Le CICR, médiateur humanitaire dans le conflit colombien : Possibilités et limites

30-06-1998 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 830, de Thomas Jenatsch

  Thomas Jenatsch   est délégué du CICR. Au moment de la rédaction de cet article, il était en mission en Colombie.  

     

     

  Un conflit oublié fait rage en Colombie. Depuis près de quarante ans, une lutte armée pour le pouvoir, largement ignorée par les médias internationaux, se poursuit dans ce pays d’Amérique du Sud. Le CICR y a considérablement renforcé sa présence ces dernières années et sa délégation de Bogotá est aujourd’hui la plus importante d’Amérique latine.  

     

  Le présent article se propose de présenter les défis auxquels le CICR se trouve aujourd’hui confronté : Quelles sont les possibilités et les limites de son mandat ? Existe-t-il des résultats tangibles ? — On montrera, à l’aide d’exemples concrets où, comment et dans quelles conditions le CICR peut, en tant que médiateur, contribuer à atténuer ou à résoudre des problèmes humanitaires. Ce texte représente la réflexion personnelle et critique d’un délégué du CICR en mission, depuis février 1996, sur la côte atlantique de la Colombie.  

     

  Lo más grave de todo es que hemos aprendido a vivir con la violencia.  

Gabriel García Márquez

  La dramatique affaire des 70 soldats détenus puis libérés  

Ce 15 juin 1997, les cinq hélicoptères russes soulèvent des nuages de poussière lorsqu’ils se posent à Cartagena de Chairá avec leur précieuse cargaison : 70 soldats de l’armée gouvernementale faits prisonniers par la guérilla à l’issue d’une bataille — et détenus depuis neuf mois et demi! Cet atterrissage spectaculaire dans un petit village de la jungle marque le début de leur liberté et la fin d’un épisode tragique de la guerre, qui aura humilié l’état-major militaire et fait retenir son souffle à tout le pays. L’émotion est à son comble lorsque les 70 soldats que l’on croyait disparus tombent enfin dans les bras de leurs mères et que, pendant un court instant, la Colombie s’abandonne à la douce illusion que la paix est pour bientôt. En présence d’observateurs internationaux et d’une multitude de journalistes, les chefs de la guérilla scellent la remise des soldats au CICR par un cérémonial solennel. Après quoi, les soldats remontent dans les hélicoptères. Accompagnés d’un délégué du CICR et d’un membre de la Commission de conciliation nationale, ils s’envolent ensuite pour la base militaire de Larandia, non loin de là, où les autorités militaires ont organisé une réception officielle en leur honneur, avec marche militaire et buffet froid.

Le transfert des 70 soldats des mains de la guérilla à celles de l’armée a été le couronnement de l’action humanitaire de loin la plus significative à laquelle le CICR ait participé en Colombie. L’institution genevoise a fourni les moyens de communication et l’infrastructure sur place, accompagné les hélicoptères au point de rassem blement des soldats dans la jungle et prodigué la première assistance médicale. Elle a aussi organisé le transport et l’hébergement des familles des captifs, et coordonné, en collaboration avec la Croix-Rouge colombienne et la Commission de conciliation nationale, une vaste opération dans laquelle rien — hormis la météo — n’a été laissé au hasard. Le soulagement et la satisfaction se lisent sur le visage du chef de délégation, Pierre Gassmann, le soir du 15 juin, alors qu’il retire ses bottes en caoutchouc boueuses, tire sur sa pipe et regarde une fois encore à la télévision les événements qu’il vient de vivre.

La rencontre de Cartagena de Chairá a été précédée d’un processus de rapprochement de neuf mois et demi entre le gouvernement et la guérilla, auquel le CICR a participé dès les premières heures et qui a demandé beaucoup de ténacité. Faisons un retour en arrière. Le 2 septembre 1996, trois jours après l’attaque, par la guérilla, de la base militaire de Las Delicias dans le bassin de l’Amazone, le CICR reçoit la confirmation par radio que 60 soldats ont survécu à l’assaut des Forces armées révolutionnaires colombiennes (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia — FARC) . Dans son premier communiqué radio, la guérilla qualifie les 60 soldats de « prisonniers de guerre », dénomination qui déclenche immédiatement une polémique. En effet, en vertu du droit international, il ne peut y avoir de prisonniers de guerre que dans un conflit international, et non pas dans un conflit interne. Les FARC promettent également de respecter les droits des soldats de l’armée gouvernementale capturés, conformément aux dispositions du droit international humanitaire. Elles invitent le gouvernement à constituer une commission composée de personnalités nationales et internationales, à laquelle les soldats seront remis, en présence du CICR. Une autre condition est posée : que l’armée se retire temporairement d’une « zone de sécurité » d’environ 45 000 km2.

En retransmettant le communiqué radio, le CICR devient, dès le départ et pratiquement sans avoir rien fait pour cela, un pivot essentiel de ce drame. Les jours et les mois qui suivent, la délégation transmet presque quotidiennement des messages entre le gouvernement et la guérilla, par radio et par fax. Cet échange d’informations se transforme bientôt en une guerre des communiqués, dans laquelle les deux parties s’accusent mutuellement de vouloir retarder la remise des prisonniers, pour des considérations d’ordre politique.

