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La relation entre l'action humanitaire et l'action politico-militaire

09-02-1998 Déclarationde Cornelio Sommaruga

  Bruxelles, Symposium international, 9 - 11 février 1998  

  Discours liminaire  

  M. Cornelio Sommaruga, Président, Comité international de la Croix-Rouge  

Excellences, Mesdames et Messieurs,

Permettez-moi tout d'abord d'exprimer ma profonde gratitude au gouvernement belge, et plus particulièrement au ministère des Affaires étrangères à qui nous devons l'initiative de ce symposium, aussi important que nécessaire aujourd'hui. Je voudrais également remercier nos hôtes pour la cordialité de leur accueil et leur merveilleuse hospitalité. Ce fut un privilège, pour le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), d'avoir été associé, tout au long de ces derniers mois, à la préparation de ce symposium.

Il m'est particulièrement agréable de voir à quel point vous avez été nombreux à répondre à l'invitation du gouvernement belge. Votre venue à Bruxelles pour ce symposium est un signe encourageant qui montre à quel point le sujet dont nous allons débattre au cours des trois prochains jours est d'actualité. Je suis heureux de reconnaître parmi vous un grand nombre de personnalités du monde politique, militaire, humanitaire ou universitaire, ayant une vaste expérience à partager. Permettez-moi de saluer tout particulièrement ceux d'entre vous qui sont venus de loin, d'Afrique, d'Asie, du Moyen-Orient ou d'Amérique latine. Votre avis sera accueilli avec le plus grand intérêt.

J'ai lu récemment d'étranges prédictions:   le rédacteur en chef de la publication de l'Economist intitulée «The World in 1998» annonçait qu'en 1998, la paix régnerait partout, qu'aucune guerre n'opposerait deux nations souveraines et que le nombre de personnes tuées au cours d'engagements militaires serait le plus bas de toute l'histoire contemporaine. Je ne vois, hélas, aucune raison de partager cet optimisme. Il me paraît, au contraire, qu'au moment d'entrer dans le prochain millénaire et quelques années seulement après la fin de la guerre froide, nous vivons dans un monde où règnent bien moins de paix et de sécurité que nous ne l'avions tous espéré. Des millions de victimes exigent toujours notre compassion, notre protection et notre assistance. Des conflits fratricides ensanglantent aujourd'hui encore notre planète, dont la population de vastes régions se trouve en butte aux inégalités sociales, à la xénophobie, au racisme et à la misère.

Ainsi, malheureusement, la violence armée et les conflits, notamment de caractère interne, vont se poursuivre et affecter toujours plus les populations civiles. C'est dans ce contexte que je voudrais souligner le but du symposium qui s'ouvre aujourd'hui. Il s'agit de faire progresser le débat en cours, portant sur les relations entre les acteurs humanitaires et politico-militaires. On a déjà beaucoup dit et écrit à ce sujet, mais l'importance de la réflexion débat demeure si l'on veut forger des relations constructives au fur et à mesure de l'évolution des différents acteurs, comme des conflits eux-mêmes.

  La gestion des crises  

Il me semble que, face à la violence armée et aux conflits, nous devons poursuivre deux objectifs principaux: le premier consistant à rechercher un règlement politico-militaire tout en éliminant les racines profondes de la crise, et le second visant à atténuer les effets de la crise sur le plan humanitaire, c'est-à-dire à apporter protection et assistance aux victimes.

La gestion des crises va donc bien au-delà de l'aide humanitaire. Si l'action politique ne vient pas l'appuyer, l'action humanitaire ne peut avoir au mieux qu'un caractère palliatif et faire en sorte que les conflits ou les situations d'instabilité ne dégénèrent pas. Or, un système international de gouvernance qui préférerait limiter l'ampleur des conflits plutôt que les résoudre serait, vous le conviendrez avec moi, une vision bien réductrice de la gestion des crises.

Car nous devons nous souvenir que la paix n'est pas uniquement l'absence de guerre. Une paix durable passe par le rétablissement de la justice et le respect des droits fondamentaux de la personne humaine. La gestion d'une crise ne peut donc avoir qu'un seul but: trouver des solutions durables. Elle exige une vision holistique de tous ces facteurs qui se déploient dans le temps.

J'estime pour ma part essentiel que les acteurs humanitaires, politiques et militaires gèrent les crises de manière globale, tout en prenant en compte les responsabilités, les mandats et les domaines de compétence de chacun. Leur détermination à adopter une telle approche est la clé des relations de dialogue et de complémentarité que les différents acteurs devraient s'efforcer de nouer et de conserver entre eux. J'aimerais maintenant, en quelques mots, vous dire comment j'envisage les caractéristiques des différents types d'action, ainsi que leur interdépendance.

