« L'intervention d'humanité » de l'OTAN au Kosovo et la règle du non-recours à la force

31-03-2000 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 837, de Djamchid Momtaz

  Djamchid Momtaz   est professeur de droit international à la faculté de droit et de sciences politiques de l'Université de Téhéran. Il est membre associé de l'Institut du Droit international.  

Le Kosovo a été, tout au long du XXe siècle, un foyer de tensions et de violence entre la population de souche albanaise de ce territoire et les Serbes. L'origine des atrocités qui suscitèrent l'intervention des forces armées de l'OTAN, le 24 mars 1999, remonte au début des années 90. Pour faire face aux velléités indépendantistes des Albanais, les autorités de Belgrade eurent recours à la force, tout en mettant fin au statut d'autonomie dont le Kosovo jouissait depuis 1974 au sein de la République fédérale de Yougoslavie. La proclamation unilatérale de la République du Kosovo par les insurgés, en 1991, et le début des opérations militaires de l'Armée de Libération du Kosovo (UCK) en 1996 ne faisant qu'exacerber la colère des Serbes, leurs réactions furent sans merci et entraînèrent une nouvelle flambée de violence.
 

En vue d'apaiser la tension, l'Organisation pour la Sécurité et de la Coopération en Europe (OSCE) prit, à partir de 1997, par le biais de son groupe de contact [1 ] , l'initiative de convaincre les autorités yougoslaves d'accorder une autonomie substantielle au Kosovo. L'échec des négociations devait amener le Conseil de Sécurité à adopter, le 31 mars 1998, dans le cadre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, la résolution 1160, par laquelle il appuyait l'octroi d'une " véritable autonomie administrative " au Kosovo, tout en affirmant son attachement à la souveraineté et à l'intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie. L'usage excessif et indiscriminé de la force par la Yougoslavie causa de nombreuses victimes et fut à l'origine de l'afflux d'un nombre impressionnant de réfugiés. Alarmé par l'imminence d'une " catastrophe humanitaire " , le Conseil de sécurité adoptait, le 23 septembre 1998, la résolution 1199, par laquelle il affirmait que la détérioration de la situation au Kosovo constituait une menace pour la paix et la sécurité de la région. Par cette résolution, adoptée aussi dans le cadre du Chapitre VII, le Conseil exigeait la reprise des négociations et le retour sans entrave des réfugiés, ainsi que le retrait du Kosovo des unités de sécurité de la République fédérale de Yougoslavie.

 
Le refus de la Yougoslavie d'appliquer les dispositions de ces deux résolutions et l'incapacité du Conseil de sécurité à décider de mesures coercitives, en raison de l'opposition de la Fédération de Russie et de la Chine, amenèrent l'OTAN à lancer, le 13 octobre 1998, un ultimatum à la Yougoslavie pour qu'elle se plie aux exigences du Conseil de sécurité.

L'imminence des frappes aériennes de l'OTAN fit céder la Yougoslavie, qui accepta la signature de deux accords : le premier, le 16 octobre 1998, avec l'OSCE, par lequel était créée une mission de vérification chargée de s'assurer de l'application des résolutions du Conseil de sécurité ; le second, conclu un jour plus tôt avec l'OTAN, qui l'autorisait à mettre en place une mission aérienne de vérification du retrait des unités de sécurité yougoslaves du Kosovo. Le Conseil de sécurité, par sa résolution 1203, adoptée le 24 octobre, toujours dans le cadre du Chapitre VII, approuvait et appuyait ces accords et exigeait qu'ils soient " appliqués promptement et dans leur intégralité " .

 
Les tergiversations de la Yougoslavie et les nouveaux massacres de civils par les Serbes, le 15 janvier 1999 à Racak, devaient amener l'OTAN, le 30 janvier, à réitérer sa menace d'employer la force. L'échec des négociations et la reprise de la campagne militaire au Kosovo par les forces serbes conduisirent finalement l'OTAN à recourir, le 24 mars 1999, à la force contre la Yougoslavie, sans avoir préalablement obtenu l'autorisation du Conseil de sécurité.

