chaque conflit et en cours de conflit, les membres appartenant à des nations entraînées dans la guerre par des ressortissants d'Etats neutres signifiait que la composition du Comité international devrait être modifiée au moment même où l'on aurait le plus grand besoin de son action [27 ] . Le délégué de la Croix-Rouge canadienne exagérait à peine lorsqu'il évoqua la perspective d'une « or ganisation kaléidoscopique» dont la composition changerait constamment [28 ] . En tout état de cause, il manquerait au Comité international ainsi constitué la condition première d'une action efficace, à savoir la stabilité.

Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que le comte Bernadotte ait bientôt renoncé à ses propositions [29 ] .

La composition du Comité international n'a pas été mise en cause lors de la Conférence diplomatique de 1949, ni lors de la Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le développement du droit humanitaire (1974-1977). En revanche, des propositions visant à confier une partie de ses tâches à une institution multilatérale ont été soumises à l'une et à l'autr e occasions.

Craignant que le régime conventionnel de protection que la Conférence diplomatique de 1949 visait à mettre en place ne se trouve paralysé lors d'un nouveau conflit généralisé par le fait qu'il n'y aurait plus d'Etat neutre susceptible d'assumer les tâches dévolues aux Puissances protectrices, la délégation française proposa la création d'un «Haut Comité   international de la Protection humanitaire», constitué de trente membres recrutés parmi de hautes personnalités politiques, religieuses, scientifiques, de hauts magistrats ou des lauréats du Prix Nobel de la Paix. Ces membres seraient élus par une assemblée réunissant les délégués de tous les Etats signataires des Conventions de Genève. Dans les situations où aucune Puissance protectrice n'aurait été désignée, cet organisme assumerait toutes les tâches que les Conventions de Genève attribuent normalement aux Puissances protectrices [30 ] .

Bien que les délégués français aient tenu à souligner que le Haut Comité dont ils proposaient la création ne ferait nullement double emploi avec le Comité international, leur proposition n'en avait pas moins pour effet de transférer une partie importante des tâches du CICR vers un organisme multilatéral.

Cette proposition fut accueillie avec le plus grand scepticisme. On souligna la difficulté de créer un organisme composé de membres provenant d'Etats différents, réunissant toutes les qualités nécessaires et en mesure de travailler avec efficacité [31 ] . On souligna aussi le caractère artificiel de ce Haut Comité international dont les membres - qui devraient être reconnus et acceptés par l'ensemble des Etats - «seraient en quelque   sorte en dehors et au-dessus du monde réel» [32 ] . Quand enfin, répondant à la question de savoir où cet «aréopage humanitaire» pourrait siéger s'il n'y avait plus d'Etat neutre, le délégué de la France déclara qu'«il pourrait   se réunir sur une portion de territoire internationalisée ou sur plusieurs   territoires, répartis dans le monde» [33 ] , il devint évident que l'on jouait sur les mots et que toute cette construction relevait moins d'une appréciation réaliste des possibilités que du rêve.

En définitive, la Conférence adopta une résolution par laquelle elle recommandait «de mettre aussitôt que possible à l'étude l'opportunité de   la création d'un organisme international dont les fonctions seraient,   lorsqu'une Puissance protectrice fait défaut, de remplir les tâches accomplies par les Puissances protectrices dans le domaine de l'application des   Conventions pour la protection des victimes de la guerre» [34 ] .  

Il appartenait à la France de prendre l'initiative des démarches permettant de donner suite à cette résolution. Dès avril 1950, le Quai d'Orsay entreprit des consultations. Le petit nombre des réponses obtenues confirma le manque d'intérêt des autres Etats [35 ] . De fait, après quelques échanges de correspondance, ce projet, dont le titre emphatique dissimulait mal le caractère utopique, fut abandonné.

Lors de la Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire, plusieurs délégations proposèrent de compléter le contrôle de l'application des règles humanitaires qui est confié aux Puissances protectrices et qui est de nature essentiellement consensuelle par une procédure automatique qui serait totalement indépendante de l'accord des Parties. A cette fin, on envisageait que les Nations Unies pourraient soit jouer le rôle de substitut de Puissances protectrices défaillantes, soit confier cette tâche à un organisme qu'elles désigneraient.