  Les préceptes de l'action politique et militaire  

Lors d'une crise, l'action politico-militaire déployée par la communauté internationale consiste à identifier, puis mettre en oeuvre les outils propres à régler le conflit. La Charte des Nations Unies offre un cadre politique à ce type d'action. Le droit de Genève, par ailleurs, prévoit une intervention dans les situations de violations graves du droit humanitaire. La communauté internationale a donc en mains les instruments juridiques adéquats, de même qu'elle dispose des moyens diplomatiques, militaires et économiques nécessaires pour prendre des mesures déterminantes lorsque cela s'impose. Elle devrait s'efforcer d'utiliser ces instruments de manière prévisible. Le génocide au Rwanda, le massacre à Srebrenica ou celui de réfugiés dans l'ex-Zaïre ne sont rien d'autre que la pire démonstration que rien ne saurait arrêter la main du tueur, sauf, peut-être, d'être dissuadé par les conséquences prévisibles de son acte.

A l'aide de ces instruments, le but premier de l'action politique et militaire devrait toujours être de faire à nouveau régner la loi et l'ordre et, ainsi, de parvenir à une solution globale. Cela signifie qu'une telle action peut avoir une influence positive sur les activités des organisations humanitaires. Il peut arriver, il est vrai, que l'action militaire ait pour objectif de créer les conditions permettant la fourniture de l'aide humanitaire. Néanmoins, la création de ces conditions n'est seulement qu'une conséquence subsidiaire de l'action. Elle n'en est jamais l'objectif premier. Si les forces militaires sont déployées dans le seul but de fournir une assistance humanitaire, leur intervention ne peut permettre, seule, d'apporter une solution au conflit qui a rendu cette aide humanitaire indispensable.

Pa r ailleurs, il faut se rendre compte que les opérations militaires sont subordonnées au pouvoir politique qui exerce sur elles son autorité et son contrôle. Une organisation humanitaire peut décider où elle veut aller et ce qu'elle veut faire. Ce n'est pas le cas des forces militaires qui, dans la plupart des situations, font seulement ce qu'elles ont mission de faire.

Comme l'expérience de la Bosnie-Herzégovine et d'ailleurs l'a montré, l'efficacité d'une intervention militaire dépend de la fermeté de la volonté politique qui la sous-tend et d'un mandat clairement défini. Il n'est pas nécessaire de pousser très loin l'affirmation de Clausewitz (selon laquelle la guerre n'est que la poursuite d'une politique, mais avec d'autres moyens) pour reconnaître que le déploiement des forces militaires doit toujours se faire en fonction d'un objectif politique clair.

  Préceptes de l'action humanitaire  

Je voudrais, avant d'aborder les préceptes de l'action humanitaire, vous poser une question : qu'est-ce qui qualifie une action d' «humanitaire»? En fait, en formulant cette question, j'exprime ici une préoccupation que d'autres partagent et qui est liée à l'adjonction croissante du terme «humanitaire» lorsque l'on parle d'interventions militaires ou autres. De fait, le terme «humanitaire» possède aujourd'hui une élasticité infinie, et se trouve utilisé sans vergogne pour qualifier l'action internationale entreprise en cas de conflit. Si nous voulons vraiment traiter le sujet de la relation entre les acteurs humanitaires et ceux engagés dans l'action politico-militaire, il paraît essentiel de se mettre d'accord sur le sens à donner aux expressions «action humanitaire» et «acteur humanitaire».

L'action humanit aire doit être perçue comme un modus operandi régi par les principes d'humanité, d'impartialité et de neutralité, et qui se déroule indépendamment des objectifs politiques et militaires. Il s'agit d'apporter protection et assistance aux victimes d'une situation de conflit armé ou de violence interne en respectant un certain nombre de règles, parmi lesquelles figurent l'absence de parti pris à l'égard des belligérants et le respect d'une attitude non discriminatoire vis-à-vis des victimes. En outre, une telle action est par essence non coercitive, puisqu'elle ne peut jamais être imposée par la force.

Pour le CICR, ces principes sont à la fois des «outils de travail» et des garde-fous contre la politisation de l'action humanitaire. Ils nous rappellent constamment que l'intérêt des victimes doit être au cœur de nos préoccupations et de nos opérations. L'expérience du CICR en matière de situations de conflit nous enseigne que seule une organisation qui s'en tient strictement à cette démarche peut avoir accès à toutes les victimes. Par exemple, si la fourniture de l'aide humanitaire se trouvait - ou semblait se trouver - soumise à des considérations d'ordre politique ou liées au comportement des belligérants, on verrait surgir des situations dans lesquelles certaines victimes «mériteraient» plus que d'autres de recevoir protection et assistance. Cela serait naturellement intolérable et remettrait en question le fondement même de la démarche humanitaire.

Pourtant, nous devons reconnaître que l'action humanitaire revêt une dimension politique. En effet, les organisations humanitaires se sont trouvées quelquefois, sans le vouloir, plus ou moins directement impliquées dans certaines crises. Ce fut le cas au Liberia en 1996: la concurrence à laquelle se livraient les organisations sur le terrain les a conduites à servir les buts du confl it. Cela n'a pu que porter préjudice à leur action, et donc au sort des victimes.