En ce qu'elle viole la règle du non-recours à la force, consacrée par la Charte des Nations Unies, l'intervention de l'OTAN est contraire tant à la lettre qu'à l'esprit de celle-ci, et ne se justifie guère par l'interprétation extensive de certaines de ses dispositions. Néanmoins, vu qu'elle était destinée à mettre un terme à une catastrophe humanitaire et qu'elle n'a pas été condamnée par le Conseil de sécurité ni par les États (sauf rares exceptions), on est en droit de se demander si elle n'est pas conforme à une règle coutumière établie ou en gestation. Question à laquelle la Cour internationale de Justice pourrait être amenée à répondre, suite à la requête introductive d'instance de la République fédérale de Yougoslavie, en date du 29 avril 1999, sur la licéité de cette intervention.

  "L'intervention d'humanité" est contraire à la Charte des Nations Unies  
 

Les ultimatums de l'OTAN et les frappes aériennes menées par les États membres de cette organisation sont en contradiction avec les engagements pris par ces derniers lors de leur adhésion à la Charte des Nations Unies. Conformément à l'article 2, alinéa 4 de la Charte, les États sont en effet tenus de s'abstenir " dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l'empl oi de la force " .
 

D'après l'article 51 de la Charte, cette interdiction ne porte toutefois pas atteinte au " droit naturel de légitime défense individuelle ou collective dans le cas où un membre des Nations Unies est l'objet d'une agression armée " . L'article 42 prévoit une seconde exception à cette règle, dans la mesure où le Conseil de Sécurité peut recourir à la force ou autoriser un tel recours pour maintenir ou rétablir la paix, les mesures nécessaires à cette fin pouvant être prises, selon l'appréciation du Conseil, par tous les membres de l'organisation ou par certains d'entre eux.

Depuis, l'Assemblée générale des Nations Unies a eu l'occasion, à plusieurs reprises, d'adopter des Déclarations qui mettent en exergue le principe contenu dans l'article 2, alinéa 4 de la Charte. Telle est la " Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies " . Selon cette Déclaration, " aucun État membre ou groupe d'États n'a le droit d'intervenir directement ou indirectement, pour quelque raison que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d'un autre État. En conséquence, non seulement l'intervention armée, mais aussi toute autre forme d'ingérence " sont contraires au droit international. [2 ]
 

Dans l'arrêt qu'elle a rendu, en 1986, à l'occasion du différend opposant le Nicaragua aux États-Unis, la Cour internationale de Justice insistait sur l'importance de telles Déclarations. Pour la Cour, " l'effet de consentement au texte de telles résolutions ne peut être interprété comme celui d'un simple rappel ou d'une simple spécification de l'engagement conventionnel pris dans la Charte " , mais " il peut au contraire s'interpréter comme une adhésion à la va leur de la règle ou de la série des règles énoncées par la résolution et prises en elles-mêmes " . [3 ]

De même, le Protocole II additionnel aux Conventions de Genève de 1949, qui vise précisément des situations telles que celles qui ont prévalu au Kosovo, insiste sur le principe de non-intervention. Il y est en effet précisé qu'aucune disposition de ce Protocole " ne sera invoquée en vue de porter atteinte à la souveraineté d'un État ou à la responsabilité du gouvernement de maintenir ou de rétablir l'ordre public(…) " . [4 ]
 

Ainsi, la Charte des Nations Unies et le droit international positif ne semblent pas prévoir spécifiquement le droit d'intervention d'humanité comme une exception à la règle du non-recours à la force. La majorité de la doctrine s'est prononcée dans ce sens.
 