Le « non » catégorique opposé par les autorités militaires à la demande de démilitarisation d’une « zone de sécurité » paralyse le gouvernement colombien lors desnégociations. À mesure que les semaines s’écoulent sans résultat, il est soumis à une pression de plus en plus forte de l’opinion publique et des familles des prisonniers. Le gouvernement demande finalement au CICR de négocier la libération des soldats en son propre nom. Mais l’institution ne peut accéder à cette requête, car le problème humanitaire a depuis longtemps dégénéré en bras de fer politique. Au lieu d’intervenir à la demande du gouvernement, la délégation invite alors les parties à Genève, pour y négocier un accord en terrain neutre. La proposition est acceptée du bout des lèvres par Bogotá, mais elle est rejetée par la guérilla, qui persiste à demander la démilitarisation et la constitution d’une « commission de transfert », comme conditions préalables à des négociations directes avec le gouvernement.

Parallèlement aux pourparlers avec le gouvernement, à Bogotá, et avec les représentants des FARC, au Mexique, les délégués tentent d’entrer directement en contact avec le bloc sud de l’armée rebelle, qui détient les soldats. Sur le fleuve Caguán, l’un des principaux axes de communication des territoires du sud, contrôlés par la guérilla, le CICR organise l’assistance médicale pour la population civile. Des « brigades fluviales » apporten t des secours médicaux dans de nombreuses petites communautés villageoises. Mais le CICR ne parvient pas à obtenir l’accès aux rebelles et aux 60 soldats, comme il l’avait espéré. Nous comprendrons plus tard que la visite aux soldats prisonniers dans la jungle était aussi pratiquement impossible pour des raisons logistiques, car les FARC avaient dispersé les 60 soldats en petits groupes, sur un territoire immense.

Après des mois de statu quo, une solution se dessine enfin en mai. Le négociateur du gouvernement réussit, avec l’aide de Mgr Castro, évêque de la région de Caguán, à entrer en contact avec les chefs des rebelles. À partir de ce moment-là, tout va très vite : le 20 mai, le président Samper annonce la démilitarisation de la zone de sécurité demandée par la guérilla. Le lendemain, le chef de la délégation du CICR, Pierre Gassmann, est invité à un petit déjeuner de travail chez le président, avec le négociateur José Noé Rios et les représentants de la Commission de conciliation nationale, composée de personnalités politiques et religieuses. On décide alors de se répartir le travail : Noé Rios est chargé d’éliminer les derniers obstacles politiques ; la Commission de conciliation nationale, de mettre sur pied la « commission de transfert » avec les observateurs internationaux ; et le CICR, d’assurer toute la logistique (transports par hélicoptère, infrastructure sur place, sécurité, etc.).

La remise des prisonniers est fixée au 15 juin à Cartagena de Chairá, l’un des marchés de la région faiblement peuplée de Caguán. Le gouvernement met cinq hélicoptères russes et leurs équipages à la disposition du CICR. L’opération est compliquée, parce qu’en plus des 60 soldats disséminés dans le sud, il faut également aller chercher 10 autres soldats de l’infanterie de marine capturés par les FARC en janvier et qui se trouvent dans le nord du pays. Ensuite, les FARC persistent à vouloir que les hélicoptères transportent aussi, avec les soldats, une escorte armé e de la guérilla jusqu’au point de rassemblement. Dans de telles conditions, il était exclu pour ladélégation de faire voler les hélicoptères avec l’emblème de la croix rouge. Pour assurer malgré tout un maximum de sécurité, le président émet alors en toute hâte un décret garantissant une immunité absolue aux hélicoptères au-dessus du sol colombien — qu’ils arborent ou non l’emblème de la croix rouge. Grâce à des conditions de vol idéales et au don d’improvisation de tous les participants, l’opération se déroule finalement comme sur des roulettes, et les soldats sont remis aux autorités militaires le 15 juin, comme prévu.

En résumé, on peut diviser en trois phases le rôle qu’a joué le CICR dans la résolution de cette dramatique affaire. Les premières semaines qui ont suivi la capture des soldats, la délégation a servi de relais de communication entre le gouvernement et la guérilla. Dans une deuxième phase, plus lo ngue, les délégués ont tenté d’avoir directement accès aux soldats, à des fins humanitaires. Et lorsque les obstacles politiques ont été levés, le CICR a pu, dans une troisième phase, se concentrer entièrement sur le transfert lui-même et contribuer au bon déroulement de l’opération, grâce à ses bons offices et à son savoir-faire logistique.

  Intermédiaires neutres recherchés !  

À Cartagena de Chairá, le CICR s’est révélé un intermédiaire neutre et fiable face à des problèmes humanitaires dans le cadre d’un conflit armé. Il a ainsi infligé un démenti à ceux qui, après l’épisode violent de la libération des otages à Lima, avaient émis des doutes sérieux quant à son impartialité. Par ailleurs, les médias colombiens ont abondamment fait l’éloge du rôle joué par le CICR et les observateurs internationaux dans la libération des 70 soldats. Et en guise de bilan, certains commentateurs ont constaté avec désenchantement que les Colombiens ne réussiraie nt plus à maîtriser seuls la guerre civile qui déchire leur pays depuis près de quarante ans. Des sociologues colombiens de renom, comme Juan Gabriel Tokatlian et Alfredo Molano, sont parvenus aux mêmes conclusions que les médias. De nombreux intellectuels pensent que, compte tenu de la situation sans issue qui existe sur le plan interne, seule la pression commune de gouvernements étrangers et d’institutions internationales est en mesure d’enrayer un conflit que personne ne maîtrise plus, ou du moins de le rendre un peu moins horrible. La Commission de conciliation nationale, proche de l’Église, est du même avis. Il est essentiel pour la pacification de la Colombie, écrit-elle dans une déclaration de principe, que la société civile puisse amener les organisations internationales à préparer la voie à des discussions, à mettre sur pied des services de médiation et à veiller au respect des accords.

