Livres et revues : Le dilemme humanitaire. Entretien avec Philippe Petit

30-06-1996 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 819, de Jean-François Berger

  Jean-François Berger   , Délégué du CICR  

  Rony Brauman,   Le dilemme humanitaire.       Entretien avec Philippe Petit   , Les éditions Textuel, Paris, 1996, 106 pages.  

     

Ce qu'il y a de très stimulant chez Rony Brauman, c'est son art de réfléchir librement, à chaud comme à froid, en vue de mieux cerner les finalités de l'action humanitaire d'aujourd'hui.

Dans ce recueil d'entretiens avec le journaliste Philippe Petit, l'ancien président (de 1982 à 1994) de MSF-France [1 ] offre un généreux aperçu de sa pensée et de sa créativité en évoquant l'évolution de l'action humanitaire et les principaux défis qui lui sont associés. Face à la déferlante de la pensée unique, on ne peut que savourer l'exercice philosophique offert par un praticien accompli de la philanthropie moderne, qui se révèle, à ses heures, un brillant pourfendeur d'idées reçues.

« Les certificats de bonne conduite » étant par définition bannis de la conversation, le jeu des questions-réponses permet de passer en revue les erreurs et les défaillances des acteurs de l'humanitaire à l'aune des grandes tragédies de ce siècle. Retour, donc, à la Seconde Guerre mondiale et au funeste silence du CICR à l'égard de la question juive, que Rony Brauman présente comme la résultante d'une logique du non-dit entamée en 1938, alors que la Croix-Rouge allemande expulsait en masse ses membres juifs. Pour mieux souligner le caractère atypique d'une telle abdication morale - en quelque sorte confortée par l'aveuglement général -, il rappelle que le CICR avait condamné l'usage des gaz de combat pendant la Première Guerre mondiale. Durant la décolonisation des années 50-60, l'aide au développement vient s'inscrire au premier plan de la solidarité, bien devant l'humanitaire. À partir des années 70, on assiste selon l'expression de Rosenau à l'émergence de « nouveaux acteurs libres de souveraineté », parmi lesquels les organisations caritatives privées qui commencent à occuper le terrain traditionnellement réservé aux États et à la diplomatie.

Médecins sans frontières (MSF) est créé à l'issue de la guerre du Nigéria-Biafra, en 1971, par des médecins de la Croix-Rouge française déçus de la neutralité, Bernard Kouchner en tête. À l'aide d'urgence se superpose le devoir de témoigner publiquement, une attitude qui s'apparente en l'occurrence pour l'auteur à un service involontaire de propagande au profit de la cause sécessionniste biafraise. En 1979, après des débats internes très animés, MSF opte majoritairement pour une structure indépendante et plus opérationnelle, se séparant dans la foulée des « légitimistes » informels de la première heure, incarnés par Bernard Kouchner. Professionnaliser MSF, c'est aussi, pour Rony Brauman, une forme de règlement de comptes par rapport aux méfaits du « tiers-mondisme et de l'illusion lyrique », particulièrement ancrés dans les jeunes têtes gauchisantes de l'époque : « Nous avons commencé, avec Claude Malhuret, à élaborer un discours critique contre ces tyrannies qui se ré clamaient de la vertu. » Ce déconditionnement s'accompagne d'une position de plus en plus affirmée contre l'humanitarisme d'État, institutionnalisé en 1988 par Bernard Kouchner - toujours lui -, sacré du même coup ministre de la République : « Un État est toujours suspect d'arrière-pensées (...) et place la relation avec les autorités sur un plan de transaction politique. » Mais ce qui l'indigne par-dessus tout, c'est le « maquillage » indécent de l'injustice auquel aboutit l'humanitaire d'État, que ce soit à propos du Kurdistan, de la Somalie, du Rwanda ou de la Bosnie-Herzégovine, dans la mesure où il « a plus servi à masquer notre démission collective face à des exactions massives qu'à soutenir une quelconque résolution à les interdire ». Pour répondre à cette dérive, Rony Brauman plaide avec raison pour que les gouvernements utilisent les instruments de droit international humanitaire auxquels ils ont souscrit.