Néanmoins, dans la mesure, par deux fois, où le Conseil de sécurité, dans le cadre des résolutions 1199 et 1203, souligne la " nécessité de prévenir " la catastrophe humanitaire au Kosovo, on est en droit de se demander si cet appel n'équivaut pas à une invitation à recourir à la force. Cette question est d'autant plus pertinente que la formule utilisée par le Conseil de sécurité est identique à celle qui figure à l'article premier de la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Conformément à cette Convention, les États contractants s'engagent à " prévenir " ce crime. C'est justement pour éviter une telle situation que les États membres de l'OTAN se seraient vus obligés de recourir à la force. [5 ]

Il est vrai que le caractère génocidaire de la politique de purification ethnique pratiquée par les Serbes au Kosovo ne fait guère de doute. Une telle affirmation est d'ailleurs fondée sur la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, dont la compétence s'étend a ux crimes commis au Kosovo. Pour ce Tribunal, les déportations massives ainsi que des conditions d'existence imposées à une population civile susceptibles d'entraîner sa destruction physique partielle ou totale " peuvent être interprétées comme le premier pas dans un processus d'élimination " [6 ] . Une telle qualification ne peut pour autant justifier le recours à la force.
 

C'est bien la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans sa décision concernant le différend opposant le Nicaragua aux États-Unis. Pour la Cour " le recours unilatéral à la force ne saurait être une méthode appropriée pour vérifier et assurer le respect " des droits de l'homme [7 ] . En fait, la Cour ne faisait que confirmer sa jurisprudence de 1949 dans l'affaire du détroit de Corfou. A cette occasion, elle avait déjà qualifié le prétendu droit d'intervention autorisant l'intervention armée d'un État sur le territoire d'un autre État de " manifestation d'une politique de force qui, dans le passé, a donné lieu à des abus les plus graves " et qui n'a plus sa place dans le système des Nations Unies. Pour la Cour, " quelles que soient les déficiences présentes de l'Organisation internationale, ce prétendu droit ne saurait trouver aucune place dans le droit international " . Selon la Cour, " entre États indépendants, le respect de la souveraineté territoriale est l'une des bases essentielles des rapports internationaux " . [8 ]
 

Le CICR, pourtant soucieux d'assurer l'aide humanitaire, n'en partage pas moins cette opinion. Pour Yves Sandoz, l'intervention armée d'un État " pour mettre fin à des violations graves et massives des droits de l'homme n'a pas sa place dans le système prévu par l'ONU " 9. De même, d'après le Président Cornelio Sommaruga, dans le cadre de ce système, " le recours à la contrainte reste envisageable comme une u ltime démarche face à des situations extrêmes de détresse " . [10 ]
 

Ainsi, l'intervention armée des États membres de l'OTAN en dehors du système des Nations Unies et sans l'autorisation expresse du Conseil de sécurité est contraire à la Charte, et ce malgré la noblesse de la cause qui l'a suscitée. Telle est l'argumentation soutenue par le président de la Fédération de Russie, la qualifiant d'agression ouverte [11 ] . Trois jours après le début des frappes aériennes de l'OTAN, conjointement avec le Bélarus, la Russie soumettait un projet de résolution au Conseil de sécurité en vue de les condamner [12 ] . Il fut rejeté par douze des quinze membres du Conseil, seules la Chine et la Namibie la cautionnant. Comment ce refus du Conseil de sécurité doit-il être interprété ?

  L'interprétation de la Charte ne justifie pas l'intervention d'humanité  
 

L'un des fondements juridiques de la requête de la République fédérale de Yougoslavie devant la Cour internationale de Justice est la violation de l'article 53, alinéa 1 de la Charte par les États membres de l'OTAN. Conformément à cette disposition, aucune action coercitive ne sera entreprise par les organismes régionaux sans l'autorisation du Conseil de sécurité, règle à laquelle l'OTAN ne s'est pas conformée. En pratique, l'exigence d'une autorisation expresse et positive, concrétisée par le vote d'une résolution du Conseil de sécurité en bonne et due forme n'a pas été toujours respectée. C'est ainsi qu'au Libéria, les sanctions économiques décidées par la CEDEAO (Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest) ont été mises en œuvre, en 1992, par les forces d'interposition de cette organisation, qui s'est contentée d'informer le Conseil de sécurité après coup. Dans le cas du Kosovo, on peut se demander si l'absence de condamnation des frappes aériennes de l'OTAN par la résolution 1244 du 10 juin 1999, adoptée par le Conseil de sécurité après la fin des hostilités, peut être considérée comme une autorisation tacite post facto et à effet rétroactif de cette action coercitive. [13 ]