La Colombie, pays qui connaît le conflit armé le plus long du continent, ainsi que le nombre le plus élevé d’enlèvements et de meurtres au monde, semble inextricablement prise dans l’écheveau complexe de la violence. Désemparés, les Colombiens jouent aujourd’hui la carte des institutions internationales, dans l’espoir que le renforcement de leur présence mettra un terme à cette longue tradition de violence, ou du moins amorcera un changement. L’appel lancé à l’étranger a déjà été en partie entendu. Le 1er avril 1997, un bureau du Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a été ouvert àBogotá, pour 18 mois dans un premier temps. Une équipe de six experts publie régulièrement des rapports et des avis sur la situation des droits de l’homme dans le pays. Le CICR a lui aussi renforcé son action en Colombie. Sa délégation compte actuellement 44 délégués et 110 employés colombiens, répartis entre le siège de Bogotá et onze bureaux locaux.

Le CICR a commencé ses activités en Colombie en 1969, par des visites de détenus. Une délégation permanente a été ins tallée à Bogotá en 1980. Mais la véritable action sur le terrain n’a débuté qu’en 1991, avec l’ouverture des bureaux locaux de Bucaramanga et Villavicencio. Les effectifs de la délégation ont pratiquement doublé en 1996 et 1997. Celle-ci disposera d’un budget annuel de 13 millions de dollars US en 1998. Les conditions de travail sont favorables, car malgré le conflit, la Colombie est restée l’un des pays les plus stables d’Amérique latine sur les plans politique et économique. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres situations de guerre, l’institution est acceptée sans réserves par la population et respectée par toutes les parties au conflit. La croix rouge sur fond blanc a une grande force symbolique dans ce pays catholique. La population lui associe non pas l’inversion profane du drapeau suisse, mais des valeurs chrétiennes fondamentales et un (dernier) espoir. L’adjectif « international » est lui aussi chargé de sens : les Colombiens le prononcent volontiers avec une emphase cérémonieuse, et la plupart du temps, le mot est pour eux synonyme de sérieux et d’une quasi-toute-puissance. L’atout le plus précieux du CICR dans ce pays tient sans aucun doute à la grande crédibilité dont il jouit, et qu’il a acquise par ses actions concrètes d’assistance en faveur des victimes du conflit. Les attentes (trop) élevées que la population place dans le Comité international contrastent avec l’image largement négative que les Colombiens ont de leurs propres institutions, qui, à ce qu’on dit, se distinguent plus par leur rhétorique que par leurs actes.

Grâce à sa présence dans toutes les parties du pays, le CICR connaît bien le conflit colombien. Peut-il rendre la guerre moins horrible ? Quelles sont les possibilités et les limites de son mandat ? Existe-t-il des résultats concrets ? Les pages qui suivent se proposent de présenter le rôle du CICR en tant que médiateur dans ce conflit et de décrire sa mission en Colombie.

  Qui est à l’origine de la violence et du conflit en Colombie ?  

Le CICR travaille dans un environnement très complexe, car en Colombie, il n’y a pas tout simplement un seul conflit, mais un enchevêtrement inextricable d’acteurs et de formes de violence : criminalité de droit commun, crime organisé (mafia de la cocaïne, bandes de maîtres-chanteurs, etc.), tueurs à gages ( sicariato ), conflits de nature politique (armée, police, groupes paramilitaires, guérilla), exactions des groupes légaux d’autodéfense qui agissent dans les campagnes (CONVIVIR), « purifications sociales » (élimination des mendiants, des voleurs et d’autres marginaux), etc.

Inévitablement, on est amené à s’interroger sur les causes sociales de cetimpressionnant potentiel de violence. La répartition extrêmement inégale des richesses constitue sans aucun doute un terrain fertile pour la violence, mais elle n’explique pas pourquoi la Colombie est un pays beaucoup plus violent que, par exemple, le Brésil ou la Bolivie, où l’on constate les mêmes disparités sociales. La situation colombienne a ceci de spécifique qu’elle est un mélange explosif de divers facteurs de violence de nature sociale, politique, culturelle et historique, qui ont un effet multiplicateur. Les innombrables guerres civiles et insurrections qui ont ponctué l’histoire de la Colombie depuis son indépendance ont profondément enraciné la violence dans la mémoire collective. Le culte machiste de la confrontation hérité des Espagnols et l’absence d’une culture du consensus, alliés à la question toujours non résolue de la répartition des terres, constituent le fond socioculturel de la violence en Colombie. Le système démocratique, qui devait avoir un effet équilibrant, est en grande partie défaillant. Il souffre de toute une série de maux très répandus comme l’achat des voix, le clientélisme et la corruption institutionnalisée, qui portent fortement pré judice à la légitimité et à l’efficacité de la classe politique. Compte tenu de l’incapacité de l’État à résoudre les conflits sociaux par la voie institutionnelle, il n’est guère surprenant que le potentiel de tension latent s’exprime par la violence, que ce soit sous une forme individuelle ou organisée. La quasi-impunité dont jouissent les criminels jette encore davantage d’huile sur le feu, car, d’une part, il n’existe pratiquement pas de barrière répressive qui fasse obstacle à l’exercice de la violence, et, d’autre part, les défaillances de la juridiction nationale favorisent la « justice » privée. Tout meurtre qui n’a pas été expié laisse derrière lui des ressentiments et appelle la vengeance.