Tel était le sens d'un projet d'amendement déposé par la Norvège et par les Etats arabes; cette proposition visait à compléter le projet d'article 5 du Protocole I, relatif à la désignation des Puissances protectrices et de leurs substituts:

  «Au cas où la totalité ou une partie des fonctions de la Puissance   protectrice, y compris celles qui consistent à enquêter et faire rapport   sur les violations, n'auraient pas été remplies conformément aux   dispositions des alinéas précédents, l'Organisation des Nations Unies   pourra désigner un organisme pour exercer lesdites fonctions» [36].  

Etant donné la parenté des tâches des Puissances protectrices et de celles du CICR, cette proposition aurait eu pour effet, si elle avait été acceptée, de confier à un organisme multilatéral une partie des tâches normalement dévolues au Comité international.

A l'appui de cet amendement, on fit valoir la nécessité de prévoir un organe de contrôle de l'application du droit humanitaire qui ne dépendrait pas de l'accord des Parties, ainsi que la nécessité d'attribuer à l'Organisation des Nations Unies une compétence dans le domaine de l'application du droit humanitaire.

Les adversaires de cet amendement objectèrent qu'il imposait une contrainte intolérable, qu'il portait atteinte au mécanisme des Puissances protectrices, qui repose sur le consentement des Parties, et que l'on ne pouvait pas confier la responsabilité du contrôle de l'application des Conventions humanitaires à une institution politique. On souligna enfin que ce rôle n'était pas compatible avec les responsabilités que la Charte confie aux Nations Unies pour le maintien de la paix [37 ] . Enfin, l'observateur des Nations Unies fit part des réserves de l'Organisation et rappela que la Charte des Nations Unies était l'unique source des pouvoirs de l'Organisation et de ses organes; or, la Charte ne conférait à l'Organisation aucune responsabilité dans le domaine du contrôle de l'application des règles humanitaires [38 ] .

Au vote, ce projet fut écarté par 32 voix contre 27 et 16 abstentions [39 ] .

Des propositions qui visaient soit à modifier la composition du Comité international, soit à transférer tout ou partie de ses tâches et de ses attributions à un organisme multilatéral ont donc été évoquées de façon répétée et presque constante tout au long de l'histoire de l'institution. Elles ont donné lieu à des débats approfondis et généralement animés. Or, à chaque fois, le Comité international a finalement été confirmé dans ses tâches et dans sa composition.

Il y avait de bonnes raisons à cela.

En effet, même si le Comité international s'est vu confier des tâches définies en vue de l'application des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels et même s'il a dû, pour faire face au développement de ses activités, se doter d'un appareil administratif d'une certaine importance, il demeure avant tout une institution secourable; même quand elle se fonde sur des conventions internationales, son action n'est pas de nature judiciaire, mais de nature volontaire et charitable. Or, la charité ne se commande pas. Il n'y aurait pas de plus grave erreur que de chercher à l'enfermer dans le carcan de règles trop rigides ou de procédures trop complexes. «Moins on proposera de règles obligatoires, plus le secours   volontaire sera efficace» écrivait Paul des Gouttes [40 ] .

Par la force des choses, un Comité international formé des représentants des différents pays - qui n'entretiennent pas tous des rapports d'amitié les uns pour les autres - devrait se doter de règles de fonctionnement précises et détaillées qui seraient un obstacle insurmontable à toute action charitable et spontanée.