 
Se fondant sur une interprétation littérale de l'alinéa 4 de l'article 2 de la Charte, quelques juristes américains ont soutenu, dès la fin des années 60, que cette disposition n'interdisait que les seuls recours à la menace ou à l'emploi de la force dirigés contre " l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique d'un État " [14 ] . A contrario , on pourrait soutenir que le recours à la force armée destiné uniquement à prévenir les violations graves et systématiques des droits de l'homme ou à y mettre fin, comme ce fut le cas de l'intervention de l'OTAN, serait licite, et ce d'autant plus que la promotion et le respect des droits de l'homme figurent en bonne place parmi les buts des Nations Unies auxquels se réfère précisément ce paragraphe. Il est intéressant de noter que cette thèse a été rejetée avec véhémence, dès cette époque, par Ian Brownlie, aujourd'hui avocat de la République fédérale de Yougoslavie dans l'affaire de la licéité de l'emploi de la force l'opposant aux États membres de l'OTAN [15 ] . Le Professeur Brownlie reprend devant la Cour l'argumentation qu'il avait jadis développée. Pour lui, il ressort clairement des travaux préparatoires de la Charte que l'inclusion du membre de phrase " contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout État " exclut toute intervention justifiée par des motifs spéciaux, et qu'il a été ajouté sur la demande des petits États soucieux de s'assurer plus de garanties contre les velléités des grandes puissances [16 ] . Cette explicat ion paraît convaincante. Le fait que les États membres de l'OTAN se soient engagés avant l'intervention à respecter la souveraineté et l'intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie, conformément aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, ne saurait pour autant rendre licite leur action. L'interprétation de l'alinéa 4 de l'article 2 dans un sens favorable à l'inclusion de l'exception d'humanité à la règle de l'interdiction de recours à la force n'est d'ailleurs pas conforme à la pratique étatique et n'a pas reçu, à ce jour, l'aval de la majorité de la doctrine.
 

L'interprétation extensive de l'article 51 de la Charte a été enfin invoquée par la résolution de l'Assemblée générale de l'OTAN, adoptée en novembre 1998 comme fondement juridique de l'intervention humanitaire. Il a été soutenu que la défense des intérêts communs de la communauté internationale justifiait le recours à la légitime défense, du moins collective, des États [17 ] . Dans le cas du Kosovo, comme il a été rappelé, l'imminence d'une catastrophe humanitaire mettant en cause des obligations de nature erga omnes aurait justifié l'intervention.

 
La question de l'interprétation de la notion de légitime défense s'était posée dans le différend opposant le Nicaragua aux États-Unis. La Cour limite le recours à la légitime défense aux cas d'agression armée. A son avis, " dans le droit international en vigueur aujourd'hui, qu'il s'agisse de droit international coutumier ou du système des Nations Unies, les États n'ont aucun droit de riposte armée collective à des fins ne constituant pas une agression armée " [18 ] . Il est vrai que, dès cette époque, deux des juges, à savoir l'Américain Schwebel et l'Anglais Jennings, s'étaient prononcés en faveur d'une interprétation large de la notio n de légitime défense, mais que leur opinion était minoritaire [19 ] . L'usage, même excessif, de la force par la République fédérale de Yougoslavie contre une partie de sa population ne saurait donc être assimilé à une agression.