Le trafic de la cocaïne accélère lui aussi la spirale de la violence. Les tentatives de répression de l’État, ainsi que les luttes internes pour la répartition de ce marché, illicite mais lucratif, ont provoqué l’apparition d’armées privées puissantes, qui éliminent ce qui pourrait nuire aux intérêts commerciaux. Le trafic de la drogue renforce aussi indirectement la violence par son colossal pouvoir de corruption, qui sape encore davantage des institutions nationales déjà faibles et accentue l’injustice sociale.

Enfin, la violence est décuplée par le conflit politique. Sa durée et les nombreuses victimes civiles détruisent le pouvoir d’indignation de la société et aboutissent à une attitude fataliste qui consiste à s’habituer à la violence. Il semble qu’en Colombie la violence est acceptée comme faisant partie du quotidien, comme une chose normale.

La délégation du CICR en Colombie concentre son action sur les problèmes humanitaires qui découlent du conflit politique. Certes, celui-ci apparaît comme un phénomène marginal, lorsque l’on sait qu’il n’est responsable que de 15% de l’ensemble des victimes de la violence. Mais les statistiques sont trompeuses, parce qu’elles ne mettent pas en évidence les liens qui existent entre viol ence politique et criminalité ordinaire. En fait, le conflit politique attise à maints égards la violence criminelle de droit commun. Premièrement, de nombreuses personnes qui fuient les zones rurales pour échapper à la violence échouent dans les bidonvilles des grandes villes où, sans travail et sans appui social, elles tombent souvent dans la criminalité par pure nécessité. Deuxièmement, le conflit armé a fait grimper les importations d’armes, diffusé le métier des armes et banalisé l’emploi de ces dernières. Et troisièmement, l’intégration dans lavie civile des guérilleros, soldats ou membres de groupes paramilitaires fatigués de la guerre est extrêmement difficile. Car celui qui gagne sa vie avec un revolver revient rarement à la machette du paysan. Certains de ceux que l’on appelle les reinsertados deviennent des criminels isolés ou entrent au service d’un groupe armé. Dès lors, si l’on réfléchit à tous les crimes qui sont commis par réaction, dans l’ombre, en se servant de la violence politique ou en la prenant pour prétexte, on arrive vite à une proportion beaucoup plus élevée. C’est pourquoi certains experts considèrent la longue guerre civile comme la cause première de la violence en Colombie, dans la mesure où elle a affaibli les institutions nationales, altéré le pouvoir d’intégration de la société, enfin, armé et durci les individus.

Les causes de la guerre remontent à l’époque de la violencia , qui a marqué la fin des années q uarante et les années cinquante. La guerre des partis extrêmement sanglante qui a opposé les conservateurs et les libéraux s’est terminée par un compromis politique au milieu des années cinquante. Toutefois, les groupes d’autodéfense constitués dans le milieu rural par les libéraux ne se sont pas laissés entièrement désarmer, se sont tournés vers une idéologie de révolution sociale et ont fondé, en 1964, les Forces armées révolutionnaires colombiennes ( Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia — FARC ). Sous l’influence de la révolution cubaine, d’autres groupes d’opposition armés sont apparus au milieu des années soixante, comme l’Armée de libération nationale ( Ejército de Liberación Nacional — ELN ). Les initiatives de paix prises par le gouvernement colombien dans les années quatre-vingt n’ont que partiellement réussi ; quelques groupes, dont le « Mouvement du 19 avril » (M-19), ont déposé les armes et ont formé un parti démocratique. Mais celui qui s’attendait à ce que la fin de la guerre froide fasse définitivement disparaître la guérilla aura vu ses espoirs déçus. En effet, cet événement historique a eu peu d’incidence sur les groupes d’opposition armés, qui pouvaient exister indépendamment de l’aide étrangère, car ils disposaient de ressources financières propres. La guérilla a presque doublé ses forces militaires depuis la fin des années quatre-vingt et dispose aujourd’hui de près de 15 000 hommes. Enfin, le développement de la guérilla s’explique par l’échec de la gauche démocratique. En effet, au lieu d’être incorporés dans un système démocratique, les partis de gauche, comme l’ Unión Patriótica , ont été persécutés par l’élite traditionnelle au pouvoir. La pauvreté omniprésente, le chômage élevé dans les campagnes et la topographie montagneuse de la Colombie font le jeu de la guérilla ; et ses attaques-surprises donnent bien du fil à retordre à l’armée nationale.