Dans sa composition actuelle, le Comité international existe en quelque sorte à côté des Sociétés nationales et indépendamment d'elles; il n'en est pas l'émanation. Il en irait tout autrement si le Comité international était constitué des représentants de toutes les Sociétés nationales; sa composition même suffirait à lui conférer une supériorité hiérarchique par rapport à chacune des Sociétés nationales prise en particulier. La question de la composition du Comité international se confond donc, dans une large mesure, avec celle de l'organisation internationale de la Croix-Rouge et, en particulier, avec la question de l'indépendance des Sociétés nationales [41 ] . Or, de ce point de vue, il est un fait décisif dont la Conférence de Carlsruhe (1887) a clairement reconnu l'importance: c'est que les Sociétés nationales ont précédé l'organisation internationale de la Croix-Rouge; elles ont été créées en tant que Croix-Rouges belge, française, hollandaise ou prussienne, et non pas en tant que branches d'une organisation internationale préexistante. Et c'est seulement ensuite, une fois que les Sociétés nationales avaient pris leur essor, qu'elles ont senti le besoin de se rencontrer et de compléter, par l'adoption de règles plus précises, les quelques principes généraux auxquels les Résolutions et les voeux de la Conférence constitutive d'octobre 1863 avaient donné expression. Mais à l'époque des Conférences de Paris et de Berlin (1867 et 1869), les Sociétés nationales avaient déjà pris goût à une liberté à laquelle elles n'étaient pas prêtes à renoncer. Modifier la composition du Comité international pour y faire entrer les représentants de toutes les Sociétés nationales, ainsi que le conseiller d'Oom et le professeur de Martens le demandaient lors de la Conférence de Carlsruhe, c'était aussi sacrifier un large pan de l'indépendance dont les Sociétés nationales avaient joui depuis l'origine de l'oeuvre. Or, qui est prêt à renoncer à la liberté après y avoir goûté?

Le recrutement du Comité international par cooptation parmi les citoyens suisses est aussi une garantie de cohésion et d'efficacité. Formés aux mêmes écoles, appartenant dans une large mesure aux mêmes milieux des professions libérales et de l'enseignement supérieur, obéissant aux mêmes modes de pensée, les membres du Comité international peuvent s'identifier à l'institution infiniment plus facilement que ne le feraient des personnalités provenant d'horizons différents. En outre, n'étant les représentants d'aucun Etat ni d'aucun parti, ils ne sont responsables que devant l'institution et devant leur conscience; ils n'ont pas de «constituency» à laquelle ils doivent rendre compte de leur activité et des positions qu'ils ont adoptées au sein du CICR.  De fait, malgré l'importance des enjeux, on constate que l'immense majorité des décisions sont prises, non par un vote, mais par le consensus qui se dégage de la discussion. Jamais l'institution ne s'est trouvée paralysée du fait que ses membres ne parvenaient pas à se mettre d'accord.

Ce mode de recrutement représente aussi une précieuse garantie de respect de la confidentialité des informations et, partant, de l'acceptabilité de l'institution. Nul doute, en effet, que des membres appartenant à des nationalités diverses seraient soumis à de fortes pressions visant à les amener à renseigner leurs gouvernements sur les activités du Comité international et sur les constatations de ses délégués; si l'on modifiait sa composition, le CICR serait-il en mesure de donner aux Parties au conflit les garanties de confidentialité qui sont nécessaires à une grande part de ses activités, notamment les visites de lieux de détention? On peut en douter.

La composition du Comité international est également la meilleure garantie de son indépendance puisque les Etats et les Sociétés nationales n'interviennent pas dans le recrutement de ses membres. Dans l'exercice de leurs fonctions, ceux-ci ne reçoivent de consignes d'aucun Etat ni d'aucun parti. Ils ne représentent qu'eux-mêmes et prennent position en toute indépendance. En revanche, il est évident que si les membres du Comité international étaient désignés par les Sociétés nationales des différentes nations, ils seraient comptables vis-à-vis de leurs commettants, dont ils seraient tenus de suivre Ies instructions.

Le recrutement des membres du Comité international par cooptation parmi les citoyens suisses est également une garantie de sa neutralité et, partant, de son acceptabilité. C ertes, la Suisse n'a pas le monopole de la neutralité; toutefois, la neutralité suisse se fonde sur une tradition et sur des traités qui lui donnent une assise particulière. De plus, la Suisse a été épargnée par la guerre depuis près de deux siècles, de telle sorte qu'on ne lui connaît pas de véritable ennemi. Aucun belligérant n'a a priori, de raison sérieuse de craindre de ne pouvoir obtenir un traitement impartial de la part du CICR. En revanche, quel belligérant ferait confiance au Comité international s'il y voyait siéger l'un de ses ennemis?

