Livres et revues : Gustave Moynier : le bâtisseur

30-06-2001 Article, Revue internationale de la Croix-Rouge, 842, de Véronique Harouel

  Jean de Senarclens Gustave,   Moynier : le bâtisseur   , Édition Slatkine, Genève, 2000, 357 pages  

     

« Gustave Moynier s’est illustré de maintes façons, mais son plus grand titre de gloire est sans aucun doute d’avoir réalisé le projet visionnaire lancé par Henry Dunant (…), et d’avoir présidé pendant plus de quarante ans le Comité international », écrit Jean de Senarclens dans l’avant-propos de sa biographie. En effet, Henry Dunant, l’auteur génial d’Un souvenir de Solférino, livre qui se trouve à l’origine de la création de la Croix-Rouge et du droit international humanitaire, est connu de tous comme le « fondateur de la Croix-Rouge » [1 ] . Et à ce titre, il est encensé par de nombreux admirateurs qui s’attachent à faire connaître l’homme, ses écrits et activités. Paradoxalement, Gustave Moynier ne bénéficie ni de cette renommée, ni d’un tel enthousiasme. Il fallait donc « réparer cette injustice », souligne Jean de Senarclens en conclusion de sa biographie.

Sans Moynier, Dunant n’aurait probablement pas suscité la création de cette institution sui generis qu’est le Comité international de la Croix-Rouge, et si par hasard ce dernier avait été fondé, il n’aurait sans doute pas perduré. Mais sans Dunant, Moynier n’aurait pas occupé la fonction si éminente de président du CICR de 1864 à 1910. Il n’empêche que par cette biographie — rédigée grâce à « un travail de recherche considérable » de André Durand, « l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire de la Croix-Rouge et de ses fondateurs », grâce aussi à l’exploitation d’archives, de sources publiées, d’ouvrages et d’articles —, de Jean de Senarclens, docteur en droit et président d’honneur de la Société d’Utilité publique de Genève, vient à bon escient nous faire découvrir, ou redécouvrir, la personnalité et l’œuvre de ce très grand homme que fut Gustave Moynier. Si c’est naturellement à l’œuvre de la Croix-Rouge que Jean de Senarclens consacre la plus grande partie de son livre, il présente également les autres aspects de la vie du Genevois.

Gustave Moynier est issu d’une famille ayant appartenu à la noblesse française provinciale qui, pour des raisons religieuses, s’est réfugiée à Genève durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le père de Gustave Moynier est un riche horloger qui participe à la vie politique et religieuse de sa ville. André Moynier est un conservateur, membre du « Tiers parti ». Il est, en 1842, un des fondateurs de l’Union protestante genevoise avec son ami le pasteur Barthélémy Bouvier. Après avoir accompli son instruction religieuse avec ce dernier, Gustave Moynier entre, dès 1843, dans cette association qui vise à développer la foi protestante et à « lutter contre l’envahissement des catholiques ». Moynier restera très croyant et pratiquant toute sa vie ; il approuvera la création de l’Union chrétienne des jeunes gens dont Dunant est un des fondateurs. Fidèle en amitié dès ses jeunes années, sa foi ne l’empêchera pas de conserver une solide et longue amitié avec Mgr Rendu, évêque d’Annecy, qui eût aimé « ramener dans le giron de l’église romaine les « brebis égarées ».

Bachelier ès lettres à vingt ans, il suit les conseils de son père en s’inscrivant en droit. Mais il travaille sans enthousiasme. La révolution radicale d’octobre 1846 conduit sa famille à se réfugier à Paris. Gustave Moynier s’inscrit alors en première année de droit, prend goût à cette matière et obtient sa licence en 1850. Il a mené une vie agréable à Paris et y a surtout rencontré une charman te Genevoise, fille d’un banquier installé dans la capitale française et possédant, entre autres, une splendide villa à Sécheron, au bord du Lac Léman, connue aujourd’hui sous le nom de Villa Moynier. Il épouse Fanny Paccard en 1851, après avoir soutenu sa thèse et obtenu son diplôme d’avocat. Mais il se rend vite compte que le barreau ne lui convient pas. Il cherche sa véritable voie, refuse de retourner à Paris travailler avec son beau-père, en raison de son attachement pour Genève et de son « aversion » pour les « opérations financières ».