Pour stopper l’avancée de la guérilla, la classe traditionnelle des propriétaires fonciers, mise dans une situation difficile, a constitué des troupes de mercenaires. Ces « paramilitaires » agissent dans l’illégalité et portent de rudes coups, notamment à la base sociale de la guérilla, parfois en coordination avec l’armée, ou du moins avec son accord tacite. Divers groupes locaux se sont récemment regroupés en associations plus impo rtantes, suprarégionales, appelées Autodefensas Campesinas (groupes d’autodéfense ruraux). Ils cherchent à se défaire de l’image d’escadrons de la mort à la solde de tiers et à se présenter comme une organisation politico-militaire indépendante, avec ses propres structures de commandement. Les groupes d’autodéfense dénoncent l’injustice sociale, lacorruption et l’inefficacité de la classe politique comme étant les causes véritables de la guerre. Étonnamment, leur rhétorique diffère à peine sur ce point de celle que développe la guérilla, leur ennemi juré. Ces organisations se ressemblent aussi dans leurs méthodes de guerre, dans la mesure où elles évitent le plus possible le combat direct et emploient surtout la violence contre les civils soupçonnés de collaborer avec l’ennemi. C’est pourquoi on parle, en Colombie, de guerra sucia (guerre sale).

La guerre civile en Colombie ne connaît pas de fronts territoriaux clairement délimités entre les camps opposés. Elle ressemble à un patchwork , composé d’une multitude de conflits partiels, avec un fort enracinement régional. Les motifs politiques sont souvent relégués au second plan. Les intérêts privés et les ressentiments sont devenus les principaux moteurs de la violence. On a dit que la Colombie risquait de devenir progressivement un État féodal, dans lequel chacun peut lever sa propre armée. Ces armées sont financées par un système d’imposition subtil. Tant les organisations qui appartiennent à la guérilla que les groupes d’autodéfense prélèvent des taxes dites « de protection » dans les zones qu’ils contrôlent. Ils sont donc ressentis par une grande partie de la population comme des parasites, qui mènent, aux frais de la communauté, une guerre dont la plupart des gens sont las et qu’ils considèrent comme absurde. De surcroît, c’est aussi parmi la population civile que l’on compte le plus grand nombre de victimes. Souvent, la seule issue qui lui reste est de fuir dans les villages voisins ou les grandes villes, où elle reste bloquée dans les quartiers misérables. Le conflit a fait près d’un million de « réfugiés de la violence » ces dix dernières années.

  Où et comment le CICR peut-il intervenir comme médiateur ?  

Le besoin d’action humanitaire est bien réel, comme il ressort de cette brève description des conflits en Colombie. Le CICR mène un programme d’assistance aux victimes des conflits, en étroite collaboration avec la Croix-Rouge colombienne. Il distribue des vivres et des objets de première nécessité à ceux qui ont fui, aide ceux qui sont menacés à sortir de la zone dangereuse et fournit des soins médicaux aux civils mutilés par la guerre. Toutefois, l’accent est mis sur des prestations non matérielles, comme les visites de détenus, la diffusion du droit international humanitaire [1 ] ou des démarches en faveur des victimes des conflits. Nous examinerons de plus près, dans les lignes qui suivent, le rôle du CICR en tant que médiateur entre les adversaires.

En vertu des Conventions de Genève, le CICR a pour mandat de faire connaître le droit humanitaire aux parties à un conflit et de veiller au respect de ce droit. L’institution ne se contente donc pas de distribuer des secours, mais rappelle aussi les limites de la conduite de la guerre telles qu’elles figurent dans le droit international. En cas d’urgence humanitaire, l’institution peut offrir ses bons offices. Le CICR assume alors le rôle d’intermédiaire neutre, avec pour objectif d’établir une communication entre les parties au conflit, de rapprocher ces parties, de proposer des solutions autres que le recours à la violence ou de dissiper les malentendus. Être facilitador et mediator dans les questio ns humanitaires revient sans cesse dans le travail du délégué sur le terrain. Prenons trois exemples :

1. Personnes déplacées. Quelque 180 000 Colombiens ont fui les hostilités [2 ] pendant l’année 1996. La plupart changent de région ou de département ; seule une minorité a les moyens de partir à l’étranger. Les villages particulièrement menacés sont ceux qui se trouvent pris entre les fronts ou sont situés dans des régions où le rapport de forces bascule en faveur de l’une ou de l’autre partie. Ce qui déclenche véritablement des mouvements de fuite, ce sont les meurtres, les massacres et les menaces contre la population civile. Le CICR ne peut ni arrêter ni éviter ces déplacements. En revanche, il peut beaucoup pour faire rentrer chez eux ceux qui ont fui et contribuer ainsi, du moins provisoirement, à détendre la situation. Pour ce faire, les délégués tentent d’obtenir, de la part des groupes responsables de ces actes, des garanties de sécurité pour ceux qui retournent dans leurs lieux d’origine. En général, le processus est long : les responsables, qui vivent dans la clandestinité, sont souvent difficiles à trouver et ne se soucient que peu des problèmes humanitaires. Ensuite, leurs promesses ne sont pas toujours sérieuses et sont accueillies avec méfiance par les personnes déplacées. Pour pouvoir intervenir comme médiateur et être pris au sérieux, les délégués doivent bien connaître les raisons sociales qui sous-tendent le conflit, être persévérants et posséder un véritable flair diplomatique. Mais l’essentiel est de gagner la confiance des différentes parties et de faire un abondant travail d’information, pour faire comprendre ce qu’est le CICR, ce qu’il veut.