Ceux qui proposaient de modifier la composition du Comité international se sont généralement référés à l'exemple des organisations internationales et de leurs secrétariats. L'analogie, cependant, est trompeuse, car il s'agit d'organismes qui déploient l'essentiel de leurs activités en temps de paix. Or, il est illusoire de penser que des modes d'organisation qui sont prévus pour les situations du temps de paix peuvent être transposés aux situations de conflits armés. En effet, le fonctionnement des organismes multilatéraux ne se fait pas sans heurts, même lorsque les circonstances sont les plus favorables. Dès lors, il n'est pas nécessaire d'être grand clerc pour se représenter qu'un Comité international comprenant les représentants des nations belligérantes deviendrait lui-même le champ clos des affrontements et serait inévitablement paralysé par les querelles de ses membres. Mais qu'est-il besoin d'imagination? De trop nombreux débats des organes des Nations Unies, ainsi que les affrontements relatifs à la représentation de la République Sud-Africaine lors de la Vingt-Cinquième Conférence internationale de la Croix-Rouge, réunie à Genève en octobre 1986, ont suffisamment démontré la difficulté - et, le plus souvent, l'impossibilité - de faire siéger dans la même enceinte les représentants de nations qui sont en train de s'entre-déchirer.

Enfin, même si la logique semble commander qu'une mission internationale soit confiée à un organisme multilatéral, on ne saurait ignorer que la situation n'est plus entière: le Comité international existe et agit sur la scène internationale depuis plus de 125 ans. Son activité a connu un développement que personne ne pouvait espérer. Même s'il a subi de graves échecs, on ne saurait négliger le fait qu'il s'est acquitté de sa tâche avec une régularité qui est sans équivalent. Dans les domaines qui lui sont propres, il a acquis une expérience avec laquelle aucune autre institution ne saurait rivaliser. Enfin, les principes sur lesquels se fonde son action n'ont pas varié, ce qui est la meilleure garantie de son impartialité et de la continuité de son action et, partant, de son acceptabilité. Il serait pour le moins hasardeux de tenter de le remplacer par un système différent dont personne ne pourrait garantir à l'avance qu'il fonctionnerait. Que la position du Comité international soit - ou ne soit pas - une anomalie, le poids des faits et les services rendus par l'institution ont toujours plaidé en faveur de son maintien.

Restait la solution proposée par le comte Bernadotte: prévoir un Comité international qui serait formé des représentants des diverses nations, étant entendu qu'en cas de guerre, les membres qui seraient originaires de nations belligérantes seraient remplacés par des personnalités appartenant à des pays neutres. On a déjà relevé l'incertitude qui entoure, dans le monde actuel, la qualification de belligérant. Si l'on s'en tient à l'exigence d'une déclaration de guerre, les Etats-Unis n'étaient pas un belligérant lors de la guerre du Viet Nam, et l'Union soviétique ne l'était pas davantage dans le cadre du conflit afghan. Lors du conflit sino-indien de 1962 et lors du conflit sino-vietnamien de 1979, il n'y eut même pas de rupture des relations diplomatiques. On voit les contestations que ne manquerait pas de provoquer la situation des membres appartenant à des nations qui prennent part aux hostilités sans déclaration de guerre: ces membres refuseraient de s'en aller, sous prétexte que les pays dont ils sont les ressortissants ne seraient pas, formellement, en guerre, mais ils n'en deviendraient pas moins les représentants de nations belligérantes. Et l'on imagine sans peine les pressions auxquelles la désignation de nouveaux membres ne manquerait pas de donner lieu quand le canon tonne et quand le sang coule. Les hostilités prendraient fin   avant que le Comité international ait seulement pu se mettre à l'oeuvre.

Ainsi, même si le recrutement des membres du Comité international par cooptation parmi les citoyens suisses constitue, pour un esprit cartésien, une anomalie au regard des attributions internationales de l'institution, c'est en définitive le meilleur système que l'on puisse imaginer dans l'état actuel des rapports internationaux. Et c'est de plus un système qui a l'immense mérite de fonctionner.