Ainsi, le recours à l'interprétation des articles pertinents de la Charte pour justifier l'action militaire de l'OTAN n'est pas d'un grand secours. C'est sans doute la raison pour laquelle les États membres de l'OTAN ne se sont pas engagés, sauf exceptions, dans cette voie [20 ] . A cet égard, l'intervention du représentant des Pays-Bas devant le Conseil de sécurité est significative. S'adressant aux États qui persistent, selon lui, à considérer les frappes aériennes comme contraires à la Charte, il exprime le souhait qu'ils réaliseront un jour que la Charte des Nations Unies n'est pas l'unique source du droit international. [21 ]

  Le droit d'intervention d'humanité en gestation  
 

Il a été soutenu que, dans les cas extrêmes, l'intervention armée pourrait être nécessaire à la défense de certaines valeurs universelles. L'OTAN fait de cette assertion le point fort de son argumentation. Les chefs d'État et de gouvernement participant à la réunion du Conseil atlantique, tenue à Washington les 23 et 24 avril 1999, ont insisté sur le fait que la crise du Kosovo remettait fondamentalement en cause des valeurs que défendent les États participant aux opérations militaires de l'OTAN : la démocratie, les droits de l'homme et la primauté du droit. Javier Solana, secrétaire général de l'OTAN, prenait soin de préciser, à la veille des frappes aériennes, qu'elles visaient à mettre un terme aux violentes attaques perpétrées par les forces armées et les forces de police serbes, ainsi qu'à affaiblir leurs capacités de prolonger la catastrophe humanitaire. [22 ]
 

C'est dans ce sens que le président de la République française, Jacques Chirac, s'était prononcé. Il estimait que " la situation humanitaire constituait une raison qui peut justifier une exception à une règle, si forte et si ferme soit-elle " [23 ] . La question qui se pose est finalement de savoir si la communauté internationale pourrait rester passive face aux violations massives des droits de l'homme, du fait de l'incapacité du Conseil de sécurité d'autoriser le recours à la force, suite au veto d'un membre permanent de ce Conseil. Il a été soutenu que, dans ce cas, il existait une " véritable obligation d'intervenir " [24 ] , et ce d'autant plus, comme le Président Clinton n'a pas manqué de le relever, qu'il existait au sein du Conseil de sécurité un clair consensus sur le fait que les atrocités commises au Kosovo n'étaient pas acceptables [25 ] . C'est bien la thèse soutenue par le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan. Loin de condamner l'action de l'OTAN, il la légitime en se fondant sur le fait que, lorsque la paix est fortement menacée et qu'un drame humain est en train de s'accomplir, la communauté internationale serait en droit de recourir à la force si le Conseil de sécurité est dans l'incapacité de le faire [26 ] . Ainsi, une règle de droit international pourrait s'effacer devant l'impérieuse nécessité de porter secours à des civils en danger.

 
Ces affirmations se sont révélées correctes dans le cas du Kosovo. Il existe en effet un " faisceau d'indices " dans ce sens [27 ] : plus précisément, la non-saisine de l'Assemblée générale de l'affaire, au titre de la résolution Dean Acheson, permettant à cette dernière de recommander, en cas de paralysie du Conseil de sécurité, le recours à la force ; mais surtout, la résolution 1244 du Conseil de sécurité adoptée après la cessation des opérations militaires de l'OTAN. Le Conseil se garde en effet de condamner l'intervention de cette organisation, approuvant bien au contraire ses buts de guerre par l'annexion à cette résolution de la Déclaration des présidents et des ministres des Affaires étrangères du Groupe des huit après la réunion tenue le 6 mai 1999 à Petersberg.

La question reste néanmoins posée de savoir si une règle générale d'origine coutumière s'est d'ores et déjà cristallisée, autorisant, en cas de catastrophe humanitaire, le recours à la force sans l'accord exprès du Conseil de sécurité. On pourrait, certes, se référer aux précédents des opérations militaires menées par certains États européens au Congo en 1962, à celles de l'Inde au Pakistan oriental en 1971, du Viet Nam au Cambodge en 1978, et de la Tanzanie en Ouganda en 1979. Toutes ces opérations furent menées sous l'emblème humanitaire. Aucune de ces campagnes militaires ne reçut l'aval du Conseil de sécurité, qui s'est d'ailleurs gardé de les condamner par la suite. Dans un domaine où la pratique étatique est rare, ces précédents ne peuvent être sous-estimés. Ils constituent autant d'éléments en faveur du développement du droit international coutumier dans le sens de l'acceptation de l'exception humanitaire.
 