À Bajo Grande, village de la côte atlantique, une année entière s’est écoulée entre la fuite de la population et son retour. À l’issue d’un processus caractérisé par de nombreux revers, le CICR a enfin pu obtenir que les adversaires — la guérilla et les groupes paramilitaires — s’engagent à respecter certaines règles et renoncent à l’avenir à mener des actions militaires à proximité du village. Le curé et le personero [3 ] de la commune ont joué un rôle décisif pour le retour de la population. Encouragés par l’action du CICR, ils ont osé briser le silence peureux des autorités locales et mobiliser le soutien public pour ceux qui souhaitaient rentrer. L’engagement concret de l’État, sous la forme d’une aide à la reconstruction, les garanties de sécurité fournies par les parties et la présence permanente du CICR dans la région ont créé un climat de confiance qui a permis le retour de 150 familles dans leur village. Le cas de Bajo Grande montre de manière exemplaire qu’une action du CICR ne porte ses fruits que si les délégués peuvent s’appuyer sur des « alliés » du pays. Il est donc essentiel que le travail du CICR soit fortement lié aux institutions de la société civile. La Croix-Rouge nationale fait également partie de celles-ci. Les délégués travaillent en étroite collaboration avec elle dans le domaine de l’aide humanitaire aux personnes déplacées.

2. Menaces et enlèvement de civils. La délégation reçoit chaque année plusieurs milliers de visites et d’appels de personnes qui déclarent avoir fait l’objet de menaces de la part d’une partie au conflit, ou même qu’un membre de leur famille a été enlevé. Comme il n’est pas toujours facile de déterminer quels sont les auteurs de tels actes, le délégué doit chercher à établir un dialogue avec les parties au conflit, afin d’élucider les faits, d’obtenir des garanties de sécurité et de protester en cas de violation du droit. Il est rare que les résultats soient spectaculaires. Toutefois, le fait qu’il soit en contact avectoutes les parties permet au CICR d’exercer malgré tout un effet modérateur : il fait prendre conscience aux organisations des abus dont elles sont responsables, leur expose le point de vue des victimes et les amène à faire quelques concessions sur le plan humanitaire. Mais le plus souvent, l’autorisation de visiter une personne enlevée, la libération d’un détenu, la communication d’un renseignement sur l’endroit où se trouvent les personnes disparues ou la restitution de la dépouille mortelle des victimes doivent être compris comme une manifestation de bonne volonté à l’égard du CICR plutôt qu’une démarche consciente allant dans le sens d’un respect des obligations humanitaires. De tels gestes peuvent cependant être d’une importance vitale pour les victimes.

Lorsque des civils sont enlevés, le CICR intervient pour que les ravisseurs respectent au moins quelques droits fondamentaux de ces personnes : sécurité personnelle, traitement humain, soins médicaux, échange de lettres avec leur famille. Quand les conditions le permettent, les délégués s’entretiennent sans témoin avec la personne enlevée. La visite d’un délégué du CICR lui apporte essentiellement un soutien psychologique, car elle lui donne la possibilité de parler librement à quelqu’un de l’extérieur. Cette personne peut en outre recevoir des messages Croix-Rouge de sa famille ou lui en envoyer. Parfois, le délégué joue un rôle dans la libération, en escortant la personne enlevée hors de la zone dangereuse et en la reconduisant saine et sauve chez elle. Il importe de souligner que le CICR ne s’engage dans aucune négociation avec les auteurs des enlèvements. L’institution ne saurait devenir complice d’actes contraires au droit international.

3. Troubles dans les prisons. En Colombie, les délégués visitent les prisons depuis 1969 et tentent d’obtenir une amélioration des conditions de détention. Les personnes qui ont été incarcérées en relation avec des événements politiques sont enregistrées, pour leur sécurité, et le CICR suit leur parcours personnel. Grâce à la visite au moins semestrielle de toutes les prisons régionales et nationales, le CICR connaît très bien la situation qui y règne. Ses connaissances et son expérience sont particulièrement importantes lorsque des tensions surgissent dans une prison, chose fréquente en Colombie. Dans de tels cas, des délégués sont souvent appelés, pour servir de médiateurs. La plupart du temps, leur présence est demandée par les deux parties : par les détenus, qui voient dans le CICR la garantie que le conflit sera résolu sans violence ; et par les autorités, qui espèrent que la présence des délégués de la Croix-Rouge permettra d’aboutir à une normalisation de la situation dans un proche avenir. En arrivant rapidement sur les lieux, les délégués peuvent effectivement éviter parfois que les choses ne s’enveniment et contribuer, par leurs bons offices, à ce que le problème soit résolu de manière pacifique, par la négociation.

Dans quels circonstances la médiation a-t-elle des chances d’aboutir dans des affaires humanitaires ? Tirons quelques enseignements :

1. Pour qu’une médiation du CICR ait des chances de réussir, elle doit porter sur des phénomènes limités dans le temps et dans l’espace, et se dérouler avec des acteurs bien définis. Si le conflit dépend de jeux de pouvoir suprarégionaux, s’il s’agit d’une crisedurable ou s’il n’est pas possible d’identifier clairement les responsables, la tâche du médiateur est extrêmement difficile.