Les conflits identitaires à dimension ethnique qui placent les populations civiles au centre des objectifs poursuivis par les belligérants mettent en évidence un autre aspect de cette dimension politique de l'action humanitaire. Car la poursuite de ces objectifs ne s'accommode évidemment pas de la présence d'organisations humanitaires qui tentent justement de venir en aide à ces populations. De tels conflits, dans lesquels les principes humanitaires fondamentaux contenus dans le droit de Genève sont rejetés, font clairement apparaître les limites de l'action humanitaire.

Outre une dimension politique, toute opération humanitaire réalisée dans une situation de conflit peut également avoir des implications économiques. Il est important de le savoir. Dans bien des cas en effet, la maîtrise des richesses constitue l'un des motifs de la guerre. En intervenant, les organisations humanitaires apportent des richesses considérables, pouvant modifier ainsi profondément un équilibre économique déjà fragile. Une véritable économie parallèle peut se créer, totalement artificielle, qui s'écroule dès le départ de ces organisations.

Au fil de ces dernières années, un autre élément est venu rendre plus complexe encore la conduite des opérations humanitaires. Il s'agit de la prolifération des organisations actives dans le domaine humanitaire. Leur multiplication a quelquefois provoqué une concurrence, encore exacerbée dans certaines situations par la présence et l'intérêt des médias qui, il est vrai, jouent un rôle déterminant en matière d'appel de fonds.

Dans ce contexte de concurrence croissante entre des organisations humanitaires sans cesse plus nombreuses, il est fondamental de développer et d'appliquer des normes éthiques et professionnelles, notamment afin de limiter les effets préj udiciables de l'action humanitaire sur le plan politique. L'adoption du Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et pour les organisations non gouvernementales lors des opérations de secours en cas de catastrophe , soutenu par de nombreuses organisations, s'inscrit dans le cadre des efforts déployés dans cette direction. Cependant, nous devons reconnaître que l'enjeu ne se limite pas à la qualité de l'aide fournie. Il touche également à la sécurité du personnel des organisations humanitaires, mise en péril lorsque l'action humanitaire perd toute crédibilité et que les belligérants - et ceci est regrettable - font peu de distinction entre les différentes organisations sur le terrain.

  Travailler ensemble  

Toute gestion efficace et globale d'une crise exige que tous les acteurs établissent entre eux de bonnes relations de travail et un dialogue constructif. Reconnaissant la nécessité d'une approche stratégique des situations de conflit, nous devons harmoniser nos interventions et rechercher des synergies.

Sachant qu'il est crucial de parvenir à une plus grande cohérence des opérations conduites dans les situations de conflit, je voudrais suggérer que nous agissions de manière plus systématique que dans le passé et que nous mettions en place une structure et des mécanismes de consultation à chaque phase d'une situation de crise et à différents niveaux, dans un esprit de complémentarité.

D'une part, cela pourra nous aider à mieux nous connaître et à mieux comprendre la culture et les méthodes de travail de chacun. D'autre part, cela pourra contribuer à nous préserver de deux dangers, celui de la politisation des organisations humanitaires et la tendance qui pousse les acteurs politi ques ou militaires à entrer dans l'arène humanitaire ou subordonner l'action humanitaire à des considérations d'ordre politique. Les uns et les autres possèdent les meilleures qualifications pour assumer leur rôle propre. Une action parallèle, mais distincte, constituera une approche globale des situations de conflit. Elle seule permettra à tous d'optimaliser leur potentiel et de répondre aux besoins des victimes avec la plus grande efficacité.

Afin d'illustrer la manière dont l'action politique et l'action humanitaire peuvent se compléter mutuellement, je voudrais citer un exemple concret. Les organisations humanitaires savent par leur expérience acquise dans la région des Grands Lacs, en Afrique, à quel point il est important de désarmer tous ceux qui portent des armes dans les camps de réfugiés. Elles savent aussi à quel point il peut être difficile de séparer les civils des combattants. Or, il est essentiel d'établir une telle distinction pour réunir les conditions indispensables à la protection et à l'assistance humanitaire. Seule une action menée rapidement et avec fermeté peut protéger les civils et sauvegarder le caractère humanitaire de ces camps. Dans une telle entreprise, difficile mais cruciale, ce qui est plus que tout nécessaire, c'est une action politique, c'est-à-dire une opération à caractère policier ou militaire.

Instaurer une approche complémentaire entre les différents acteurs et la conserver doit être notre objectif primordial. Il existe des exemples de situations dans lesquelles les militaires et les organisations humanitaires ont véritablement appris, et réussi, à travailler en concertation. Ce fut le cas au Cambodge, au Mozambique, en Angola et, plus récemment, en Albanie. Cette collaboration est possible dans les situations où il est clairement admis que le rôle essentiel des militaires est de créer les conditions nécessaires, sur le plan de la sécurité, au bon déroulement de l'act ion humanitaire.

En guise de conclusion, je lance un appel en vue d'un partenariat fructueux entre les acteurs politique, militaire et humanitaire. J'espère que ce symposium contribuera à atteindre ce but. Nous ne pouvons pas nous permettre que se reproduisent les situations du Rwanda ou de Srebrenica. Je suis sûr que nous pouvons faire mieux. Vouloir, c'est pouvoir .

Je vous remercie de votre attention.

  Réf. EXSO 98.02.09-FRE  



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