C'est aussi la meilleure garantie de l'indépendance du Comité international, de sa neutralité et de la continuité de son action.

  Notes  

1.   Quatrième Conférence internationale des Sociétés de la Croix-Rouge tenue Carlsruhe du       22 au       27 septembre 1887 , Compte rendu, p. 95.

2. Article 7, chiffre 1, des Statuts du CICR, adoptés le 21 juin 1973 et révisés le 6 décembre 1973, le 1er mai 1974, le 14 septembre 1977, le 29 avril 1982 et le 20 janvier 1988, RICR, No 770, mars-avril 1988, pp. 158-169, ad p. 163. La règle du recrutement des membres du CICR par cooptation parmi les citoyens suisses, qui ne figurait pas dans les Statuts adoptés le 13 novembre 1915 (Archives du CICR, dossiers CR 92 et 011) ni dans ceux du 10 mars 1921 (RICR, No 28, avril 1921, pp. 379-380), a été introduite pour la première fois dans les Statuts adoptés le 28 août 1930, Manuel de la Croix-Rouge internationale, sixième édition, Genève, CICR, et Paris, Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, 1930, pp. 145-148, ad p. 147 (article 7).

3. Statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, adoptés par la Vingt-Cinquième Conférence internationale de la Croix-Rouge réunie à Genève en octobre 1986, article 5, chiffre 1, RICR, No 763, janvier-février 1987, pp. 25 - 59, ad p. 32. La règle du recrutement des membres du CICR par cooptation parmi les citoyens suisses figurait déjà dans les Statuts de la Croix-Rouge internationale, adoptés par la Treizième Conférence internationale de la Croix-Rouge réunie à La Haye du 23 au 27 octobre 1928, Treizième Conférence internationale de la Croix-Rouge, Compte   rendu, pp. 182-186, ad p. 184. Ainsi, la règle du recrutement du CICR par cooptation parmi les citoyens suisses a été introduite dans les Statuts de la Croix-Rouge internationale avant d'être introduite dans ceux du CICR.

4. La liste des membres du Comité international est publiée au revers de la page de couverture de chaque livraison de la Revue internationale de la Croix-Rouge, ainsi que dans les Rapports d'activité du CICR.

5. Réorganisation du Comité international, Proposition présentée à la Conférence internationale de Paris, 26 août 1867, Actes du Comité international de Secours aux   Militaires blessés, Genève, Imprimerie Soullier & Wirth, 1871, pp. 73-75.

  6. Conférences internationales des Sociétés de Secours aux Blessés militaires des   Armées de Terre et de Mer, tenues à Paris en 1867, deuxième édition, Paris, Imprimerie Baillière & fils, 1867, première partie, pp. 317-320, deuxième partie, pp. 21-22, 151-155, 182-190, 242-247 et 250 ter.

  7. Compte rendu des Travaux de la Conférence internationale tenue à Berlin du 22   au 27 avril 1869 par les Délégués des Gouvernements signataires de la Convention de   Genève et des Sociétés et associations de Secours aux Militaires blessés et malades, Berlin, Imprimerie J.-F. Starcke, 1869, pp. 18-19, 42-44, 221-228, 254-255 et 261-266.

8. Neuvième circulaire aux Comités centraux, 21 septembre 1867, Actes du Comité   international de Secours aux Militaires blessés, pp. 79-82; Onzième circulaire aux Comités centraux, 30 mars 1868, idem, pp. 87-88; Mémoire adressé aux Comités centraux, 20 juin 1868, idem, pp. 94-109.

9. «Du double caractère, national et international, des Sociétés de secours»,     Bulletin   international des Sociétés de secours aux     militaires blessés, No 4, juillet 1870, pp. 159-162, ad     p. 160.

10. Troisième Conférence internationale des Sociétés de   la Croix-Rouge tenue à   Genève du 1er au 6 septembre 1884, Compte rendu, pp. 61-70, 74-87 et 429.