2. Le facteur temps est déterminant pour la réussite d’une action de médiation. Si le CICR est sur les lieux immédiatement après le déclenchement d’une crise, ses chances d’influencer la situation seront beaucoup plus grandes que s’il n’intervient que plus tard dans le processus. Au début, il est plus facile de gagner la confiance des parties et de fixer d’emblée quelques « règles du jeu » importantes. Pour prendre l’exemple de la libération des soldats, le succès du CICR a été l’aboutissement d’un processus de négociation de neuf mois et demi, auquel la délégation a pris par t dès les premières heures.

3. La médiation exige de la persévérance et une bonne connaissance de la situation. Elle demande aussi une bonne dose de pragmatisme et de souplesse. Lorsqu’ils interviennent en tant que médiateurs dans un conflit, les délégués du CICR quittent les hautes sphères « aseptisées » des traités et des théories et deviennent eux-mêmes partie prenante du scénario de crise, même s’ils restent indépendants et neutres. Enfin, pour parvenir à un consensus dans une situation souvent tendue et qui évolue rapidement, le meilleur conseiller est souvent le simple bon sens.

4. Le CICR ne peut que rarement résoudre seul des problèmes humanitaires. Il n’est toujours qu’un acteur parmi beaucoup d’autres, une pièce d’un puzzle complexe, composé de diverses figures principales et secondaires. En plus des parties au conflit, ce puzzle se compose également des autorités (civiles), de l’Église, des institutions privées de toutes sortes, des médias — en bref : de la société civile. Sans son appui, les possibilités du CICR sont limitées. Cet appui, il l’obtient surtout par le dialogue systématique et un travail d’information. Celui-ci tient compte aussi des ébauches de discussions critiques dans l’opinion publique et tente, dans la mesure du possible, de les préserver et de les encourager. Gabriel Garciá Márquez a lui aussi fait remarquer l’importance cruciale de l’éducation et du travail d’information en Colombie, lorsqu’il dit : « La historia de Colombia es una sucesión de episodios violentos. La violencia en Colombia es tan antigua y tan profunda que sólo cambiando nuestros métodos de educación por completo podremos llegar a algo, porque sólo por métodos de justicia y recursos administrativos nunca llegaremos a eso. »  

     

5. La médiation est un processus lent et complexe, qui représente un défi p our les délégués du CICR qui ont tendance à agir de leur propre chef et à toute vitesse. La collaboration avec les instit utions colombiennes n’est souvent pas facile, en raison des différences dans les moyens, les méthodes et les motivations de travail, et demande beaucoup de temps et d’énergie. Pourtant, l’action du CICR gagne en profondeur lorsque les autorités civiles et les institutions privées peuvent être associées à la résolution de problèmes humanitaires. Les projets communs de la délégation du CICR et de la Croix-Rouge colombienne dans le domaine de la diffusion du droit international humanitaire et de l’aide aux personnes déplacées par la violence sont des exemples d’une telle coopération.

  Le CICR peut-il « humaniser » les conséquences d’un conflit ?  

Enfin, il convient de se demander si les succès ponctuels remportés par le CICR dans son action humanitaire sur le plan régional ont une incidence positive sur l’évolution du conflit en Colombie. La présence du CICR peut-elle rendre la guerre un peu moins horrible ?

À première vue, on est tenté de répondre par la négative. Le conflit politique s’est considérablement étendu ces dernières années, et avec lui, les violations du droit international humanitaire ; le nombre des civils tués ou déplacés a augmenté. Les progrès humanitaires sont rendus difficiles par la progression du processus d’érosion auquel la guerre civile en Colombie est soumise. Les frontières entre conflit politique et criminalité de droit commun sont floues. La guerre a depuis longtemps acquis une dynamique propre, qui rend un contrôle politique plus difficile. Pour de nombreux jeunes sans travail, elle est devenue un moyen alternatif de gagner sa vie.

L’action du CICR se heurte, dans la pratique, à de multiples obstacles, qui entravent l’avancée du progrès humanitaire. Mais, par des années de trava il acharné et par sa présence dans les principales régions du conflit, le CICR a néanmoins réussi à donner une impulsion au pays dans certains domaines. Nous en évoquerons trois :

     

  1. Levée du tabou qui interdisait toute discussion sur les droits de l’homme et le droit international humanitaire. Il y a quelques années encore, le simple fait de parler des droits de l’homme était dangereux en Colombie. Le droit international humanitaire respirait la subversion et était pratiquement passé sous silence par les dirigeants militaires et politiques. Grâce à un travail d’information systématique, les délégués du CICR ont contribué à faire disparaître ce préjugé. Aujourd’hui, le discours public sur le droit international humanitaire est plus libre et suscite un vif intérêt dans toutes les classes sociales. La ratification du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève par la Colombie, en août 1995, est révélatrice de ce dégel. Par ailleurs, des dispositions du droit international humanitaire sont de plus en plus incorporées aux instructions internes à l’intention des membres de groupes armés. Toutefois, il convient de reconnaître que dans la pratique, si les parties invoquent souvent les droits que leur confère le droit international à l’égard des autres parties, elles reconnaissent rarement les obligations qui en découlent pour elles-mêmes.