Pour MSF-France, l'une de ses grandes épreuves de vérité s'appelle l'Éthiopie, ravagée par la famine dès 1984 : « MSF a protesté contre les transferts forcés de populations auxquels procédait le gouvernement éthiopien avec les moyens logistiques de l'aide internationale (...). L'idée que l'humanitaire puisse servir un projet politique meurtrier, et qu'il n'y a donc pas nécessairement au bout de l'action humanitaire l'intérêt des victimes, voilà la leçon fondamentale de l'Éthiopie. » Une prise de position qui entraîne l'expulsion de MSF en 1986, et dont Rony Brauman assume pleinement la responsabilité. Responsabilité qu'il oppose avec vigueur au sentimentalisme démagogique de Bob Geldof, l'organisateur du « concert du siècle », qui « a contribué à aggraver la situation, à enfoncer un peu plus encore dans le malheur ceux-là même il voulait aider ».

Ainsi apparaît la notion de piège humanitaire, promue au rang de lieu commun à la faveur du débat s ur le droit d'ingérence.

Poussant plus en avant l'analyse des effets pervers, l'auteur stigmatise « la mécanisation de l'humanitaire », cet ensemble de « camions, véhicules tout-terrain, talkies-walkies, téléphones-satellites, ordinateurs créant un environnement artificiel dont la conséquence est de placer ces équipes dans un monde quasi virtuel où le temps et l'espace se mesurent dans des unités différentes du pays dans lequel ils se trouvent ». Cet effet « bulle », dont l'antidote est l'allégement et le bon sens, aurait tendance à déresponsabiliser la «tribu humanitaire» et à amplifier les risques sur le terrain.

Autre sujet de préoccupation : la médiatisation de l'humanitaire. Tout en relevant la nécessité de l'information, et en particulier le poids des images si souvent indispensables au développement de l'action d'assistance, Rony Brauman réfute l'idée que la télévision puisse empêcher « un autre Auschwitz ». « Qu'un standard technique se transforme miraculeusement en norme morale ou politique, c'est déjà suspect. Mais que l'on continue, après les horreurs de cette fin de siècle, à proférer de telles insanités, c'est purement confondant. »

Par son examen des rapports entre l'humanitaire et le politique, l'auteur a enfoncé un coin dans le sacro-saint précepte qui veut que l'on n'abandonne pas les victimes tant qu'on n'y est pas forcé. Estimant que l'espace humanitaire n'était pas toujours suffisant pour y travailler, ou que l'action humanitaire servait trop manifestement d'écran à l'inaction politique, MSF-France a décidé de se retirer, momentanément ou indéfiniment, de contextes aussi différents que la Somalie, le Zaïre, l'ex-You-goslavie (après Vukovar), ou encore Bougainville, en Papouasie-

Nouvelle-Guinée. Partir ou rester, le dilemme peut se poser n'importe où, n'importe quand, le CICR est bien placé pour le savoir. L'affaire se corse encore quand il s'agit d'établir un choix en fonction de paramètres tels que le degré d'insécurité et le déficit éthique, domaines dans lesquels la notion de seuil critique est particulièrement difficile à mesurer. Reste à savoir ce qu'il adviendra de cette « éthique du refus » d'origine française, à l'heure où MSF renforce et internationalise sa structure centrale.

D'une lucidité parfois décourageante, Rony Brauman cède ici et là à la généralisation outrancière, notamment lorsqu'il affirme que les organisations non gouvernementales entretiennent la fiction de l'urgence à des fins de confort matériel et de visibilité : pour ne pas se tromper de cible, un rappel pluspéremptoire des causalités de conflits n'affaiblirait certainement pas son propos. En ce sens, l'ancien président de MSF-France se livre à un démontage rigoureux mais réductionniste du phénomène humanitaire, ce qui peut in fine inciter à la démobilisation. Il faut cependant bien reconnaître la pertinence de la plupart de ses observations cliniques, exemptes de toute complaisance. Et si certains constats d'échec semblent émaner d'un spleen passager, c'est peut-être pour mieux capter notre vigilance, si prompte à se dissiper.

     

  Note :  

1. MSF: Médecins sans frontières.