11. Du rôle du Comité international de la Croix-Rouge et des relations des Comités   centraux de la Croix-Rouge, Rapport présenté par le Comité international à la Conférence internationale des Sociétés de la Croix-Rouge à Carlsruhe en 1887, Genève, CICR, 1887, en particulier les pp. 9-14.

12. Idem, pp. 22-24.

13. Quatrième Conférence internationale des Sociétés de la   Croix-Rouge tenue à Carlsruhe du 22 au 27 septembre 1887, Compte rendu, p.90 .

14. Idem, pp. 19-25, 69-70, 88-102.

15.  Sixième Conférence internationale des Sociétés de la Croix-Rouge, Vienne, 1897, pp. 99 et 218-226.

16. Conférence internationale de la Paix, La Haye, 18 mai - 29 juillet 1899, Nouvelle édition, La Haye, Ministère des Affaires étrangères, 1907, troisième partie, p. 2.

17. Idem, pp. 2-3.

18. Entrevue des Croix-Rouges alliées avec le Comité international, à Genève, du 12 au 14 février 1919, exposé de M. Edouard Naville, président par intérim du Comité international, RICR , No 3, mars 1919, pp. 336-340, ad p. 339.

19. Statuts et Règlement de la Ligue de Sociétés de Croix-Rouge (sic), RICR, No 6, juin 1919, pp. 691-698.

  20. «Toutefois, il me semblerait équitable de réserver une certaine place aux membres   du CICR afin que la nouvelle organisation puisse bénéficier de leur expérience, d'une   oeuvre continue de 60 années, et d'offrir à cette vénérable institution la position honorifique qu'elle mérite» écrivait le président de la Croix-Rouge britannique, sir Arthur Stanley, au prince Charles de Suède, président de la Croix-Rouge suédoise, dans une lettre du 25 février 1923, Archives du CICR, dossier CR 113; Réorganisation de la Croix-Rouge   internationale, Rapport et documents concernant les pourparlers entre le Comité international de la Croix-Rouge et la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, juillet 1922- juillet 1923, Genève, CICR, 1923 (XIe Conférence internationale de la Croix-Rouge, Genève, août 1923, document No 37), pp. 79-82, ad p. 81; André DURAND, Histoire du   Comité international de la Croix-Rouge, De Sarajevo à Hiroshima, Genève, Institut Henry-Dunant, 1978, pp. 145 et 151.

21. Pour l'histoire de ces négociations, on pourra se reporter à DURAND, op. cit., pp. 113-159, et à Henry W. DUNNING, Eléments pour l'histoire de la Ligue des Sociétés   de la Croix-Rouge, Genève, Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, 1969, pp. 13-53.

22. Colonel DRAUDT et Max RUBER, «Rapport à la XIIIe Conférence internationale de la Croix-Rouge sur les statuts de la Croix-Rouge internationale», RICR, No 119, novembre 1928, pp. 991-1010.

23. Treizième Conférence internationale de la Croix-Rouge tenue à La Haye du 23 au 27 octobre 1928, Compte rendu, pp. 12-19, 48-75, 85, 101-114, 117-118 et 182-186.

24. Rapport du Comité international de la Croix-Rouge sur son activité pendant la   Seconde Guerre mondiale ( 1er septembre 1939-30 juin 1947), volume III, Actions de secours, Genève, CICR, juin 1948, p. 396.

25. La Commission mixte de secours de la Croix-Rouge internationale était un organe conjoint du CICR et de la Ligue créé en juillet 1941 dans le but de réaliser des actions de secours en faveur des populations civiles affectées par la guerre. Pour les activités de cet organe, on pourra se référer au Rapport de la Commission mixte de secours de la Croix-Rouge internationale, Genève, CICR-Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, 1948.

26. Allocution du comte Folke Bernadotte, président de la Croix-Rouge suédoise, Genève, juillet 1946, ronéographié, Archives du CICR, dossier CR 109 b; Rapport sur   les travaux de la Conférence préliminaire des Sociétés nationales de la Croix-Rouge pour   l'étude des Conventions et de divers problèmes ayant trait à la Croix-Rouge, Genève, 26 juillet-3 août 1946, Genève, CICR, janvier 1947, pp. 125-129.