  2. Renforcement de la société civile. C’est justement dans les régions isolées, qui sont quasiment livrées sans aucune protection aux groupes armés que le CICR est devenu un soutien moral important pour la population civile. Il n’a pas besoin alors de chercher à jouer le rôle de médiateur ou de faire des grands discours sur le droit international humanitaire. Le simple fait d’écouter vraiment les gens et de s’efforcer de comprendre r éellement les problèmes d’une région est souvent déjà un baume sur des plaies encore ouvertes, et donne aux victimes le sentiment qu’elles ne sont pas complètement oubliéesdu reste du monde. Les délégués ne peuvent que dans une très faible mesure satisfaire eux-mêmes les besoins matériels des victimes du conflit. Cependant, les multiples contacts qu’ils ont leur permettent de réduire, en partie du moins, la distance qui sépare les victimes des institutions nationales. Et lorsque la délégation réussit à mobiliser des moyens publics pour les victimes et à faire participer l’État à l’action humanitaire, le CICR ne lutte pas seulement contre les symptômes du conflit, mais contribue à renforcer la société civile.

La violencia qui dure depuis des décennies a fortement entravé le développement de la société civile. Tant les groupes armés illégaux que l’armée doivent constamment prouver leur légitimité dans un combat que la plupart des Colombiens considèrent comme absurde. À cette fin, la ligne de démarcation entre la population civile et les forces armées est délibérément effacée. Des civils sont stigmatisés en tant qu’ennemis, inscrits sur des listes et tués. Dans de telles circonstances, on comprend que la population ait peur de protester contre les actes de violence, de signaler les injustices sociales et de prendre fait et cause pour les victimes de la violence. Par leur présence régulière dans les zones de conflit, les délégués du CICR aident la population à surmonter ce traumatisme de la peur, souvent exagéré. Leur immunité, qui est respectée par toutes les parties, leur permet de condamner les actes de violence commis contre des civils, et leur présence sert dans bien des cas de bouclier. Représentants des autorités, personeros , groupes de défense des droits de l’homme et médias se sentent encouragés par la présence des délégués et brisent la loi du silence, prennent des initiatives, organisen t des séminaires ou s’occupent du sort des personnes déplacées.

3. Contribution à l’émergence d’une culture du consensus. Le CICR est parvenu à résoudre de nombreux problèmes humanitaires, en intervenant comme intermédiaire neutre. Les cas où il a réussi à détendre la situation (comme celui de la libération des 70 soldats), de l’apaisement des troubles dans les prisons par la négociation ou de la réinstallation des personnes déplacées servent d’exemples. Ils sont débattus dans la rue, commentés par les médias et n’en finissent pas de susciter des discussions sur la guerre et l’éventualité de la paix. C’est ainsi que quelques jours après le transfert des soldats, le gouvernement colombien a annoncé une nouvelle initiative de paix, nommé un chargé d’affaires spécial pour sonder l’opposition armée et donné son feu vert à la tenue de forums régionaux sur la paix et à des accords partiels régionaux visant à « humaniser » la guerre. Par son action de médiateur, le CICR encourage des valeurs peu développées en Colombie comme la pensée consensuelle et la tolérance. Chaque résolution pacifique d’un conflit représente une victoire de la culture du consensus sur la confrontation. Et les médiations réussies montrent qu’il est possible d’échapper à la spirale de la violence.

En Colombie, le CICR se trouve face à un double défi. Il est confronté non seulement à un conflit armé, mais à une culture de la violence qui coûte chaque année plus de vingt-cinq mille vies humaines. À court terme, il n’existe aucune solution à ce conflit bientôt vieux de quarante ans, mais le CICR est prêt pour une action à long terme. C’est pourquoi il ne doit pas se contenter d’enseigner le droit international humanitaire à ceux qui portent les armes et de fournir un appui moral et matériel aux victimes de la guerre. Étant la plus grande institution internationale active en Colombie, il est égalementresponsable de la société civile. Au-delà de la gestion dans l’urgence des crises humanitaires, les délégués du CICR peuvent aussi être à l’origine d’impulsions à plus long terme, lorsque leur travail d’information touche également les décideurs de la société civile, qu’ils coordonnent leur action avec des institutions privées et nationales et osent s’interroger publiquement sur les racines sociales de la violence. Ce faisant, le CICR n’abandonne aucunement son indépendance et sa neutralité. Il met au contraire ces principes au service d’élans constructifs pour le développement de la société colombienne.

  Notes:  

Original : allemand

1. Sur le travail de diffusion en Colombie, voir Roland Bigler, « La diffusion du droit international humanitaire en Colombie », RICR , n° 826, 1997, pp. 449-460.

2. Ces chiffres sont tirés d’une étude de l’Unicef, citée dans El Tiempo , Bogotá, 14 mars 1997. Selon la même étude, 900 000 Colombiens environ ont fui la violence depuis 1985.

3. En Colombie, chaque commune possède un personero : un avocat public qui surveille l’administration, reçoit les actions civiles déposées par la population et les transmet aux autorités compétentes. C’est un personnage comparable à un ombudsman .