En 1851, il entre à la Société de secours qui s’occupe du patronnage des apprentis. C’est par ce biais qu’il se met en relation avec d’autres institutions charitables dont la Société d’Utilité publique. Il en devient très vite membre et la préside dès 1857. En la représentant aux différents Congrès internationaux de bienfaisance, il effectue de nombreuses rencontres, telle celle de Florence Nightingale, en 1862 à Londres.

Moynier semble avoir trouvé sa voie au sein de la Société d’Utilité publique. Mais la vivacité de sa réaction, afin « d’exploiter » les idées émises par Dunant en 1862, lui permet d’élargir son champ d’action et de s’imposer encore davantage à Genève et au niveau international. Jean de Senarclens dépeint un Moynier philanthrope, doué d’un esprit de décision doublé d’une grande « habileté manœuvrière ». C’est grâce à ces qualités qu’il a obtenu la création de la « Commission des cinq » qui, selon lui, est la « véritable fondatrice de la Croix-Rouge ».

« Moynier, le juriste, se réserve le gros des travaux de réflexion, de conception et de rédaction, laissant à Dunant les contacts promotionnels », écrit à juste titre l’auteur. Mais ces contacts ont été fondamentaux — surtout en 1863 et 1864 — pour le succès de l’œuvre entreprise. D’ailleurs, Jean de Senarclens mentionne la « prodigieuse activité » de Dunant en 1863. L’auteur met en exergue le rôle de Moynier, véritable « bâtisseur » de la Croix-Rouge. On le voit à la fois juriste, diplomate et « batailleur », comme il le reconnaît lui-même.

Jean de Senarclens retrace les grands événements qu’a connus le Comité international depuis les Conférences de 1863 et de 1864. Puis il traite de la Conférence de Paris de 1867, où la composition du Comité international fut remise en question. Il évoque celle de 1884, alors que ce ne sont plus les Français, mais les Russes, qui s’attaquent au CICR (déjà, en 1874, à Bruxelles, ils avaient voulu modifier la Convention de 1864 et lui supprimer sa spécificité). L’auteur mentionne également les interventions du Comité international lors des conflits de 1864, 1866, et surtout celui de 1870, qui a entraîné la création de l’Agence de Bâle et de la Croix-Verte. C’est donc un travail énorme et fondamental que Moynier a accompli en faveur du CICR, du mouvement de la Croix-Rouge et du droit international humanitaire.

Mais Moynier n’était pas homme à se satisfaire de cette seule fonction de président du CICR, si prestigieuse fût-elle. Il défend le principe de l’indépendance des institutions privées face aux gouvernements, lors de la création de l’Institut de droit international, dont il est un des fondateurs. En 1879, il est chargé par l’Institut de rédiger un projet pour la publication d’un Manuel pratique des lois de la guerre, qui est adopté à Oxford en 1880. Toujours devant celui-ci, et dès 1878, Moynier s’inquiétait des convoitises suscitées par la démonstration de la navigabilité du fleuve Congo. Il appartenait alors, depuis 1861, à la Société de Géographie de Genève, laquelle avait créé, en 1877, le Comité national suisse pour l’exploitation et la civilisation de l’Afrique centrale. Moynier a été membre de la Société antiesclavagiste suisse et a créé, en 1879, un journal intitulé L’Afrique explorée et civilisée, qui paraîtra jusqu’en 1894. En 1868, il avait adhéré, en tant que membre fondateur, à la Ligue internationale et permanente de la Paix de Frédéric Passy. Correspondant de l’Institut de France depuis 1886, il en devient membre associé étranger en 1902.

Gustave Moynier décède en 1910 à l’âge de 84 ans, après avoir été nommé, à titre d’hommage, président du CICR à vie en 1904 et président d’honneur de la Conférence de révision de 1906. Mais dans la pratique, il avait renoncé, dès 1904, à la direction effective de l’institution qu’il incarnait et qu’il avait inlassablement construite depuis près d’un demi-siècle.

  Véronique Harouel  

Docteur en droit

Maître de conférences

Université de Paris VIII

  Note  

1. Gustave Moynier a écrit en 1903 que Dunant avait « imaginé la Croix-Rouge », mentionne Jean de Senarclens.