27. «... si nous voulons effectuer un travail efficace en temps de guerre, c'est un risque   assez grand que de proposer une organisation qui, au moment où la guerre éclate, devrait   être modifiée dans sa composition» observait le docteur Gustave Adolphe Bohny, président de la Croix-Rouge suisse, Conférence préliminaire des Sociétés nationales de la Croix-Rouge pour l'étude des Conventions et de divers problèmes ayant trait à la Croix-Rouge,   Procès-verbaux (ronéographiés), volume IV, séances de la Commission Ill, p. 83 (séance du mardi 30 juillet 1946).

  28. Idem, p. 79.

29. «My proposal resulted in lengthy and lively discussions. A special committee was   formed which met frequently. In the course of these meetings I greatly revised my original   attitude toward the problem [ ... ] . In short, I have become convinced that the International   Committee ought to continue in its present form and retain its present composition ...», Folke BERNADOM, Instead of Arms, London, Hodder and Stoughton, 1949, pp. 129-131 et 163-166, ad p. 130; Ralph HEWINS, Count Folke Bernadotte, His Life and Work, London, Hutchinson & Co, 1949, pp. 171-173 et 175-179.

  30. Actes de la Conférence diplomatique de Genève de 1949, 4 volumes, Berne, Département politique fédéral, 1949 (ci-après: Actes 1949), tome Ill, pp. 30-31 .

31. Actes 1949, vol. 11-B, p. 87 (intervention BAGGE).

     

32. Ibidem, (int. SOKIRKINE).

33. Idem, p. 88 (int. CAHEN-SALVADOR).

34. Résolution 2, Actes 1949, tome I, p. 355.

35. Paul de GEOUFFRE DE LA PRADELLE, «Le contrôle de l'application des Conventions humanitaires en cas de conflit armé», Annuaire français de droit international, tome II, 1956, pp. 343-352, ad p. 351; L. AUREGLIA et P. de LA PRADELLE, «Organisation, fonctionnement et protection du contrôle de l'application des conventions humanitaires en cas de conflits armés», Annales de Droit international médical, Monaco, No 2, février 1958, pp. 47-69, en particulier p. 55.

36. Actes de la Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés, Genève, 1974-1977, 17 volumes, Berne, Département politique fédéral, 1977 (ci-après: Actes CDDH), vol X, p. 70 (Document CDDH/I/235/Rev.1, Rapport à la Première Commission sur les travaux du Groupe de travail A). Ce projet d'amendement résultait de la fusion de deux projets d'articles, soit l'amendement CDDH/I/75, déposé par les Etats arabes, et l'amendement CDDH/I/83, déposé par la Norvège, Actes CDDH, vol.III, pp. 32 et 37. Nous n'entendons pas nous prononcer ici sur la question de savo ir si le mandat des Puissances protectrices consiste notamment à enquêter et faire rapport sur les violations des Conventions de Genève, ainsi que le prétendaient les auteurs des amendements sus-mentionnés; il est permis d'en douter.

37. Compte rendu analytique de la vingt-septième séance de la Première Commission (Document CDDH/I/SR.27), Actes CDDH, vol. VIII, pp. 275-287.

38. Résumé de la déclaration faite devant le groupe de travail A de la Commission I le 6 mars 1975 par M. J. Kobialka, observateur des Nations Unies, Document CDDH/I/GT/48, 10 mars 1975, ronéographié (à notre connaissance, ce document n'est pas reproduit dans les Actes de la Conférence diplomatique).

39. Actes CDDH, vol. VIII, p. 287 (Document CDDH/l/SR.27).

40. Paul DES GOUTTES, «Une thèse de doctorat en droit sur la Croix-Rouge», RICR, No 45, septembre 1922, pp. 747-758, ad p. 753.

41. La seule indépendance que l'on ait ici en vue est l'indépendance des Sociétés nationales sur le plan international, soit l'indépendance de chaque Société nationale par rapport aux autres-institutions de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge. La question de l'indépendance d'une Société nationale par rapport aux autorités gouvernementales de son pays est une tout autre question qui n'a rien à voir avec la composition du Comité international.



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