On ne peut prétendre pour autant qu'une telle règle se soit formée. De toute évidence, plus de circonspection s'impose. D'abord parce que, dans ce cas, le processus de formation de la règle coutumière est fondé sur une pratique manifestement illégale et qu'en définitive, elle ébranlerait une norme impérative du droit international.

Cette question a connu un regain d'intérêt ces derniers temps, intérêt ravivé par les événements du Kosovo [28 ] . La doctrine s'accorde généralement pour constater que, " dans ce domaine, le droit international évolue progressivement " [29 ] . On pourrait ainsi envisager, exceptionnellement et dans des conditio ns strictement définies, la possibilité de recourir à la force, cette nouvelle exception à la règle du non-recours à la force ne pouvant être envisagée qu'en cas de violation systématique et grave des droits de l'homme, avec la connivence des autorités étatiques ou par suite de l'écroulement des institutions publiques. Dans tous les cas, l'intervention devrait être menée par un groupe d'États agissant dans le cadre d'une organisation régionale.

 
Il reste à espérer que la Cour internationale de Justice saisira l'occasion qui lui a été offerte par la République fédérale de Yougoslavie de se prononcer sur cette question litigieuse. Elle pourrait aussi le faire si la demande de la Fédération de Russie et du Bélarus pour un avis consultatif recevait l'aval de l'Assemblée générale. Par une proposition conjointe, ces deux États ont suggéré, dans le cadre du Comité de la Charte, que la Cour se prononce sur la question de savoir si " le droit international contemporain autorise un État ou un groupe d'États à recourir à la force armée sans décision du Conseil de sécurité prise conformément au Chapitre VII de la Charte, en dehors des cas de légitime défense individuelle ou collective prévus à l'article 51 de la Charte " [30 ] .
 

De son côté, lors de sa session de 1999, l'Institut de Droit international vient d'inscrire à son ordre du jour la question de " la compétence des organisations internationales autres que les Nations Unies de recourir à la force armée " , inscription qui sera incontestablement de nature à approfondir plus avant le débat sur cette question controversée.
 

  Conclusion  
 

La reconnaissance du droit des organisations régionales de recourir à la force armée pour mettre fin à une catastrophe humanitaire est une question préoccupante. Elle ne créerait en réalité qu'un simple " droit d'ingérence humanitaire " en faveur de ces organisations régionales, qui resteraient libres de recourir à la force d'une manière sélective. Il y a fort à craindre que les intérêts des États membres de ces organisations et leurs impératifs de sécurité, plus particulièrement ceux de la puissance militaire dominante, soient les éléments décisifs de toute prise de décision de recourir à la force armée. L'humanitaire risquerait ainsi d'être un paravent permettant aux grandes puissances de mener à bien leur propre politique.

A défaut de pouvoir imposer une véritable " obligation d'ingérence humanitaire " aux États, il serait judicieux d'encourager les membres permanents du Conseil de sécurité de s'engager unilatéralement à ne pas recourir au veto à chaque fois que le Conseil de sécurité sera amené à traiter d'une catastrophe humanitaire. Une telle solution aurait l'avantage non seulement d'éliminer tout obstacle aux prises de décision de la part du Conseil de sécurité, mais de créer une véritable " obligation d'intervention " à la charge des États membres de l'Organisation des Nations Unies, avec l'aval du Conseil de sécurité.
 

  Notes  

1. Composé des ministres des Affaires étrangères de l'Allemagne, des Etats-Unis, de la Fédération de Russie, de la France, de l'Italie et du Royaume-Uni.
 

2. Résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970.
 

3. Affaires des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, C.I.J. Recueil 1986, p. 100.
 

4. Article 3 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), du 8 juin 1977.
 

5. Argument soutenu par la Belgique à l'audience publique de la C.I.J. tenue le 10 mai 1999 dans l'affaire " Licéité de l'emploi de la force " (Yougoslavie c. Belgique), CR 99/15, p. 17.

6. Décision du 11 juillet 1996 dans l'affaire Kardzic-Mladic. Voir Hervé Ascensio et Rafaëlle Maison, " L'activité des Tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie (1995-1997) et pour le Rwanda (1994-1997) " , AFDI , 1997, pp. 395-396.
 

7. Loc. cit. (note 3), pp. 267-268
 

8. Affaire du détroit de Corfou, C.I.J. Recueil 1949, p. 35.
 

9. Yves Sandoz, " Droit ou devoir d'ingérence, droit à l'assistance : de quoi parle-t-on ? " , RICR , n° 795, mai-juin 1992, p. 227.
 

10. Cornelio Sommaruga, " Action humanitaire et opérations de maintien de la paix " , RICR , n° 801, mai-juin 1993, p. 267.

11. Cité par le représentant permanent de la Fédération de Russie aux Nations Unies lors de son intervention devant le Conseil de sécurité, 24 mars 1999, S/PV.3988, p. 3.
 

12. Doc. S/1999/328.

13. Djamchid Momtaz, " La délégation par le Conseil de sécurité de l'exécution de ses actions coercitives aux organisations régionales " , AFDI , 1997, p. 113.
 

14. Voir entre autres, Richard B. Lillich, " Self-help by states to protect human rights " , Iowa Law Review , Vol 53, 1967.

15. Ian Brownlie, " Humanitarian intervention " , in John Norton Moore (ed.), Law and Civil War in the Modern World, Johns Hopkins University Press, Baltimore and London, 1974, pp. 217-228.
 

16. Intervention à l'audience publique de la C.I.J., tenue le 10 mai 1999 dans l'affaire relative à la licéité de l'emploi de la force, CR 99/14, p. 24.
 

17. Doc. OTAN AR 295 SA 1998.
 

18. C.I.J. Recueil 1986, p. 110.
 

19. Ibid ., pp. 331-348 et 543-544.

20. Voir l'intervention du représentant de l'Argentine devant le Conseil de sécurité, le 10 juin 1999, S/PV.4011, p. 19.
 

21 Ibid . p. 12.
 

22. Communiqué de presse 99 (040) du 23 mars 1999.

23. Le Monde , 8 octobre 1998.
 

24. Intervention du représentant de la Belgique à l'audience publique de la C.I.J. tenue le 10 mai 1986 dans l'affaire de la licéité de l'emploi de la force, CR 99/15, p. 15.
 

25. Déclaration de William Jefferson Clinton devant la 54e session annuelle de l'Assemblée générale des Nations Unies, 21 septembre 1999.
 

26. Kofi A. Annan, " Two concepts of sovereignty " , The Economist , 18 September 1999, et discours prononcé le 30 avril 1999 à l'Université de Michigan.
 

27. Alain Pellet, " La guerre du Kosovo : le fait rattrapé par le droit " , Forum du droit international, Vol. 1, 1999, pp. 158-163.
 

28. Voir l'importante étude de Dino Kritsiotis, " Reappraising policy objections to humanitarian intervention " , Michigan Journal of International Law , Vol. 19, Summer 1998, pp. 1005-1050.

29. Voir plus particulièrement les contributions de Antonio Cassese, " Ex iniuria ius oritur : are we moving towards international legitimation of forcible humanitarian countermeasures in World Community ? " , European Journal of International Law , Vol. 10, n° 1, 1999, pp.23-30 ; Bruno Simma, " Nato, the UN and the use of force : legal aspects " , ibid ., pp.1-22.
 

30. Rapport du Comité Spécial de la Charte des Nations Unies et du raffermissement du rôle de l'Organisation, AG Doc. Officiels, 54e session, Supplément n° 33 (A/54/33), pp. 13 et suiv.